L’entre-deux de l’intensification

Dossier : Le Grand Paris : Les territoires, espaces d‘anticipationMagazine N°676 Juin/Juillet 2012
Par Nathalie ROSEAU (87)

La consul­ta­tion inter­na­tio­nale du Grand Paris a pro­duit dif­fé­rentes visions du phé­no­mène métro­po­li­tain qui ont sou­le­vé la ques­tion des contours et des hori­zons pos­sibles de la notion de dura­bi­li­té à l’échelle des grands ensembles métro­po­li­tains. Dans ce débat, une ques­tion cen­trale est appa­rue, celle des confi­gu­ra­tions spa­tiales. Elle s’est tra­duite d’abord dans les mots aux­quels ont eu recours les concep­teurs pour carac­té­ri­ser les struc­tures obser­vées : archi­pel, ville dif­fuse, intense, mul­ti­po­laire. Ces termes avaient une fonc­tion per­for­ma­tive, d’abord parce que leur expres­sion per­met­tait un décen­tre­ment du regard, ensuite parce qu’ils struc­tu­raient les repré­sen­ta­tions projetées.

REPÈRES
Ini­tiée en 2007, la consul­ta­tion inter­na­tio­nale du Grand Paris a consti­tué un moment inédit d’élargissement de la réflexion urbaine aux enjeux et aux échelles de ces ensembles en for­ma­tion ou en recon­fi­gu­ra­tion que sont les grandes métro­poles contem­po­raines. Acti­ve­ment sol­li­ci­tés, les pra­ti­ciens de l’espace et du construit que sont les archi­tectes, urba­nistes et pay­sa­gistes se sont confron­tés à des ques­tion­ne­ments que leur pra­tique régu­lière du pro­jet sou­le­vait. Pour autant, ces ques­tion­ne­ments n’ont pas été plei­ne­ment explo­rés, du fait de péri­mètres et de pro­grammes plus restreints.

Ville intense et ville diffuse

Deux visions en par­ti­cu­lier ont pola­ri­sé les débats : la ville intense et la ville diffuse.

L’intensification des pôles peut contri­buer à mar­gi­na­li­ser leurs franges

Loin d’être anti­no­miques, elles sont le fruit de pro­ces­sus conjoints, à l’oeuvre dans la plu­part des grandes villes : d’une part, l’intensification des fonc­tions urbaines autour de grands hubs, clus­ters, centres urbains ; d’autre part, la dif­fu­sion du conti­nuum urbain, sou­vent sur plus d’une cen­taine de kilo­mètres. Les deux phé­no­mènes sont inti­me­ment cor­ré­lés, l’hyperconcentration des fonc­tions dites supé­rieures s’accompagnant de la délo­ca­li­sa­tion des fonc­tions sup­port et de pro­duc­tion, l’intensification des centres urbains (grâce à une offre de trans­ports abon­dante et per­for­mante) sus­ci­tant le déploie­ment de la péri­ur­ba­ni­sa­tion (grâce aux pos­si­bi­li­tés offertes par les mêmes réseaux de trans­port). Pour peu que l’on veuille bien pen­ser de concert, et sans oppo­si­tion, l’intensification et la dif­fu­sion urbaines, l’impératif de la dura­bi­li­té et ses concepts fon­da­men­taux trouvent ici un nou­vel écho.

La durabilité à grande échelle

Si la notion d’autosuffisance revêt un carac­tère sti­mu­lant, car elle entend rompre avec les logiques de dépen­dance entre ser­vant et ser­vi, elle doit en même temps être pen­sée à plu­sieurs échelles et selon des enjeux croi­sés. À défaut, elle ver­se­rait, par excès de loca­lisme, dans l’écueil du pro­tec­tion­nisme. Cette accep­tion élar­gie ne se limite pas aux ques­tions ali­men­taires ou éner­gé­tiques, mais doit cou­vrir l’ensemble des sec­teurs poten­tiel­le­ment créa­teurs de valeur ajou­tée. On pour­rait ain­si évi­ter les délo­ca­li­sa­tions en exa­mi­nant atten­ti­ve­ment les res­sources et les pos­si­bi­li­tés de diver­si­fi­ca­tion de l’activité éco­no­mique au sein d’ensembles mégarégionaux.

Des phé­no­mènes de dualisation
S’ils ne sont pas pen­sés de concert, les pro­ces­sus d’intensification et de dif­fu­sion peuvent induire des phé­no­mènes de dua­li­sa­tion qui ne se limitent pas à de purs contrastes de formes urbaines ou spa­tiales. L’intensification des pôles peut contri­buer à mar­gi­na­li­ser leurs franges, l’aspiration des poten­tiels peut entraî­ner ailleurs des phé­no­mènes de dépres­sion. Sas­kia Sas­sen carac­té­rise avec une for­mule lapi­daire – les « déci­deurs sans fron­tières » côtoient les « tra­vailleurs sans papiers » – cette « cité » duale, dont les réus­sites peuvent mas­quer les revers.

Autre notion de la ville durable, celle de l’équité, cru­ciale dans un monde urbain où l’opposition des gagnants et des per­dants de la mon­dia­li­sa­tion ren­voie sou­vent un écho dra­ma­tique. Cet objec­tif exige que la métro­pole, vue comme poten­tiel, soit acces­sible à tous, rési­dant en ville dense ou sub­ur­baine, en quar­tier cen­tral ou en lotis­se­ment péri­phé­rique, en centre hup­pé ou en quar­tier pauvre. Les villes-centres résistent pour beau­coup au vote Front natio­nal, tan­dis que les marges « hypo-urbaines », rurales ou péri­ur­baines, y sont plus récep­tives. Seraitce parce qu’elles souffrent d’une forme de dépres­sion urbaine carac­té­ri­sée en pre­mier lieu par une absence de ser­vices et de liens sociaux, en un mot d’urbanité ?

Penser aux franges

La dura­bi­li­té de la métro­pole sup­pose que soient inves­ties les ques­tions des péri­mètres et des franges

Si la métro­pole est à l’origine de forts dés­équi­libres sociaux et ter­ri­to­riaux, elle peut aus­si four­nir les clés de nou­velles formes d’équité qui pro­fitent à tous. À l’épreuve de son inten­si­fi­ca­tion, sa dura­bi­li­té sup­pose que soient inves­tis deux enjeux majeurs : d’abord celui des péri­mètres de com­pré­hen­sion des phé­no­mènes et de leur gou­ver­nance, qui doivent être suf­fi­sam­ment larges et per­méables pour favo­ri­ser la diver­si­fi­ca­tion et les pos­si­bi­li­tés de déploie­ment, et ce fai­sant trai­ter effi­ca­ce­ment de la ques­tion de la redis­tri­bu­tion. Le deuxième enjeu est celui des franges, ces lieux qui séparent les quar­tiers, l’urbain du sub­ur­bain, le flux de cir­cu­la­tion du construit, la ville de la nature. Puisque le centre et la péri­phé­rie ne peuvent exis­ter l’un sans l’autre, ces ter­ri­toires doivent être pen­sés comme lieux en soi, alors que, trop sou­vent, ils sont consi­dé­rés comme une forme de néga­tif ou d’extériorité de la ville.

Faire émerger des projets métropolitains

De la vision au pro­jet, l’on voit com­bien les lec­tures contras­tées du sub­strat métro­po­li­tain peuvent engen­drer des orien­ta­tions dif­fé­rentes dans la spa­tia­li­sa­tion et la for­ma­li­sa­tion des projets.

La jus­tice spatiale
La notion d’équité urbaine, enten­due au sens de jus­tice spa­tiale, noue des liens étroits avec la dimen­sion ter­ri­to­riale. Elle sup­pose une approche ter­ri­to­ria­li­sée des inéga­li­tés face à l’accès aux ser­vices (écoles, san­té, équi­pe­ments, trans­ports…), face aux risques éga­le­ment. Elle conduit à envi­sa­ger des poli­tiques ciblées et sur­tout aspire à inté­grer par­tout et en tout lieu une plus grande diver­si­té urbaine, sociale et fonctionnelle.

L’actuel pro­jet de super­mé­tro du Grand Paris Express en est un exemple. Fruits d’une lec­ture poly­cen­trique de la région capi­tale, misant sur sa com­pé­ti­ti­vi­té, les cin­quante-sept gares qui jalon­ne­ront le nou­veau réseau sont ici conçues comme des hyper­ob­jets, lieux « catalyseurs ».

Tou­te­fois, d’autres visions peuvent se défendre. Lors de la consul­ta­tion, des pro­po­si­tions de mailles concep­tua­li­saient les flux, selon leurs vitesses, lente, moyenne, rapide, et, de là, pré­co­ni­saient un déploie­ment plus iso­trope des infra­struc­tures et de leurs points de ral­lie­ment. L’équipe alle­mande Lin pro­po­sait quant à elle le concept de micro­cen­tra­li­té, rejoi­gnant en cela l’équipe ita­lienne Stu­dio 09 dont on aurait pu extra­po­ler le concept de ville poreuse à celui de gare poreuse. De l’hypergare à la gare dif­fuse, l’une et l’autre des visions et de leurs spa­tia­li­sa­tions sont envi­sa­geables. Ce qui est cer­tain, c’est qu’elles doivent à la fois satis­faire à l’exigence d’équité urbaine, et favo­ri­ser l’intensification urbaine.

Aménager le local métropolitain

Il est un autre sujet qui mobi­lise le Grand Paris, il s’agit du rap­port entre ville et université.

Les gares, lieux « catalyseurs »
Il y a der­rière l’objet gare un ima­gi­naire puis­sant, héri­té d’une his­toire urbaine dense, et qui fait de ces lieux de pos­sibles mar­queurs d’urbanité, non seule­ment parce qu’ils cris­tal­lisent d’importantes conver­gences de flux et d’activités (même si celles-ci peuvent être ponc­tuelles et éphé­mères), mais aus­si parce que ces lieux, à la fois attrac­teurs et dif­fu­seurs, rayonnent au-delà de leur enceinte, sur leur environnement.
Ces repré­sen­ta­tions de la gare comme lieu cata­ly­seur dominent les débats, en dépit d’écarts obser­vés quant aux situa­tions contras­tées des gares péri­ur­baines d’Île-de-France.
Les modèles de la gare grand-pari­sienne du futur métro res­tent à inven­ter, comme alchi­mie d’un dis­po­si­tif cohé­rent qui l’identifiera à la fonc­tion et au sym­bole de l’échelle de la métro­pole, et de com­po­sants uniques, dont la concep­tion devra à chaque fois être atten­tive aux lieux qu’ils irrigueront.

La réor­ga­ni­sa­tion actuelle de l’appareil uni­ver­si­taire avec les logiques de regrou­pe­ment et de diver­si­fi­ca­tion, mais aus­si son néces­saire ancrage dans le milieu éco­no­mique, par­ti­cipent du repo­si­tion­ne­ment de l’université dans son ter­ri­toire métro­po­li­tain. Le rap­port ville-uni­ver­si­té offre de nom­breux sujets d’intérêt au regard de notre pro­pos. D’abord, celui d’une maille uni­ver­si­taire qui s’affranchit de l’atomisation et de la frag­men­ta­tion des pou­voirs qui gou­vernent le ter­ri­toire sur lequel elle se déploie. Les autres métro­poles pour­raient nous apprendre beau­coup sur cette capa­ci­té qu’a l’appareil uni­ver­si­taire de se jouer des pro­blèmes épi­neux de gou­ver­nance tout en par­ti­ci­pant de façon struc­tu­rante à l’aménagement du territoire.

Le campus à la croisée des chemins

Ensuite, il pro­duit un dis­po­si­tif spa­tial, le cam­pus, pro­jec­tion ter­ri­to­riale de l’empire uni­ver­si­taire dans la métro­pole, qui le situe à la croi­sée des che­mins entre le local et le métro­po­li­tain. Un cam­pus ne se décrète pas, nous le savons bien. Favo­ri­ser l’accueil de grandes struc­tures, équi­per le site pour l’intégrer dans un réseau glo­bal, créer les « amé­ni­tés » pour des publics très divers : tels sont quelques-uns des défis que son amé­na­ge­ment doit rele­ver. Cela sup­pose éga­le­ment d’intensifier en résor­bant la dis­per­sion, de valo­ri­ser l’espace sans consom­mer à outrance, de pen­ser de concert la diver­si­té et l’identité. Mais ce n’est pas tout, car au fil du temps appa­raissent les incer­ti­tudes, les chan­ge­ments de cap, les phases d’accélération ou celles de ralen­tis­se­ment, et notre époque est par­ti­cu­liè­re­ment mar­quée par ces fluc­tua­tions et l’inconnu rela­tif des len­de­mains. Aus­si, un tel pro­jet métro­po­li­tain doit conci­lier l’ouverture vers les futurs pos­sibles avec le temps long de sa construction.

Un horizon de pensée

Le pro­jet n’est pas une fin en soi, il s’agit d’un pro­ces­sus ité­ra­tif, adaptatif

L’histoire est un détour pré­cieux pour éclai­rer ces ques­tions déjà posées – et l’amnésie que pro­voquent trop sou­vent la glo­ba­li­sa­tion et le contem­po­rain se doit d’être soi­gnée régu­liè­re­ment par ces incur­sions dans le pas­sé. Pour Saclay, le pay­sa­giste Michel Des­vigne se réfère à la figure du sys­tème de parcs amé­ri­cains, comme char­pente de l’aménagement des ter­ri­toires, à même de récon­ci­lier la géo­gra­phie et la grande ville. Conçue par l’un des pion­niers du pay­sa­gisme amé­ri­cain, elle a déjà plus de cent cin­quante ans d’histoire, dont les cam­pus de Har­vard et du MIT à Cam­bridge consti­tuent des réa­li­sa­tions abou­ties. Croi­sant plu­sieurs niveaux spa­tiaux et pro­gram­ma­tiques, cette figure pro­jec­tuelle féconde en un même lieu le local et le métro­po­li­tain, de même qu’elle fait dia­lo­guer le hors-la-ville et la ville, le désir d’urbain et le désir de nature, la géo­gra­phie héri­tée et l’émiettement des pou­voirs. La métro­pole n’est pas seule­ment une grande échelle spa­tiale, mais un hori­zon pour pen­ser de concert des pro­ces­sus appa­rem­ment anta­go­nistes, élar­gir les fron­tières, réin­ter­ro­ger nos modes de pen­ser et d’agir. L’intensification du Grand Paris, au motif de sa com­pé­ti­ti­vi­té et de sa ratio­na­li­sa­tion, ne pour­ra se faire sans consi­dé­rer les moda­li­tés sou­te­nables de sa ter­ri­to­ria­li­sa­tion. Elle ne pour­ra se faire non plus sans pen­ser les condi­tions de l’appartenance pleine et entière de son entre-ville, qui lui est consubstantielle.

Bibliographie

■ Deyan Sud­jic, The 100 Mile City, Mari­ner Books, 1993.
■ Sas­kia Sas­sen, Entre­tien, Urba­nisme, n° 345, nov.-déc. 2005.
■ Sté­phane Füzes­sé­ry et Natha­lie Roseau, Les apo­ries de la ville durable, Dos­sier spé­cial sur La Vie des Idées, mai 2010, mai 2012.
■ Susan Fain­stein, The Just City, Cor­nell Uni­ver­si­ty Press, 2010.
■ Cathe­rine Mau­mi, Uso­nia ou le mythe de la ville-nature amé­ri­caine, Paris, Édi­tions de La Vil­lette, 2009.

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