L’entreprenariat, la tête dans les nuages

Dossier : Premier PasMagazine N°697 Septembre 2014
Par Michael De LAGARDE (00)

À la sor­tie de l’École, j’étais avide d’action et de ren­contres, ani­mé d’une « envie de décou­vrir le monde ». Le monde du pétrole, que j’avais décou­vert lors d’un stage en Argen­tine durant mes études, m’était appa­ru comme le moyen de vivre une vie d’aventure au sens moderne.

Je me suis donc enrô­lé chez Schlum­ber­ger comme « ingé­nieur ter­rain », où j’ai pas­sé les trois pre­mières années de ma carrière.

REPÈRES

Les dix dernières années ont vu l’avènement d’un « hyperaccès » à des bases de connaissances immenses. Les progrès récents de l’électronique grand public permettent de disposer à bas coût de grandes puissances de calcul dans des systèmes embarqués. En arpentant l’univers réel et en mettant à disposition leurs mesures, les drones et les robots au sens large auront une influence sur ces bases de connaissances, qui, grâce à eux, deviendront moins statiques, plus évolutives, plus en adéquation immédiate avec la réalité.
Quelles seront les conséquences ? Internet et les objets connectés ont déplacé nos facultés cognitives de « savoir » à « savoir accéder » et traiter en masse l’information. Il y a fort à parier que demain les robots auront une influence forte sur notre mobilité, nos modes de vie, etc. Sans être obnubilé par ces préoccupations et ces prédictions, l’idée de faire partie à son modeste niveau d’un domaine scientifique qui a le potentiel de modifier en profondeur la société est grisant.

Aventures industrielles

Comme je l’avais ima­gi­né, cette expé­rience fut pas­sion­nante. Le tra­vail était intense, tré­pi­dant. Il s’agissait de chan­tiers colos­saux où l’on tra­vaille 24 heures sur 24, livrant une véri­table bataille contre les élé­ments. Tra­vailler en opé­ra­tions est à mon sens extrê­me­ment gratifiant.

Les cycles des pro­jets sont courts, et l’on voit immé­dia­te­ment les résul­tats de son tra­vail, bon ou mau­vais. On est rapi­de­ment ame­né à assu­mer beau­coup de res­pon­sa­bi­li­tés. Cela force à déve­lop­per un sang-froid et une connais­sance de soi utile pour la suite.

J’ai exer­cé ce métier dans dif­fé­rents lieux, pour dif­fé­rentes com­pa­gnies, me fami­lia­ri­sant avec les contraintes opé­ra­tion­nelles et les exi­gences de ce corps de métier.

Au bout d’un temps sur le ter­rain se pose la ques­tion du retour. Il faut quand même l’avouer, cette vie se carac­té­rise par un cer­tain incon­fort et demande quelques sacrifices.

Une fois de retour à Paris, les opé­ra­tions pétro­lières à dis­tance n’avaient plus le même charme. Nous étions réduits au « pétrole de salon », comme le disaient avec humour mes col­lègues depuis plus long­temps que moi à Paris.

Monter une entreprise

C’était l’occasion rêvée de mon­ter une entre­prise. Cette idée m’avait tou­jours trot­té dans la tête. L’aéronautique était une de mes pas­sions, et l’idée de faire réa­li­ser de nom­breuses tâches indus­trielles par des petits aéro­nefs auto­nomes sem­blait natu­relle bien qu’en som­meil depuis plu­sieurs années, blo­quée par des bar­rières tech­no­lo­giques et éco­no­miques jusqu’alors infranchissables.

“ Voir immédiatement le résultat de son travail ”

À ce moment-là, la conjonc­ture tech­ni­co­éco­no­mique était dans une dyna­mique par­ti­cu­liè­re­ment favo­rable. Le besoin de moyens de sur­veillance aérienne sur sites pétro­liers était peu ou mal adres­sé par les moyens tra­di­tion­nels. C’est ce que j’avais consta­té sur le terrain.

Les pro­grès récents de l’électronique grand public per­met­taient de dis­po­ser à bas coût de grandes puis­sances de cal­cul dans des sys­tèmes embar­qués ; des sys­tèmes que l’on pou­vait désor­mais rendre « intelligents ».

Enfin, la régle­men­ta­tion aérienne, jusqu’alors très défa­vo­rable à l’insertion de drones aériens auto­ma­ti­sés dans l’espace aérien, était sur le point de s’ouvrir.

C’est sur cette ana­lyse, à la fois ration­nelle et ris­quée, que nous avons créé la socié­té Delair-Tech.

Le folklore des débuts

Tout a com­men­cé dans un garage, comme pour toute start-up qui se res­pecte. Il s’agissait dans un pre­mier temps de mon­ter le pro­jet, de le rendre pré­sen­table, de com­men­cer à convaincre les autres, et aus­si moi-même.

Rapi­de­ment et natu­rel­le­ment, l’équipe des asso­ciés fon­da­teurs s’est consti­tuée autour du pro­jet qui pre­nait de l’ampleur.

Un drone est tour à tour un rêve et un cau­che­mar d’ingénieur.

UNE FINE ÉQUIPE

Nous étions quatre associés dans la trentaine, avec chacun son expérience propre, et en commun le sentiment d’être à un tournant de notre carrière : Bastien Mancini (2000), ingénieur au CNES ; Benjamin Benharrosh (2000), issu d’un cabinet ministériel ; Benjamin Michel (ingénieur des Mines 2003), rencontré sur les champs pétroliers, et moi-même.
Tous les quatre souhaitions nous engager dans un projet plus personnel, moins désincarné que ceux que nous avions pu réaliser jusqu’alors. Cette équipe fut le noyau dur sans lequel rien n’aurait été possible. Avec l’aide de nos proches et 120 000 euros en poche, nous avons créé la société à Toulouse au mois de mars 2011.

Un rêve d’ingénieur

Les débuts de la socié­té, à quatre ingé­nieurs, furent très riches. Nous avions un objec­tif : pro­po­ser le pre­mier drone capable de pho­to­gra­phier une infra­struc­ture sur 100 km en auto­no­mie inté­grale, et cela pour un prix abor­dable par des acteurs industriels.

Un drone est tour à tour un rêve et un cau­che­mar d’ingénieur. Se côtoie dans un très petit espace une mul­ti­tude de sujets tech­niques dif­fé­rents : auto­ma­tique, élec­tro­nique, optique, radio-télé­com­mu­ni­ca­tions, infor­ma­tique, etc.

“ Une forte conviction, un peu d’insouciance et un soupçon d’arrogance ”

Nous avons dû nous appro­prier les com­pé­tences man­quantes, ou bien peu à peu étof­fer l’équipe pour pou­voir en disposer.

Par­tis de la feuille blanche, nous avons bâti tour à tour le module de pilo­tage auto­ma­tique de l’appareil, la cel­lule, la carte d’acquisition d’images ain­si que la sta­tion sol com­pre­nant le logi­ciel de pilo­tage et les antennes de télécommunications.

Au départ, quand nous pré­sen­tions notre pro­jet, nos inter­lo­cu­teurs le trou­vaient beau­coup trop ambi­tieux et essayaient de nous cana­li­ser sur quelques com­pé­tences clés du sys­tème à déve­lop­per. Une forte convic­tion, un peu d’insouciance et un soup­çon d’arrogance nous ont pous­sés à per­sé­vé­rer dans notre approche.

Un pari technique

Nous avons été agréa­ble­ment sur­pris par le nombre d’outils mis à dis­po­si­tion par les pou­voirs publics pour aider les entre­prises innovantes.

En sep­tembre 2012, notre drone était le pre­mier au monde à être cer­ti­fié par une auto­ri­té de régu­la­tion de l’espace aérien civil (la DGAC) pour voler sans contact visuel avec le sol et, dès lors, pou­voir sur­vo­ler des infra­struc­tures sur des dis­tances de l’ordre de 100 km. Notre pari tech­nique était réus­si et il fal­lait désor­mais par­tir à la conquête de nos marchés.

Nous devions prou­ver à nos clients l’intérêt opé­ra­tion­nel de nos solu­tions. Nous avons mené dans ce mar­ché embryon­naire une démarche édu­ca­tive qui a contri­bué à notre propre essor, ain­si qu’à celui de toute la filière drone en France.

Drone en vol
Le drone aérien est une stra­té­gie gagnante dans l’industrie.

DE LA SURVEILLANCE À L’AGRICULTURE

De nombreuses missions expérimentales ont été lancées en 2012 et 2013. Il s’agissait de surveiller des lignes électriques, des gazoducs, des pipelines, des voies ferrées ou encore de relever des compteurs d’eau à distance.
Notre cœur de métier historique était la surveillance industrielle, mais, rapidement, nous avons compris que nos technologies permettaient l’avènement d’une agriculture de précision en donnant aux exploitants les données nécessaires à une meilleure gestion de leurs cultures.

Lever des fonds

Vint ensuite la phase de levée de fonds, indis­pen­sable à toute start-up sou­hai­tant entrer en phase d’industrialisation.

Nous avons com­men­cé par abor­der les « capi­taux- ris­queurs » dès juin 2012. Nous avons dans l’ensemble été sur­pris par leur atti­tude fri­leuse, com­pas­sée, atten­tiste. Il sem­blait que notre pro­jet sor­tait lar­ge­ment de la grille de lec­ture d’une start-up du Web, leur fonds de com­merce usuel.

Ce fut un mara­thon, un inves­tis­se­ment énorme en temps et une pre­mière décep­tion, d’autant plus que nous obser­vions, impuis­sants, nos homo­logues amé­ri­cains lever des dizaines de mil­lions de dol­lars auprès de leurs propres ven­ture capitalists.

“ En France : des capitaux-risqueurs frileux, compassés et attentistes ”

À force de per­sé­vé­rance, nous avons fini par ren­con­trer des inves­tis­seurs qui sou­hai­taient être plus que de simples finan­ciers. Ils nous appa­raissent aujourd’hui comme de véri­tables par­te­naires indus­triels, tous les deux impli­qués dans l’essor du mar­ché du drone.

Chez Andro­mède, nous avons trou­vé un appui de long terme ayant la volon­té de favo­ri­ser l’émergence d’une nou­velle industrie.

Chez Par­rot, nous avons trou­vé un indus­triel déjà pré­sent sur le seg­ment des drones, ayant une véri­table vision sur ce mar­ché et convain­cu de l’intérêt de notre pro­duit pour la dif­fu­sion de ces technologies.

Des défis d’ordre réglementaire

Le drone aérien est une stra­té­gie gagnante dans l’industrie. Son uti­li­sa­tion géné­ra­li­sée, la mul­ti­tude d’applications qu’il rend pos­sibles, ain­si que les éco­no­mies qu’il per­met­tra de réa­li­ser ne font même plus débat.

Drone pour les exploitants agricoles
Four­nir aux exploi­tants agri­coles les don­nées néces­saires à une meilleure ges­tion des cultures. 

Les défis sont régle­men­taires. Le gou­lot d’étranglement est la mise en place des moda­li­tés de l’insertion dans l’espace aérien de ces petites machines par les auto­ri­tés de régu­la­tion du tra­fic aérien, tout en res­pec­tant la sécu­ri­té du per­son­nel au sol, ain­si que sa vie pri­vée. Aujourd’hui, la France, avec la DGAC, est le pays le plus en avance du monde en la matière.

Mal­gré quelques pion­niers, les grands groupes fran­çais sont dans l’ensemble encore un peu fri­leux. Ils se contentent aujourd’hui de coups média­tiques et d’essais à petite échelle.

De fait, nous tra­vaillons aujourd’hui majo­ri­tai­re­ment à l’étranger, avec des acteurs qui, mal­gré les dif­fi­cul­tés régle­men­taires régio­nales, se rendent compte du poten­tiel de cet outil et sou­haitent pré­pa­rer sa mise en œuvre à grande échelle dès maintenant.

Une démarche entrepreneuriale

“ Un parcours d’entrepreneur présente un risque certain ”

Depuis quinze ans, la men­ta­li­té de l’École semble avoir énor­mé­ment pro­gres­sé. Il faut saluer aujourd’hui l’engagement de l’X vers l’entreprenariat, qu’elle pro­meut notam­ment à tra­vers la Fon­da­tion. Nous avons reçu en 2013 le prix Pierre-Faurre pour notre ini­tia­tive, ce qui nous a énor­mé­ment tou­chés en plus d’être le signe concret de ce regard nou­veau, por­té vers l’entreprise.

CENT SYSTÈMES PAR AN

Aujourd’hui, Delair-Tech compte 26 employés, vient de lever 3 millions d’euros et a donc les moyens de ses ambitions. Nos deux premières décisions furent la création d’une ligne de production de 100 systèmes par an à Toulouse et la mise en place d’une force d’action commerciale destinée à promouvoir nos produits dans le monde entier.

Un par­cours d’entrepreneur pré­sente un cer­tain risque, notam­ment celui de ne pas abou­tir dans un pro­jet qui, par essence, est sou­vent ambi­tieux et risqué.

Pour les jeunes X, avec leur diplôme en main, et leur valeur sur le mar­ché du tra­vail, ce risque est à mini­mi­ser. En effet, il suf­fi­ra, le temps venu, de retrou­ver un tra­vail sala­rié. Une telle expé­rience devrait du reste être consi­dé­rée par les grands groupes comme un accé­lé­ra­teur de matu­ri­té excep­tion­nel. Je suis per­sua­dé que la car­rière de nos jeunes cama­rades aura un carac­tère un peu plus vola­til qu’elle ne l’était par le pas­sé. Il est impor­tant, si on le sou­haite, d’exercer son talent à dif­fé­rents sujets au cours d’une vie, notam­ment si cela per­met de l’exercer avec passion.

Poster un commentaire