L’éducation en charrette : enjeux et avenir

Dossier : Le BrésilMagazine N°626 Juin/Juillet 2007
Par Clarice AIELLO (01)

Dans cet article, il sera ques­tion de mettre en contexte la situa­tion édu­ca­tion­nelle actuelle au Bré­sil. On ver­ra com­ment la qua­li­té de l’é­du­ca­tion offerte par le gou­ver­ne­ment – com­plè­te­ment gra­tuite et désor­mais appe­lée publique – à dif­fé­rents niveaux (école, lycée, uni­ver­si­té) – et celle de l’é­du­ca­tion, payante, offerte par des ins­ti­tu­tions pri­vées sont à la base du mau­vais fonc­tion­ne­ment de la struc­ture édu­ca­tion­nelle bré­si­lienne telle que vécue par les milieux modestes.
Les méca­nismes poli­tiques envi­sa­gés par le gou­ver­ne­ment Lula pour redres­ser le mau­vais fonc­tion­ne­ment cité ci-des­sus seront aus­si men­tion­nés. Enfin, une ini­tia­tive d’ex­cel­lence réus­sie entre les centres aca­dé­miques publics et ceux des entre­prises sera revue.

L’éducation au Brésil mise en contexte

Le par­cours de pre­mier cycle du Bré­si­lien est com­po­sé de huit années sco­laires, obli­ga­toires de par la loi, cor­res­pon­dant à la for­ma­tion de base, plus trois ans de lycée. À la fin du lycée, et en l’ab­sence d’exa­mens natio­naux comme le bac, les élèves sont aptes à pas­ser les concours uni­ver­si­taires. Il n’y a pas de for­ma­tion cor­res­pon­dant aux classes pré­pa­ra­toires françaises.

Comme point de départ à notre ana­lyse, il est très par­lant de faire une com­pa­rai­son simple entre les cur­ri­cu­lums sco­laires et uni­ver­si­taires bré­si­liens et ceux d’autres pays. Pre­nons par exemple le moment pen­dant la for­ma­tion où les élèves sont intro­duits à des tech­niques simples de déri­va­tion et inté­gra­tion. En France et en Alle­magne, par exemple, ceci a lieu à peu près une année et demie avant le bac (âge moyen des élèves : 16 ans).

Au Bré­sil, par contre, les étu­diants prennent contact avec les tech­niques d’in­té­gra­tion et déri­va­tion, en règle géné­rale, seule­ment en pre­mière année des par­cours uni­ver­si­taires scien­ti­fiques (âge moyen : 18 ans).

Tous les ans depuis sept ans, le gou­ver­ne­ment pro­meut une épreuve natio­nale géné­rale d’é­va­lua­tion du cur­sus lycéen (Exame Nacio­nal do Ensi­no Médio, ou ENEM). Les élèves pou­vant se pré­sen­ter à cette épreuve (de carac­tère non-obli­ga­toire mais qui, tou­te­fois, donne des diag­nos­tics de plus en plus adé­quats sur la sco­la­ri­té de pre­mier cycle au Bré­sil) sont ceux en der­nière (11e) année sco­laire. Elle est com­po­sée d’une par­tie objec­tive (63 QCM exi­geant très peu de connais­sances for­melles, telles la mémo­ri­sa­tion de for­mules) et d’une com­po­si­tion d’une page. L’ENEM de l’an­née 2006, pas­sé par plus de 2,7 mil­lions d’é­lèves, apporte dans ses résul­tats une mau­vaise sur­prise : les élèves issus des lycées publics ont une moyenne dans la par­tie objec­tive infé­rieure à 35100, tan­dis que ceux issus des lycées pri­vés ont une moyenne de 50,5÷100 – moyenne qui, en soi, d’ailleurs, n’est pas excel­lente, étant don­né le degré d’exi­gence, conçu pour ne pas être éle­vé, de l’é­preuve. De toute façon, l’exis­tence d’une dif­fé­rence impor­tante entre l’é­du­ca­tion offerte par le sys­tème de pre­mier cycle public et pri­vé (qu’on essaie­ra d’ex­pli­quer dans ce qui suit) est flagrante.

Il y a un para­doxe fon­da­men­tal dans le sys­tème édu­ca­tion­nel bré­si­lien. Depuis deux décen­nies, les écoles et les lycées publics, autre­fois lieux d’ex­cel­lence et de for­ma­tion pre­mière des élites natio­nales, ont été aban­don­nés à leur sort par le gou­ver­ne­ment. Depuis, la classe moyenne, dès qu’elle le peut, fuit la for­ma­tion offerte par de tels lycées, les­quels accueillent alors des jeunes de milieux moins favorisés.

Pen­dant la même période de temps, l’u­ni­ver­si­té publique a subi l’ex­pé­rience inverse ; cela peut en par­tie être com­pris par les « années de déve­lop­pe­ment accé­lé­ré », qui ont fait de la for­ma­tion de main-d’œuvre qua­li­fiée et de la recherche appli­quée les prio­ri­tés gou­ver­ne­men­tales. En paral­lèle, et en par­ti­cu­lier depuis les années quatre-vingt-dix, la socié­té a connu le boom de l’en­sei­gne­ment supé­rieur pri­vé qui, en gros, absorbe les élèves refu­sés dans les uni­ver­si­tés publiques. Bien que beau­coup par­mi ces éta­blis­se­ments pri­vés soient abso­lu­ment sérieux et niches d’ex­cel­lence (telle la Pon­ti­fi­cia Uni­ver­si­dade Cato­li­ca), une par­tie d’entre eux est deve­nu un mar­ché de diplômes, n’exer­çant pas, par exemple, la fonc­tion « recherche », deuxième rai­son d’être des éta­blis­se­ments de deuxième et troi­sième cycles, à notre avis.

La conclu­sion logique est triste : ceux n’ayant pas eu les moyens de payer pour une édu­ca­tion de base de qua­li­té n’ar­rivent pas à accé­der aux meilleures for­ma­tions de deuxième et troi­sième cycles, celles-ci per­ver­se­ment gra­tuites. Les poli­tiques sociales visant à redres­ser ce pro­blème seront dis­cu­tées dans la sec­tion qui suit.

Une ques­tion per­ti­nente pour les lec­teurs de La Jaune et La Rouge concerne les fonc­tions sociales et éco­no­miques aux­quelles le milieu uni­ver­si­taire bré­si­lien pré­pare ses élèves ingé­nieurs. La for­ma­tion, sou­vent plu­ri­dis­ci­pli­naire (dans les sciences et dans les cours obli­ga­toires non-scien­ti­fiques), offerte par les Grandes Écoles telles qu’on les connaît en France, n’a pas d’é­qui­valent au Bré­sil : « l’é­lite gou­ver­ne­men­tale » est issue de plu­sieurs for­ma­tions épar­pillées dont, bien évi­dem­ment, le par­cours d’ingénieur.

Les meilleurs élèves scien­ti­fiques sont, en règle géné­rale, atti­rés par les for­ma­tions en science appli­quée, ce que l’on appel­le­ra désor­mais « cur­sus d’in­gé­nieur ». La rai­son de cette pré­fé­rence est faci­le­ment détec­tée : le pays, en voie de déve­lop­pe­ment, ne peut que choi­sir d’in­ves­tir en recherche appli­quée, d’où l’in­jec­tion de grandes sommes d’argent dans les labo­ra­toires de recherche pré­sents dans les facul­tés d’in­gé­nieurs et, par consé­quent, dans les cur­sus aca­dé­miques de ce type.

L’é­lève diplô­mé du cur­sus d’in­gé­nieur est bien accueilli, comme en France, dans plu­sieurs voies pro­fes­sion­nelles, de la socié­té de conseil à la finance et à la car­rière académique.

L’éducation dans l’actualité de la politique

Le fait que le chef de l’É­tat bré­si­lien, M. Lula da Sil­va, soit d’o­ri­gine modeste et n’ait pas de diplôme uni­ver­si­taire est très par­lant dans la manière réso­lue dont il conduit son gou­ver­ne­ment, déjà au deuxième man­dat, dans le domaine des poli­tiques édu­ca­tion­nelles. Dans un pre­mier temps, au début de son pre­mier man­dat, M. Lula da Sil­va a sou­te­nu un pro­gramme ins­tau­rant des quo­tas d’é­lèves issus des milieux très modestes en école pri­maire et en lycée. Ceux-ci subissent notam­ment la plus forte désco­la­ri­sa­tion pour pro­blèmes éco­no­miques et sociaux. Ce pro­gramme, sur­nom­mé Bourse-École, attri­bue une somme men­suelle d’en­vi­ron 5 euros par enfant fré­quen­tant les cours de manière régu­lière aux familles dont le reve­nu moyen per capi­ta par mois ne dépasse pas envi­ron les 30 euros. Actuel­le­ment, plus de 5 mil­lions de familles dans l’in­té­gra­li­té du ter­ri­toire natio­nal en bénéficient.

M. da Sil­va a aus­si mon­tré de l’in­té­rêt envers le deuxième et troi­sième cycles. En 2004, une série de mesures afin d’é­lar­gir le spectre socio-éco­no­mique tou­chant à l’é­du­ca­tion uni­ver­si­taire a été mise en place. Son pro­gramme Pro-Uni dis­tri­bue des bourses de sur­vie et paye les frais de sco­la­ri­té pour 108 000 élèves issus de l’en­sei­gne­ment public ayant été admis à l’en­sei­gne­ment supé­rieur (don­nées du pre­mier semestre de 2007). Ce sys­tème a, bien sûr, des défauts : dans une par­tie impor­tante des cas, les élèves béné­fi­ciaires sont admis dans des for­ma­tions pro­fes­sion­nelles offertes par des uni­ver­si­tés pri­vées ; ain­si, à quelques excep­tions d’ex­cel­lence dans l’en­sei­gne­ment supé­rieur pri­vé près, le Pro-Uni échoue dans le sens qu’il ne change pas de manière signi­fi­ca­tive le spectre socio-éco­no­mique des jeunes accé­dant à l’u­ni­ver­si­té publique.

La manière la plus effi­cace de s’at­ta­quer à la démo­cra­ti­sa­tion de l’en­sei­gne­ment supé­rieur public, à notre avis, et au-delà de la consta­ta­tion évi­dente qu’il faut amé­lio­rer les écoles et lycées publics, est de consi­dé­rer les quo­tas sociaux dans le pro­ces­sus d’ad­mis­sion. Une expé­rience inno­va­trice a été conduite en 2005 dans la pres­ti­gieuse Uni­ver­si­dade de Cam­pi­nas, diri­gée par le gou­ver­ne­ment de l’É­tat de São Pau­lo : les élèves issus des lycées publics ont reçu des points sup­plé­men­taires dans le pro­ces­sus d’ad­mis­sion. À la fin de la pre­mière année d’é­tudes, il a été consta­té que la moyenne des 340 élèves concer­nés par le pro­gramme de quo­tas avait été supé­rieure à celle de leurs col­lègues pour 31 des 56 cours offerts par l’ins­ti­tu­tion (7,9÷10 contre 7,6÷10 en méde­cine, par exemple, tra­di­tion­nel­le­ment un cours très compétitif).

Partenariats public-privé

La recherche au Bré­sil est encore très axée sur les centres uni­ver­si­taires publics ; les grandes entre­prises bré­si­liennes, gou­ver­ne­men­tales ou pas, se tournent tra­di­tion­nel­le­ment vers les par­te­na­riats four­nis­sant la main-d’œuvre qua­li­fiée exis­tante dans les labo­ra­toires universitaires.

Un exemple réus­si est le par­te­na­riat entre Petro­bras, l’en­tre­prise pétro­lière gou­ver­ne­men­tale – qui aurait le titre d’en­tre­prise de plus grande valeur de l’A­mé­rique latine -, et le Tanque de Pro­vas, la sta­tion de modé­li­sa­tion navale de l’Esco­la Poli­téc­ni­ca, l’é­cole res­pon­sable du « cur­sus d’in­gé­nieur » de l’uni­ver­si­dade de São Pau­lo. Le Tanque de Pro­vas Numé­ri­co, avec son clus­ter de 120 micro­pro­ces­seurs, est capable de simu­ler d’in­nom­brables sys­tèmes océa­niques et de four­nir des ana­lyses hydro­dy­na­miques de manière plus directe, rapide et éco­no­mique qu’une sta­tion de modé­li­sa­tion navale avec des maquettes physiques.

La recherche conduite dans ce centre peut être direc­te­ment uti­li­sée par Petro­bras, lea­der mon­dial en exploi­ta­tion pétro­lière dans les eaux pro­fondes et ultra-pro­fondes. Comme contre­par­tie, l’U­ni­ver­si­té reçoit des finan­ce­ments pour inves­tir en maté­riel et dans la for­ma­tion de jeunes professionnels.

Poster un commentaire