Carte de la TURQUIE à partir de 1920

Le traité de Versailles et les autres traités des banlieues nous concernent-ils encore aujourd’hui ?

Dossier : Libres proposMagazine N°563 Mars 2001Par Dickran INDJOUDJIAN (41)

Pour com­prendre ce qu’ont été ces trai­tés, il faut se remé­mo­rer les évé­ne­ments d’une impor­tance énorme qui ont mar­qué l’Eu­rope dans la période com­men­çant avant la fin de la Pre­mière Guerre mon­diale et s’a­che­vant un an après le trai­té de Lau­sanne, der­nier des trai­tés annexes à celui de Ver­sailles (et le seul à n’a­voir pas été signé dans l’un des châ­teaux de la ban­lieue parisienne).

On ne sau­rait en effet se conten­ter de por­ter son regard sur l’Eu­rope à la césure qu’ont consti­tué, quelle qu’en soit l’im­por­tance, l’ar­mis­tice de novembre 1918 et la paix de Ver­sailles (trai­té du 28 juin 1919).

Après un tel sur­vol de sept ou huit années cru­ciales, nous essaie­rons de com­prendre com­ment les trai­tés ont été éla­bo­rés et d’en déga­ger les traits principaux.

Consta­tant ensuite les énormes dif­fi­cul­tés de l’ap­pli­ca­tion de l’en­semble des trai­tés, nous cher­che­rons à nous faire une opi­nion sur les trai­tés eux-mêmes et sur la conduite ulté­rieure des gouvernements.

Des atti­tudes vio­lem­ment oppo­sées se sont mani­fes­tées très vite dans les divers pays vain­queurs ou vain­cus. Nous nous arrê­te­rons à deux exemples d’at­ti­tudes extrêmes, celles expri­mées dès novembre 1919 par l’é­co­no­miste bri­tan­nique John May­nard Keynes dans son livre Les Consé­quences éco­no­miques de la paix et par l’his­to­rien fran­çais Jacques Bain­ville dans son livre au titre étran­ge­ment symé­trique, Les Consé­quences poli­tiques de la paix ; mais qu’on ne s’y trompe pas, les deux auteurs n’ont en com­mun que la condam­na­tion des traités.

Quelque opi­nion qu’on ait sur ces trai­tés, on ne peut nier qu’ils ont pesé de manière consi­dé­rable sur les évé­ne­ments majeurs de l’entre-deux-guerres et dans l’é­cla­te­ment de la Seconde Guerre mon­diale, mais aus­si dans le monde de la guerre froide et enfin dans l’ac­tuel monde postsoviétique.

Cha­cun for­mu­le­ra pour soi-même la réponse à la ques­tion que j’a­vais ten­dance à choi­sir comme titre de la pré­sente confé­rence : Ver­sailles et les trai­tés annexes sont-ils de vieilles lunes ?

Développons maintenant les quatre points de l’introduction

Jetons d’abord un regard sur les deux années encadrant la période de huit ans mentionnée

1917

  • Le grave échec mili­taire fran­çais du 16 avril et les muti­ne­ries qui en résultent dans l’ar­mée française.
  • La décla­ra­tion alle­mande de guerre sous-marine à outrance.
  • L’in­ter­ven­tion des États-Unis d’A­mé­rique dans la guerre.
  • La for­ma­tion du Spar­taks­bund en Allemagne.
  • L’ef­fon­dre­ment du front ita­lien (Capo­ret­to) et l’ac­ces­sion à la pré­si­dence d’un cabi­net d’u­nion natio­nale d’Or­lan­do, le » Cle­men­ceau italien « .
  • La révo­lu­tion d’oc­tobre à Petrograd.
  • La grave crise inté­rieure en Espagne.
  • La décla­ra­tion Bal­four1.
  • L’ins­ta­bi­li­té qui se déve­loppe dans l’Em­pire ottoman.

1924

  • Mort de Lénine.
  • Suc­cès du Car­tel des gauches en France et pre­mier gou­ver­ne­ment tra­vailliste en Grande-Bretagne.
  • Sta­bi­li­sa­tion des finances alle­mandes et adop­tion du plan Dawes.
  • Mus­ta­fa Kemal ins­taure un nou­veau régime en Turquie.
  • Pri­mo de Rive­ra, dic­ta­teur en Espagne.
  • Pro­cla­ma­tion de la Répu­blique en Grèce.
  • Prise de La Mecque par Ibn Séoud.
  • Libé­ra­tion de Gand­hi et troubles graves en Inde britannique.
  • La Mon­go­lie exté­rieure devient le pre­mier État satel­lite de l’URSS.
  • Pre­mier congrès du Kuo­min­tang en Chine.

Entre ces deux années, dont les évé­ne­ments pour­raient suf­fire à don­ner la mesure de la com­plexi­té, de la nou­veau­té et de la dif­fi­cul­té des pro­blèmes, sont à signa­ler au moins les faits suivants :

  • la dis­pa­ri­tion de quatre empires : en 1917 l’Em­pire russe, en 1918 l’Em­pire alle­mand et l’Em­pire des Habs­bourgs2, en 1919 l’Em­pire otto­man2 ;
  • l’ins­tau­ra­tion du com­mu­nisme en URSS (créée en 1922) ;
  • l’at­tri­bu­tion de Trente, du Haut-Adige et de l’Is­trie à l’Italie ;
  • la for­ma­tion par la Slo­vé­nie, la Croa­tie, la Bos­nie-Her­zé­go­vine, la Ser­bie et le Mon­té­né­gro du royaume des Serbes, des Croates et des Slo­vènes (qui se trans­forme en 1929 en royaume de Yougoslavie) ;
  • l’é­di­fi­ca­tion de la Tchécoslovaquie ;
  • l’at­tri­bu­tion de la Gali­cie, de la Haute-Ser­bie et du cou­loir de Dant­zig à la Pologne ;
  • le rat­ta­che­ment à la Rou­ma­nie du Banat de Timi­soa­ra et de la Transylvanie.

Achevons ce survol en nous arrêtant aux deux événements majeurs de 1918 : le discours de Wilson et la fin de la guerre

Le discours de Wilson

Le 8 jan­vier 1918 – neuf mois après l’en­trée en guerre des États-Unis, le pré­sident Woo­drow Wil­son a adres­sé au Congrès des États-Unis le célèbre mes­sage qui devait avoir un énorme impact sur les négo­cia­tions des trai­tés de paix.

Ce mes­sage défi­nit ce que sont, selon Wil­son, les condi­tions d’é­ta­blis­se­ment d’une paix durable. Après quelques pré­li­mi­naires, comme l’offre de l’aide amé­ri­caine au peuple russe pour sor­tir le pays de la situa­tion effroyable où il se trouve, Wil­son for­mule ses fameux » qua­torze points » ain­si résumés :

  1. Une diplo­ma­tie pro­cé­dant clai­re­ment aux yeux de tous.
  2. Liber­té abso­lue de navi­ga­tion sur mer en dehors des eaux ter­ri­to­riales, même en temps de guerre – et sauf accord international.
  3. Sup­pres­sion autant que pos­sible des bar­rières douanières.
  4. Échange de garan­ties entre nations pour que les arme­ments soient réduits autant que le per­met la sécu­ri­té des États.
  5. Vaste arran­ge­ment entre nations sur les pro­blèmes colo­niaux de manière à ce que soient res­pec­tés les droits des popu­la­tions colo­ni­sées autant que ceux des puis­sances colo­niales ; les droits de ces der­nières res­tant d’ailleurs à définir.
  6. Accueil de la Rus­sie dans le concert des nations, accom­pa­gné d’une aide maté­rielle impor­tante ; les nou­velles ins­ti­tu­tions russes devant être pro­té­gées et toute inter­ven­tion mili­taire en Rus­sie condamnée.
  7. Res­tau­ra­tion de la Bel­gique dans sa souveraineté.
  8. Libé­ra­tion totale du ter­ri­toire fran­çais : » Le tort cau­sé à la France par la Prusse en 1871 en ce qui concerne l’Al­sace-Lor­raine, pré­ju­dice qui a trou­blé la paix du monde durant près de cin­quante ans, devra être réparé.
  9. Une rec­ti­fi­ca­tion des fron­tières ita­liennes devra être opé­rée » confor­mé­ment aux don­nées clai­re­ment per­cep­tibles du prin­cipe des nationalités « .
  10. Le déve­lop­pe­ment auto­nome3 doit être accor­dé aux peuples d’Autriche-Hongrie.
  11. La Ser­bie doit avoir un libre accès à la mer et des garan­ties d’in­dé­pen­dance poli­tique devront être accor­dées aux États balkaniques.
  12. Les régions non turques sous auto­ri­té otto­mane devront connaître » une sécu­ri­té abso­lue d’exis­tence et la pleine pos­si­bi­li­té de se déve­lop­per de façon auto­nome3, sans être aucu­ne­ment molestées « .
  13. Un État polo­nais indé­pen­dant est à créer, com­pre­nant les ter­ri­toires peu­plés de » popu­la­tions indis­cu­ta­ble­ment polo­naises « . Il aura un libre accès à la mer. Les liber­tés de la nou­velle Pologne seront garan­ties par un accord international.
  14. » Il faut qu’une asso­cia­tion géné­rale des nations soit consti­tuée en ver­tu de conven­tions for­melles ayant pour objet d’of­frir des garan­ties mutuelles d’in­dé­pen­dance poli­tique et d’in­té­gra­li­té ter­ri­to­riale aux petits comme aux grands États. »

Ce dis­cours fixe les condi­tions de la paix future et sou­ligne com­bien les diri­geants de la nation asso­ciée4 aux Alliés de l’En­tente repoussent toute paix hégé­mo­nique et toute volon­té de domi­na­tion sur les pays vaincus.

Annexe I
Les vues de Wilson

L’Amérique est entrée dans la guerre sans aucu­ne­ment son­ger à res­tau­rer l’ordre euro­péen anté­rieur, celui de l’équilibre des puis­sances. Elle consi­dé­rait en outre la “ Real­po­li­tik ” comme immo­rale. Sa concep­tion de l’ordre inter­na­tio­nal repo­sait sur la démo­cra­tie, la sécu­ri­té col­lec­tive et le droit des peuples à dis­po­ser d’eux-mêmes, notion vague et non sans dan­ger, comme le reste du siècle l’a mon­tré, droit appe­lé aus­si “ prin­cipe des natio­na­li­tés ” (qui, curieu­se­ment, est une expres­sion ne figu­rant pas expli­ci­te­ment dans le trai­té de Versailles).

Quelle dif­fé­rence avec cette Europe du XIXe et du début du XXe siècle, dont, aux yeux des Amé­ri­cains, les États avaient une pro­pen­sion à recou­rir aux armes, cette Europe qui consi­dé­rait la poli­tique étran­gère comme devant cher­cher pré­ci­sé­ment à dis­sua­der les États de faire la guerre, cette Europe qui – et sin­gu­liè­re­ment la Grande-Bre­tagne – croyait évi­ter la guerre par l’équilibre des puis­sances ou des blocs de puissance.

Cette Europe qui, par exemple et pen­dant tout le XIXe siècle, avait tout fait pour évi­ter l’éclatement de l’Empire otto­man, convain­cue qu’elle était du trouble inter­na­tio­nal qu’aurait entraî­né l’émergence de petits États nou­veaux, a conçu, en 1919, une paix repo­sant sur le mor­cel­le­ment de l’Europe – et, en par­ti­cu­lier, de l’Empire aus­tro- hongrois.

On pour­rait croire dans ces condi­tions que l’idée de la Socié­té des Nations (en anglais : League of Nations) a été inven­tée par W. Wil­son. Curieu­se­ment, il n’en est rien : elle a été souf­flée par les Anglais (le ministre des Affaires étran­gères Edward Grey) à W. Wil­son par l’intermédiaire du colo­nel House, conseiller du président.

C’est sans doute la pre­mière mani­fes­ta­tion de ces “ rap­ports pri­vi­lé­giés ” entre Amé­ri­cains et Bri­tan­niques. Il serait hâtif d’en conclure que ces der­niers voyaient dans la SDN l’incarnation de leurs prin­cipes de poli­tique étran­gère. Il s’agissait plu­tôt d’une manoeuvre habile pour inci­ter les Amé­ri­cains à entrer dans la guerre. Quoi qu’il en soit, W. Wil­son a même – ô para­doxe ! – invo­qué la doc­trine de Mon­roe comme doc­trine devant assu­rer la paix mon­diale. (Les Mexi­cains, enten­dant les décla­ra­tions cor­res­pon­dantes de Wil­son en jan­vier 1917, ont dû être bien éton­nés, eux dont les États-Unis d’Amérique avaient annexé le tiers du pays et envoyé des troupes au Mexique l’année précédente.)

Wil­son a écrit en avril 1917 à son conseiller et confi­dent, le colo­nel House, que, s’il fal­lait for­cer l’Europe à par­ta­ger ces idées, ce serait facile à la fin de la guerre où “ les Alliés seront finan­ciè­re­ment dans nos mains ”.

Pour Wil­son, sur les “ qua­torze points ”, huit sont impé­ra­tifs (diplo­ma­tie ouverte, liber­té des mers, désar­me­ment géné­ral, sup­pres­sion des bar­rières doua­nières, règle­ment impar­tial des reven­di­ca­tions colo­niales, res­tau­ra­tion de la Bel­gique, éva­cua­tion du ter­ri­toire russe, éta­blis­se­ment de la Socié­té des Nations), et six moins impé­ra­tifs* (par­mi les­quels le retour de l’Alsace-Lorraine à la France). Quoi qu’il en soit, les “ qua­torze points ” étaient en droit inter­na­tio­nal des objec­tifs révo­lu­tion­naires, mais – et là est le drame – avec de bien faibles moyens et, on le ver­ra, une volon­té très insuf­fi­sante des États pour la mise en oeuvre d’objectifs aus­si nou­veaux et aus­si ambitieux.

Les Alliés avaient trop besoin des États-Unis d’Amérique pour contes­ter à voix haute les asser­tions du pré­sident Wilson.

Or Wil­son comp­tait sur la SDN pour remé­dier aux imper­fec­tions des trai­tés de paix. Nous ver­rons ce qu’il en est advenu.

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* Auto­no­mie des mino­ri­tés des Empires aus­tro-hon­grois et otto­man, réajus­te­ment des fron­tières ita­liennes, éva­cua­tion des Bal­kans, inter­na­tio­na­li­sa­tion des Dar­da­nelles et créa­tion d’une Pologne indé­pen­dante de façon com­pa­tible avec le prin­cipe des nationalités.

Entre ces vues amé­ri­caines ou du moins wil­so­niennes, péné­trées d’as­pi­ra­tions géné­reuses, mais sou­vent confuses ou naïves et les vues des Alliés, les dif­fé­rences sont consi­dé­rables et expliquent les affron­te­ments, notam­ment entre Woo­drow Wil­son et Georges Cle­men­ceau qu’a sus­ci­tés l’é­la­bo­ra­tion du trai­té – et, pire, les graves décon­ve­nues qu’a ame­nées son application.

[Quelques pré­ci­sions sur » Les vues de Wil­son » sont don­nées à l’An­nexe I.]

La fin de la guerre et la situation dans les principaux pays

D’a­vril à juillet 1918, les offen­sives alle­mandes ont à plu­sieurs reprises failli son­ner le glas des Alliés ; mais les contre-offen­sives des armées Man­gin et Degoutte et celles de la fin sep­tembre (les unes et les autres conçues par le maré­chal Foch, géné­ra­lis­sime des armées alliées5, dans une stra­té­gie com­plè­te­ment nou­velle) ont défi­ni­ti­ve­ment ren­ver­sé la situa­tion. Les Alle­mands, mal­gré le trai­té de Brest-Litovsk (3 décembre 1917) qui fait taire leur front orien­tal, ne peuvent plus oppo­ser que 91 divi­sions aux 211 divi­sions de Foch. On ne sau­rait trop insis­ter ici sur l’im­por­tance des troupes amé­ri­caines (11 divi­sions du géné­ral Pershing).

Le 29 sep­tembre 1918, à son quar­tier géné­ral de Spa en Bel­gique, l’empereur d’Al­le­magne, Guillaume II, com­prend que le désastre est immi­nent. Il passe cou­ra­geu­se­ment la main aux diplo­mates pour pou­voir leur repro­cher ensuite d’a­voir signé la capi­tu­la­tion alle­mande. Le Kai­ser espère un meilleur accueil du pré­sident Wil­son que de Cle­men­ceau ou de Lloyd George. Encore faut-il que la demande de paix soit pré­sen­tée par une per­son­na­li­té n’in­car­nant pas le mili­ta­risme alle­mand. Aus­si, Guillaume II fait-il appel à une per­son­na­li­té aux idées libé­rales, le prince Max de Bade, beau-frère de l’une de ses filles. Deve­nu chan­ce­lier, le prince sou­haite repous­ser la demande d’ar­mis­tice et l’empereur lui rétorque : » Tu n’es pas ici pour créer des dif­fi­cul­tés au haut com­man­de­ment. » Le 4 octobre le chan­ce­lier adresse une note par laquelle il » prie le pré­sident des États-Unis d’A­mé­rique de prendre en main le réta­blis­se­ment de la paix « .

Et ain­si, par échange de notes, entre le 4 et le 27 octobre, Wil­son est seul à dia­lo­guer avec les Alle­mands. Il est vrai que près de deux mil­lions de sol­dats amé­ri­cains ont été débar­qués en France ou enga­gés sur le front occi­den­tal. Wil­son était éga­le­ment conscient des énormes atouts éco­no­miques et finan­ciers des États-Unis. Tou­te­fois, il a com­pris qu’il ne pou­vait négo­cier seul à seul avec Max de Bade les condi­tions d’un armis­tice. Com­ment ima­gi­ner une paix impo­sée aux Alliés par le der­nier pays entré en guerre et la prin­ci­pale nation vaincue ?

Aus­si Wil­son a‑t-il confié aux res­pon­sables mili­taires alliés, et en pre­mier lieu au maré­chal Foch, le soin de dic­ter à l’Al­le­magne les condi­tions de l’ar­mis­tice ; mais entre la fin octobre et le 11 novembre 1918, à savoir le 9 novembre, une révo­lu­tion a écla­té en Alle­magne et l’Em­pire alle­mand s’est écroulé.

Cela nous entraî­ne­rait trop loin de notre sujet de suivre les évé­ne­ments tra­giques qui se sont pro­duits alors en Alle­magne qui est deve­nue le 9 novembre une Répu­blique6 avec comme pré­sident le chef social-démo­crate Frie­drich Ebert. Ce qui pré­cède suf­fit tou­te­fois pour com­prendre com­bien la situa­tion poli­tique alle­mande était tra­gique et conte­nait les germes des graves res­sen­ti­ments et des luttes ultérieures.
Après les trois années révo­lu­tion­naires qu’a connues l’Eu­rope (1917−1918−1919) la paix y a éta­bli un cer­tain calme inter­na­tio­nal appa­rent ; mais il aurait fal­lu que la paix de Ver­sailles ait été une construc­tion d’une sagesse géné­rale – et mise en œuvre avec une uni­té et une per­sé­vé­rance sans faille – pour que ce calme ait été pro­fond et durable.

Or les trai­tés ont été impar­faits, essen­tiel­le­ment parce que leurs auteurs n’ont pas su com­prendre l’im­por­tance des cata­clysmes poli­tiques, éco­no­miques et sociaux qui avaient sur­gi. Encore faut-il, avant de cher­cher à com­prendre ce qu’ont été l’é­la­bo­ra­tion des trai­tés, leur conte­nu et leur appli­ca­tion, tenir compte de ce qu’é­taient les situa­tions et les men­ta­li­tés dans les prin­ci­paux pays concer­nés au len­de­main de l’armistice.

En France, l’ob­jec­tif majeur est celui de la res­ti­tu­tion de l’Al­sace-Lor­raine, mais aus­si d’as­su­rer au pays la sécu­ri­té et de ban­nir le risque d’une guerre de revanche, d’où un cer­tain sou­hait de mor­cel­le­ment de l’Al­le­magne. Tou­te­fois celui-ci ne serait admis ni par les États-Unis ni par la Grande-Bre­tagne. Un accord secret fran­co-russe avait été signé par Briand en 1917, qui pré­voyait le déta­che­ment de l’Al­le­magne des ter­ri­toires de la rive gauche du Rhin pour for­mer un » État auto­nome et neu­tra­li­sé » pla­cé sous l’oc­cu­pa­tion des Alliés jus­qu’à la satis­fac­tion com­plète des condi­tions et garan­ties que sti­pu­le­rait le trai­té de paix ; mais l’ef­fon­dre­ment du régime tsa­riste avait ren­du cet accord caduc.

Un autre objec­tif una­ni­me­ment recher­ché par l’o­pi­nion publique et par­le­men­taire est la répa­ra­tion inté­grale par l’Al­le­magne des dom­mages aux per­sonnes et aux biens qui ont été la consé­quence de l’in­va­sion, d’où la for­mule » L’Al­le­magne paiera « .

L’Ita­lie, lors de son entrée en guerre au prin­temps de 1915, avait par le trai­té de Londres (26 avril 1915) reçu la pro­messe de divers avan­tages ter­ri­to­riaux por­tant notam­ment sur la haute val­lée de l’A­dige, Trieste, l’Is­trie et la Dal­ma­tie du nord. Or l’A­mé­rique n’a­vait pas été par­tie à ce trai­té anté­rieur de deux ans à son entrée en guerre.

La Bel­gique, ou du moins une grande par­tie de son opi­nion publique, avait elle-même des espoirs ter­ri­to­riaux impor­tants, mais son impli­ca­tion modeste dans les négo­cia­tions de la paix ne lui a per­mis de les satis­faire que dans une très faible mesure.
Le natio­na­lisme des États nou­veaux ou réno­vés – en consé­quence de l’é­cla­te­ment vou­lu de l’Em­pire aus­tro-hon­grois – prend appui sur les » qua­torze points » de Wil­son et il retient du prin­cipe de libre dis­po­si­tion des peuples le droit que pos­sé­de­rait une » natio­na­li­té » de for­mer un État. Ce natio­na­lisme ne veut pas tenir compte du flou que recèle ce concept de natio­na­li­té, ni les dif­fi­cul­tés énormes que sou­lève son appli­ca­tion dans des contrées où des popu­la­tions dif­fé­rant par l’his­toire et par la langue sont mêlées de façon inex­tri­cable. Il tend, par­tout où il s’exerce, à faire éta­blir par le trai­té de pro­fonds rema­nie­ments ter­ri­to­riaux aggra­vant inévi­ta­ble­ment les res­sen­ti­ments mutuels des peuples concernés.

Au Royaume-Uni et aux États-Unis d’A­mé­rique, ces moteurs natio­na­listes sont beau­coup moins pré­sents et même non tou­jours com­pris. Le Royaume-Uni aspire à retrou­ver son rôle d’an­tan en Extrême-Orient ; mais en Europe il consi­dère que l’ar­mis­tice et ses consé­quences suf­fisent à empê­cher l’hé­gé­mo­nie alle­mande et la menace d’une grande flotte de guerre alle­mande. Il revient donc à sa diplo­ma­tie tra­di­tion­nelle : équi­libre des forces sur le conti­nent et libre-échange. Il estime que la res­tau­ra­tion de l’é­co­no­mie alle­mande est indis­pen­sable à la recons­truc­tion éco­no­mique de l’Eu­rope. Enfin le bol­ché­visme est pour lui un fac­teur essen­tiel de la poli­tique européenne.

Aux États-Unis, mais nous y revien­drons plus loin, l’op­po­si­tion répu­bli­caine à la poli­tique de Wil­son est crois­sante et son chef, Hen­ry Cabot Lodge, veut avant tout évi­ter que les États-Unis soient ame­nés à prendre pour l’a­ve­nir des res­pon­sa­bi­li­tés dans les affaires mon­diales. Cette oppo­si­tion ne com­prend pas qu’au­cune forme d’i­so­la­tion­nisme n’est com­pa­tible avec le déve­lop­pe­ment consi­dé­rable des rela­tions éco­no­miques exté­rieures qu’am­bi­tionnent les États-Unis.

L’Alle­magne a accep­té, pour obte­nir l’ar­mis­tice, de prendre pour base de la paix les » qua­torze points » du pré­sident Wilson.

Le prin­cipe de libre dis­po­si­tion des peuples lui semble la pro­té­ger contre annexions ou déta­che­ments ter­ri­to­riaux. Cer­tains même en Alle­magne entre­voient dans ce prin­cipe la pos­si­bi­li­té d’ex­ten­sions ter­ri­to­riales par le rat­ta­che­ment des sept mil­lions d’Al­le­mands d’Au­triche et des trois mil­lions de Bohême. Enfin, consciente des craintes du bol­ché­visme res­sen­ties par les Alliés, l’Al­le­magne espère évi­ter des condi­tions trop dures par la menace d’une col­lu­sion germano-russe.

Ces indi­ca­tions méri­te­raient d’être com­plé­tées par un exa­men de la situa­tion poli­tique et sociale dans les pays concer­nés. Bor­nons-nous, faute de temps, à rap­pe­ler qu’un peu par­tout – et sin­gu­liè­re­ment en Alle­magne – se déve­lop­pait la contes­ta­tion sociale, en par­ti­cu­lier l’ac­tion des socia­listes (SPD) et des com­mu­nistes ; contes­ta­tion allant jus­qu’à des mou­ve­ments insur­rec­tion­nels, comme ceux des spar­ta­kistes (Rosa Luxem­burg, Karl Liebk­necht…) à Ber­lin au début de jan­vier 1919. Paral­lè­le­ment, la théo­rie du » coup de poi­gnard dans le dos » prend nais­sance en Alle­magne chez les extré­mistes de droite ain­si que le res­sen­ti­ment contre le » dik­tat » de Versailles.

Annexe II
Extrait d’un échange de vues entre Wil­son et Clemenceau

Le président Wilson

Il n’y a pas de nation plus intel­li­gente que la nation fran­çaise. Si vous me lais­sez lui expo­ser fran­che­ment ma manière de voir, je n’ai pas peur de son juge­ment. Sans doute, s’ils voyaient que nous n’appliquons pas par­tout le même prin­cipe, les Fran­çais n’accepteraient pas une solu­tion qui leur paraî­trait défa­vo­rable ; mais si nous leur mon­trons que nous fai­sons de notre mieux pour agir jus­te­ment par­tout où se posent des pro­blèmes ana­logues, le sen­ti­ment de jus­tice qui est dans le cœur du peuple fran­çais se lève­ra pour me répondre : “ Vous avez rai­son. ” J’ai une idée si haute de l’esprit de la nation fran­çaise que je crois qu’elle accep­te­ra tou­jours un prin­cipe fon­dé sur la jus­tice et appli­qué avec égalité.

L’annexion à la France de ces régions n’a pas de base his­to­rique suf­fi­sante. Une par­tie de ces ter­ri­toires n’a été fran­çaise que pen­dant vingt-deux ans ; le reste a été sépa­ré de la France pen­dant plus de cent ans. La carte de l’Europe est cou­verte, je le sais, d’injustices anciennes que l’on ne peut pas toutes répa­rer. Ce qui est juste, c’est d’assurer à la France la com­pen­sa­tion qui lui est due pour la perte de ses mines de houille, et de don­ner à l’ensemble de la région de la Sarre les garan­ties dont elle a besoin pour l’usage de son propre char­bon. Si nous fai­sons cela, nous ferons tout ce que l’on peut nous deman­der raisonnablement.

M. Clemenceau

Je prends acte des paroles et des excel­lentes inten­tions du Pré­sident Wil­son. Il éli­mine le sen­ti­ment et le sou­ve­nir : c’est là que j’ai une réserve à faire sur ce qui vient d’être dit. Le Pré­sident des États-Unis mécon­naît le fond de la nature humaine. Le fait de la guerre ne peut être oublié. L’Amérique n’a pas vu cette guerre de près pen­dant les trois pre­mières années ; nous, pen­dant ce temps, nous avons per­du un mil­lion et demi d’hommes. Nous n’avons plus de main‑d’oeuvre. Nos amis anglais, qui ont per­du moins que nous, mais assez pour avoir aus­si beau­coup souf­fert, me comprendront.

Nos épreuves ont créé dans ce pays un sen­ti­ment pro­fond des répa­ra­tions qui nous sont dues ; et il ne s’agit pas seule­ment de répa­ra­tions maté­rielles : le besoin de répa­ra­tions morales n’est pas moins grand. Les doc­trines qui viennent d’être invo­quées per­met­traient si elles étaient inter­pré­tées dans toute leur rigueur, de nous refu­ser aus­si bien l’Alsace-Lorraine. En réa­li­té, la Sarre et Lan­dau font par­tie de la Lor­raine et de l’Alsace.

Je n’oublierai jamais que nos amis amé­ri­cains, comme nos amis anglais, sont venus ici nous aider dans un moment de dan­ger suprême, et je vais vous dire l’argument que je tiens en réserve pour les Fran­çais, si je ne par­viens pas à vous convaincre. Je leur dirai : “ Sup­po­sez que les Anglais et les Amé­ri­cains nous aient posé des condi­tions avant de venir à notre secours : les auriez-vous accep­tées ou non ? ”

Je vous livre mon argu­ment, je me mets entre vos mains, pour vous prou­ver com­bien je sens tout ce que nous vous devons.

Mais vous ren­drez jus­tice à l’humanité en recon­nais­sant un sen­ti­ment qui est autre chose que vos prin­cipes, mais qui n’en est pas moins profond.

Je suis vieux. Dans quelques mois, j’aurai quit­té pour tou­jours la vie poli­tique. Mon dés­in­té­res­se­ment est abso­lu. Comme le disait l’autre jour M. Lloyd George, il n’y a pas de plus beau rôle que de suc­com­ber en défen­dant une cause juste. Je ne sou­haite pas de plus belle fin ; je ne sou­haite à per­sonne de plus belle fin. Je sou­tien­drai devant le Par­le­ment les conclu­sions aux­quelles nous serons arri­vés ensemble. Mais ici, entre nous, lais­sez-moi vous dire que vous per­drez une occa­sion de scel­ler un anneau de plus à la chaîne d’affection qui attache la France à l’Amérique.

Je res­pecte votre sen­ti­ment, qui est très hono­rable. Votre rôle est grand. Mais vous allez à l’encontre de votre but. Vous ne sème­rez pas la haine ; mais vous ren­con­tre­rez des amer­tumes et des regrets. Voi­là pour­quoi il faut arri­ver à une jus­tice non mathé­ma­tique, mais qui tienne compte du sentiment.

Vous êtes prêts à nous faire jus­tice au point de vue éco­no­mique : je vous en remer­cie. Mais les néces­si­tés éco­no­miques ne sont pas tout. L’histoire des États-Unis est une his­toire glo­rieuse, mais courte. Cent ans pour vous, c’est une période très longue ; pour nous, c’est peu de chose. J’ai connu des hommes qui avaient vu de leurs yeux Napo­léon. Nous avons notre concep­tion de l’Histoire qui ne peut pas être tout à fait la même que la vôtre.

Je vous demande sim­ple­ment de pen­ser à ce que je viens de dire lorsque vous serez seul et de vous deman­der en conscience si cela ne contient pas une part de vérité.

Le président Wilson

Je vous remer­cie des très belles paroles que vous avez pro­non­cées ; j’en sens toute la gra­vi­té. Je n’ai pas une confiance exces­sive dans mon juge­ment per­son­nel. Mais je vou­drais, avant de ter­mi­ner cette dis­cus­sion, reve­nir sur un seul point.

Je crois comme vous que le sen­ti­ment est la force la plus puis­sante qui existe dans le monde. Quelqu’un me disait un jour : “ L’intelligence est la sou­ve­raine du monde. ” Je lui répon­dis : “ S’il en est ain­si, c’est une sou­ve­raine qui règne, mais qui ne gou­verne pas. ”

Je crains beau­coup la trans­for­ma­tion de l’enthousiasme en un déses­poir aus­si violent que le bol­ché­visme qui dit : “ Il n’y a pas de jus­tice dans le monde ; tout ce qu’on peut faire c’est se ven­ger par la force des injus­tices com­mises aupa­ra­vant par la force. ” Ce que je cherche, c’est à ne pas dévier de la voie où se dirige cette grande pous­sée du monde vers la jus­tice. Je ne veux rien faire qui per­mette de dire de nous : “ Ils pro­fessent de grands prin­cipes ; mais ils ont admis des excep­tions par­tout où soit le sen­ti­ment, soit l’intérêt natio­nal, leur fai­sait dési­rer de dévier de la règle. ”

Je m’excuse d’avoir par­lé ain­si. Il m’est pénible de m’opposer à vous : je ne pour­rais faire autre­ment sans man­quer à mon devoir.

L’élaboration des traités

Comment ne pas rappeler que la Grande Guerre a fait environ 8 millions de morts, 1,4 million en France et 1,8 million en Allemagne

En France, il y a eu 2,8 mil­lions de bles­sés (dont 50 % deux fois) et 10 % de la popu­la­tion active mas­cu­line a dis­pa­ru, pour­cen­tage à com­pa­rer à ceux de l’Al­le­magne 9,8 %, de l’Au­triche-Hon­grie 9,5 %, de l’I­ta­lie 6,2 %, du Royaume-Uni 5,1 %, de la Rus­sie 4,5 %, de la Bel­gique 1,9 % et des États-Unis 0,2 %. C’est dire que l’af­fai­blis­se­ment démo­gra­phique dans les pays d’Eu­rope concer­nés a été impor­tant et durable. En France, 7 % du ter­ri­toire a été rava­gé. On estime à 135 GF les sommes néces­saires pour remettre en valeur ces ter­ri­toires. Les pertes finan­cières ont été consi­dé­rables et la dette publique, de 33 GF avant la guerre, a été mul­ti­pliée par 7. En par­ti­cu­lier, la France doit 7 G $ à la Grande-Bre­tagne et aux États-Unis, qui à la fin de la guerre détiennent la moi­tié du stock d’or mondial.

La pros­pé­ri­té éco­no­mique et finan­cière des États-Unis était lar­ge­ment due à leur rôle de four­nis­seurs pen­dant les trente-deux mois où ils sont res­tés neutres. Les États-Unis ont béné­fi­cié de 1914 à la fin de 1918 d’un excé­dent consi­dé­rable de la balance com­mer­ciale. Cette pros­pé­ri­té n’a pas pour autant assu­ré la sta­bi­li­té poli­tique, puisque, en novembre 1916 lors de la réélec­tion de Woo­drow Wil­son, les démo­crates ne l’a­vaient empor­té que par une faible majo­ri­té et n’a­vaient au Sénat qu’une majo­ri­té de deux sièges ; mais sur­tout les élec­tions légis­la­tives du 5 novembre 1918 (six jours avant l’ar­mis­tice !) ont don­né aux Répu­bli­cains une majo­ri­té de deux sièges au Sénat et de 39 sièges à la Chambre des repré­sen­tants. C’est dire que Wil­son, au moment où s’ouvre la Confé­rence de la paix, a une posi­tion poli­tique consi­dé­ra­ble­ment affai­blie. Cela ne s’est guère fait sen­tir pen­dant la Confé­rence, mais après sa conclu­sion et, comme nous le ver­rons, d’une façon tragique.

Georges Cle­men­ceau, tenu à la pru­dence par des consi­dé­ra­tions de poli­tique inté­rieure comme par les néces­si­tés d’une négo­cia­tion qui s’an­non­çait très dure, ne s’est pas lié par des décla­ra­tions publiques et le seul dis­cours qu’il pro­nonce à la Chambre des dépu­tés avant l’ou­ver­ture de la Confé­rence, le 29 décembre 1918, se borne à faire allu­sion aux diver­gences qui existent entre les reven­di­ca­tions fran­çaises et le pro­gramme amé­ri­cain, ins­pi­ré par la » noble can­deur » du pré­sident Wil­son. C’est dans un mémo­ran­dum à l’in­ten­tion du gou­ver­ne­ment anglais qu’il tâte le ter­rain le 20 novembre 1918 en for­mu­lant trois pro­blèmes qu’il dit essentiels :

  • Les fron­tières occi­den­tales de l’Al­le­magne et la neu­tra­li­sa­tion mili­taire de la rive gauche du Rhin, sans modi­fi­ca­tion du sta­tut poli­tique. La France reven­dique pour l’Al­sace-Lor­raine la fron­tière de 1814 et demande en outre à rece­voir la pro­duc­tion des mines de la Sarre.
  • La Pologne devra être » com­plè­te­ment » res­tau­rée (dis­trict polo­nais de Prusse occi­den­tale, Haute-Silé­sie, accès à la mer), car » la France a besoin d’une Pologne forte, anti-alle­mande et anti-bolchévique « .
  • Le sta­tut de l’Al­le­magne. Celle-ci choi­si­ra son sys­tème de gou­ver­ne­ment, mais les Alliés auraient inté­rêt à favo­ri­ser des ten­dances fédéralistes.

On voit que, contrai­re­ment à une idée assez répan­due, G. Cle­men­ceau ne recher­chait aucu­ne­ment ni l’an­nexion de popu­la­tions alle­mandes ni le mor­cel­le­ment de l’Al­le­magne. Quant à l’é­norme ques­tion des répa­ra­tions, elle n’a pas encore sur­gi. Les vues de Wil­son et de Cle­men­ceau sont très oppo­sées, comme le montrent par exemple les échanges de vues rap­por­tés par Paul Man­toux, l’of­fi­cier inter­prète du Conseil des Quatre, dans Les Déli­bé­ra­tions du Conseil des Quatre (t. I, p. 69 à 73, cf. annexe ii).

Wil­son connaît mal l’Eu­rope et ses objec­tifs ne concernent pas l’Eu­rope, mais le monde. En outre, à ses yeux la » clique mili­taire alle­mande » était oppo­sée au bon peuple et si, pour les Alle­mands, ni les mili­taires ni le peuple alle­mand ne sont cou­pables, pour les Alliés les uns et les autres sont coupables.

Il ne faut pas néan­moins accep­ter l’i­dée d’une oppo­si­tion fron­tale entre le pré­sident amé­ri­cain et le pré­sident du Conseil fran­çais. Wil­son, pro­fes­seur de droit idéa­liste, était aus­si un homme d’ac­tion – et sinon com­ment aurait-il fait une car­rière poli­tique ? – ; il savait s’at­ta­cher avec minu­tie aux détails, et même par­fois trop. Quant à Cle­men­ceau, il n’a pas été, quoi qu’on en ait dit, un cynique face à Wil­son. Il a réser­vé le cynisme et les mots durs à d’autres, en disant par exemple de Ray­mond Poin­ca­ré » Il sait tout et ne com­prend rien » et d’A­ris­tide Briand : » Il com­prend tout et ne sait rien. »

L’organisation de la Conférence et les traités eux-mêmes

► Le Traité de Versailles

Il a été signé le 28 juin 1919 entre l’Al­le­magne et les puis­sances alliées et asso­ciées dans la gale­rie des Glaces – où l’Em­pire alle­mand (IIe Reich) avait été pro­cla­mé le 18 jan­vier 1871.

La Confé­rence de la paix s’est réunie à Paris du 13 jan­vier 1919 au 10 juillet 1919. Le tra­vail a été pré­pa­ré par 52 comi­tés d’ex­perts sou­met­tant d’a­bord leurs déci­sions au Conseil des Dix (cinq chefs d’É­tat ou de gou­ver­ne­ment : France, Ita­lie, Japon, Royaume-Uni, États-Unis d’A­mé­rique et leurs ministres des Affaires étran­gères), puis au Conseil des Quatre (France : Cle­men­ceau, Ita­lie : Orlan­do, Royaume-Uni : Lloyd George et États-Unis : Wil­son) – et ce (deuxième phase) à par­tir du 14 mars 1919 (145 séances du Conseil des Quatre) entre cette date et le 6 mai 1919. La troi­sième phase (du 7 mai au 28 juin 1919) a été consa­crée, prin­ci­pa­le­ment par échange de notes, à un dia­logue entre les Quatre et les Allemands.

La pre­mière phase fut consa­crée à l’é­la­bo­ra­tion des 21 pre­miers articles du trai­té ; ils pré­fi­gurent le pacte fon­da­teur de la Socié­té des Nations. Ce tra­vail a été prin­ci­pa­le­ment celui des experts, mais Wil­son a tenu à assis­ter per­son­nel­le­ment à un grand nombre de réunions.

Les négo­cia­tions ont été ralen­ties pen­dant la période du 15 février au 13 mars 1919, où Wil­son était aux États-Unis7.

Pen­dant la troi­sième phase, déci­sive, trois conflits poli­tiques majeurs ont sur­gi – comme le pré­cisent les comptes ren­dus offi­ciels rédi­gés par Sir Mau­rice Han­key, secré­taire du Conseil des Quatre, et ceux (Les Déli­bé­ra­tions du Conseil des Quatre – 2 tomes – Impri­me­rie natio­nale) de l’of­fi­cier inter­prète, Paul Mantoux :

  • Wil­son refuse à la France l’oc­cu­pa­tion per­ma­nente de la rive gauche du Rhin et l’an­nexion de la Sarre ;
  • Wil­son ten­ta sans suc­cès de faire renon­cer le Japon à la suc­ces­sion aux droits alle­mands dans le Chandong ;
  • Wil­son refuse l’an­nexion par l’I­ta­lie de la côte dalmate.

Il n’y a pas eu de négo­cia­tion véri­table avec les Alle­mands à qui le texte du trai­té (pré­cé­dé du pacte de la SDN, articles 1 à 26) n’a été com­mu­ni­qué que le 7 mai 1919. Ceux-ci ont mar­qué une vio­lente oppo­si­tion et ont pré­sen­té le 29 mai des contre-pro­po­si­tions que les Quatre ont dis­cu­tées. Les Bri­tan­niques veulent sai­sir l’oc­ca­sion pour modi­fier le trai­té, notam­ment pour intro­duire un réfé­ren­dum sur le sort de la Haute-Silé­sie (sépa­rée de la Pologne depuis sept siècles) et pour que l’oc­cu­pa­tion de la Rhé­na­nie ne soit pas pro­lon­gée pen­dant quinze ans, enfin que les répa­ra­tions aux­quelles étaient obli­gés les Alle­mands n’aient pas un carac­tère indé­fi­ni et illimité.

Wil­son, en posi­tion d’ar­bitre, incline à limi­ter le mon­tant des répa­ra­tions à 120 mil­liards de marks-or : cela, tout à la fois, effraie­rait les Alle­mands et déce­vrait l’o­pi­nion publique anglaise et française.

Fina­le­ment, très peu de modi­fi­ca­tions sont intro­duites, les prin­ci­pales étant : a) que l’Al­le­magne conserve la Haute-Silé­sie jus­qu’à un réfé­ren­dum devant avoir lieu trois ans après et b) que l’Al­le­magne pour­ra entrer dans la SDN » dans un ave­nir proche » à condi­tion qu’elle res­pecte cor­rec­te­ment les sti­pu­la­tions du traité.

Cette réponse, sous la forme d’un ulti­ma­tum des Alliés remis aux Alle­mands le 16 juin, pro­voque le 21 juin 1919 la démis­sion du cabi­net Schei­de­mann. Le pré­sident du Reich, Frie­drich Ebert, appelle un autre social-démo­crate, Bauer, à for­mer un nou­veau gou­ver­ne­ment. D’autres dis­cus­sions eurent lieu dans la nuit au sein du cabi­net Bauer et avec l’é­tat-major géné­ral. Le ministre des Finances, Erz­ber­ger, et le ministre des Affaires étran­gères, Her­mann Mül­ler, par­ti­sans de signer, l’emportèrent et le 28 juin 1919 Mül­ler signe dans la gale­rie des Glaces du châ­teau de Versailles.

► Les Traités des banlieues

En voi­ci les prin­ci­pales dispositions.

• Trai­té de Saint-Ger­main-en-Laye (10 sep­tembre 1919) entre l’Au­triche8 et les Alliés.

Vienne n’en­tre­tien­dra plus de forces mili­taires (sauf 30 000 hommes), ver­se­ra des dom­mages de guerre et n’a­lié­ne­ra pas son indé­pen­dance sans le consen­te­ment una­nime de la SDN. La Buko­vine est rat­ta­chée à la Roumanie.

• Trai­té de Neuilly (27 novembre 1919) entre la Bul­ga­rie et les Alliés.

Perte de la Thrace occi­den­tale (qui va à la Grèce), de la Dobroud­ja du Sud (à la Rou­ma­nie) et de quelques dis­tricts macé­do­niens. Limi­ta­tion des forces armées. Ver­se­ment de réparations.

• Trai­té de Tri­anon (4 juin 1920) entre la Hon­grie et les Alliés.

Réduc­tion de la Hon­grie de 325 000 à 93 000 km2, et, par consé­quent, de la popu­la­tion de 21 à 8 mil­lions d’habitants.

Slo­va­quie et Ruthé­nie attri­buées à la Tché­co­slo­va­quie (créée de toutes pièces, ain­si que la You­go­sla­vie) ; Croa­tie et Slo­vé­nie à la You­go­sla­vie. Limi­ta­tion des forces armées à 35 000 hommes.

Pour satis­faire leurs nou­veaux alliés – Tché­co­slo­va­quie, Rou­ma­nie, You­go­sla­vie -, les vain­queurs acceptent d’en­freindre le prin­cipe des nationalités :

  • fron­tière de la Tché­co­slo­va­quie très au Sud (sur le Danube), ce qui a pour effet d’en­glo­ber des cen­taines de mil­liers de Hongrois ;
  • incor­po­ra­tion de villes (Timi­soa­ra, Arad…, reliées par un axe fer­ro­viaire et rou­tier) à la Rou­ma­nie, d’où une autre frange de popu­la­tions hongroises ;
  • autre excep­tion à la fron­tière yougoslave.

En consé­quence, quelque 2 750 000 Hon­grois deviennent res­sor­tis­sants d’autres pays (dont 1 500 000 en Rou­ma­nie). Quant à la Hon­grie réduite, elle abrite 480 000 Alle­mands et 100 000 Slovaques.

• Trai­té de Sèvres (10 août 1920) entre la Tur­quie et les Alliés.

Il est la consé­quence de la défaite ger­ma­no-turque consa­crée par l’ar­mis­tice de Mou­dros (31 octobre 1918).

La Tur­quie est réduite d’un cin­quième de sa super­fi­cie. Tur­quie d’Eu­rope réduite à peu près à Istan­bul. Déta­che­ment de la région de Smyrne, de l’Ar­mé­nie, du Kur­dis­tan et du sud-est de l’A­na­to­lie. Un nou­veau sta­tut des détroits est impo­sé, ain­si que le réta­blis­se­ment des Capi­tu­la­tions. L’ar­mée est limi­tée à 50 000 hommes.

• Trai­té de Lau­sanne (24 juillet 1923) avec la Turquie.

À la suite de la guerre menée en 1922–1923 par Mus­ta­fa Kemal contre les Grecs, le trai­té de Lau­sanne se sub­sti­tue à celui de Sèvres.

Les Capi­tu­la­tions sont abro­gées. La Thrace occi­den­tale, la région de Smyrne, l’Ar­mé­nie et le sud-est de l’A­na­to­lie retournent à la Turquie.

Les consé­quences de ce trai­té de Lau­sanne ont été par­ti­cu­liè­re­ment tra­giques pour les Armé­niens. L’an­nexe IV » Sort de l’Ar­mé­nie de 1878 à 1991 » replace cette tra­gé­die dans sa pers­pec­tive historique.

Les stipulations économiques

Avant de pas­ser à l’exa­men des dif­fi­cul­tés d’ap­pli­ca­tion des trai­tés et à l’o­pi­nion qu’on peut avoir sur eux, indi­quons ce qu’ont été pour l’es­sen­tiel les sti­pu­la­tions éco­no­miques, dont les prin­ci­pales por­taient sur les répa­ra­tions. Ce sont pro­ba­ble­ment ces der­nières qui ont sou­le­vé le plus de dif­fi­cul­tés d’application.

Les sti­pu­la­tions éco­no­miques géné­rales portent sur :

  • la séques­tra­tion des biens pri­vés des Alle­mands éta­blis dans les pays alliés ou associés ;
  • l’in­ter­na­tio­na­li­sa­tion des grandes voies flu­viales allemandes ;
  • l’ou­ver­ture du canal de Kiel en temps de paix, sans taxes discriminatoires ;
  • l’o­bli­ga­tion pour l’Al­le­magne d’ap­pli­quer, aux puis­sances alliées et asso­ciées, dans les rela­tions com­mer­ciales, le trai­te­ment de la nation la plus favorisée ;
  • la ces­sion de tous les navires mar­chands de plus de 1 600 ton­neaux et de la moi­tié de ceux jau­geant 1 000 à 1 600 tonneaux.

L’é­ta­blis­se­ment des clauses rela­tives aux répa­ra­tions a don­né lieu à des débats très dif­fi­ciles entre les gou­ver­ne­ments alliés et asso­ciés. Le prin­cipe, qui avait été inclus dans la conven­tion d’ar­mis­tice, était que devaient rece­voir com­pen­sa­tion » tous les dom­mages subis par les popu­la­tions civiles des nations alliées et par leurs pro­prié­tés du fait des forces armées de l’Allemagne « .

Les diver­gences entre les vain­queurs ont por­té sur la défi­ni­tion de ces dommages :

  • coût de la res­tau­ra­tion des régions envahies ?
  • inclu­sion des pen­sions des com­bat­tants et de leurs familles ?
  • inclu­sion des frais de guerre ?
    et sur l’é­va­lua­tion des mon­tants, ain­si que les condi­tions de paiement.

    Les Alliés et Asso­ciés n’ont pu par­ve­nir à aucun accord complet :

  • le prin­cipe du paie­ment des pen­sions a été admis et, compte tenu de ce que la capa­ci­té totale des paie­ments par l’Al­le­magne était en fait pla­fon­née, ce prin­cipe favo­ri­sait la Grande-Bre­tagne qui n’a­vait guère subi de dom­mages sur son sol et que les clauses sur la flotte alle­mande satisfaisaient ;
  • les frais de guerre ont été exclus ;
  • quant au mon­tant total, faute d’un accord sur une somme for­fai­taire, il n’a pas été fixé, mais il a été déci­dé que l’Al­le­magne devrait ver­ser, dans un délai de deux ans, un » acompte » de 25 GF or et qu’au terme de ce délai, une » com­mis­sion des répa­ra­tions » fixe­rait le mon­tant total et les moda­li­tés de ver­se­ment sur la base d’une meilleure appré­cia­tion de la capa­ci­té de paie­ment de l’Allemagne.

Tou­te­fois les Alliés et Asso­ciés sont una­nimes à esti­mer néces­saire la recon­nais­sance par le vain­cu du fon­de­ment juri­dique des paie­ments de répa­ra­tions. Aus­si incor­porent-ils dans le trai­té de Ver­sailles l’article 231 par lequel l’Allemagne recon­naît qu’elle est res­pon­sable des dom­mages subis par les popu­la­tions des États vain­queurs “ en consé­quence de la guerre qui leur a été impo­sée par l’agression de l’Allemagne et de ses Alliés ”.

Annexe III
Wil­son désavoué

Comme on l’a vu, les élec­tions légis­la­tives du 5 novembre 1918, soit six jours avant l’armistice, ont don­né aux Répu­bli­cains une majo­ri­té de deux sièges au Sénat et de 39 à la Chambre des repré­sen­tants. Ain­si pou­vait aisé­ment se déchaî­ner l’ennemi per­son­nel et poli­tique le plus achar­né de Woo­drow Wil­son, Hen­ry Cabot Lodge*, pré­sident de la com­mis­sion séna­to­riale des Affaires étran­gères. Il abu­sa de ce poste pour faire traî­ner les débats, par exemple en pro­cé­dant à la lec­ture inté­grale et à haute voix du trai­té, par­fois dans une salle de com­mis­sion vide. En outre, avec une mali­gni­té avé­rée, il a appe­lé à l’aide les citoyens “ à traits d’union ” (“ hyphe­nates ” en anglais des États-Unis), c’est-à-dire les Irlan­do- Amé­ri­cains qui détes­taient la Grande-Bre­tagne pour n’avoir pas libé­ré l’Irlande ; les Ita­lo-Amé­ri­cains qui res­sen­taient de l’amertume du fait que leur patrie d’origine n’avait pas béné­fi­cié davan­tage du dis­po­si­tif de paix ; les Ger­ma­no-Amé­ri­cains qui condam­naient les clauses de répa­ra­tion et bien d’autres.

Face à ces pres­sions pour qu’il amende le trai­té, Wil­son res­ta ferme. Par exemple il main­tint que tel article – l’article 10 – concer­nant la Socié­té des Nations ne pou­vait être modi­fié sans déna­tu­rer l’ensemble du projet.

Las des len­teurs vou­lues par ses adver­saires et orga­ni­sées par Cabot Lodge, Wil­son se réso­lut à en appe­ler à nou­veau au peuple ; mais il était fati­gué et malade, usé pen­dant des années par un tra­vail dépas­sant les pos­si­bi­li­tés nor­males d’un homme. Son méde­cin l’avait mis en garde, mais cet Écos­sais com­ba­tif, ce pres­by­té­rien vision­naire, ce pro­phète ne l’a pas écou­té. Il a entre­pris en sep­tembre 1919 un périple d’un mois au cours duquel il a par­cou­ru plus de 12 000 km et pro­non­cé près de 40 dis­cours devant des audiences géné­ra­le­ment enthou­siastes ; mais à Pue­blo, dans le Colo­ra­do, la fatigue l’a ter­ras­sé. Rame­né d’urgence à Washing­ton et souf­frant d’une attaque, il fut dans l’incapacité d’exercer plus long­temps sa charge gouvernementale.

Les chances d’approbation du trai­té par le Congrès amé­ri­cain en furent encore dimi­nuées – et très gra­ve­ment. Lodge s’acharna, notam­ment contre l’article 10, récla­mant un amen­de­ment de celui-ci qui aurait don­né le der­nier mot au Congrès pour l’emploi des forces armées amé­ri­caines. Si Wil­son avait accep­té, la majo­ri­té des deux tiers exi­gée pour la rati­fi­ca­tion aurait presque cer­tai­ne­ment été obte­nue ; mais, Wil­son ayant refu­sé, la rati­fi­ca­tion fut repous­sée en novembre 1919 et la seconde mise aux voix, récla­mée par l’opinion publique, se conclut elle aus­si néga­ti­ve­ment. Wil­son quit­ta la pré­si­dence en mars 1921** et sur­vé­cut trois ans.

Ain­si, le trai­té de paix, conçu en grande par­tie par Wil­son à la lumière de ses “ qua­torze points ”, ne fut jamais rati­fié par les États-Unis qui signèrent le 25 août 1921 une paix sépa­rée avec l’Allemagne***, la veille du jour où des natio­na­listes alle­mands ont assas­si­né Erz­ber­ger, le négo­cia­teur alle­mand de l’armistice de 1918 !

La garan­tie des fron­tières de la France (pacte de garan­tie pro­mis par Wil­son à la France) n’est aucu­ne­ment men­tion­née dans ce trai­té ger­ma­no-amé­ri­cain ; et de sur­croît la Grande-Bre­tagne a jugé ne pas pou­voir don­ner suite à la pro­messe de garan­tie qu’elle aus­si avait donnée.

Et, comble d’ironie, les États-Unis n’adhérèrent pas, ni alors ni d’ailleurs plus tard, à cette Socié­té des Nations que Wil­son avait vou­lue si for­te­ment, au point d’exiger que la pre­mière phase des négo­cia­tions de Ver­sailles soit consa­crée à l’élaboration des 21 pre­miers articles du trai­té – et qui consti­tuaient l’essentiel du pacte fon­da­teur de la SDN !

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* À ne pas confondre avec son fils et homo­nyme, qui joua un rôle poli­tique après la Seconde Guerre mondiale.
** War­ren G. HARDING, répu­bli­cain, lui suc­cé­da et entra en fonc­tion en mars 1921.
*** Ce que juri­di­que­ment per­met­tait le sta­tut d’associé – et non d’allié – des États-Unis.

Cette rédac­tion était d’une grande habi­le­té de forme, car, jointe à celle de l’ar­ticle 232 (qui se bor­nait à consta­ter une évi­dence : l’Al­le­magne ne pour­rait pas payer tout le prix de ces dom­mages), elle per­met­tait à Wil­son de l’in­ter­pré­ter comme l’a­veu par l’Al­le­magne de sa res­pon­sa­bi­li­té morale et à Lloyd George et Cle­men­ceau de l’in­ter­pré­ter comme la recon­nais­sance de la res­pon­sa­bi­li­té finan­cière de l’Allemagne.

Ces sti­pu­la­tions éco­no­miques et finan­cières du trai­té de Ver­sailles ont été vive­ment cri­ti­quées par cer­tains. John May­nard Keynes a été le pre­mier et le plus extrême d’entre eux (cf. son livre men­tion­né dans l’in­tro­duc­tion du pré­sent texte).

L’es­sen­tiel de la cri­tique de Keynes ne porte pas seule­ment sur les répa­ra­tions, mais sur l’en­semble des dis­po­si­tions des trai­tés. Ceux-ci, dit-il, n’ont été fon­dés sur aucune vision éco­no­mique d’en­semble. Les concep­tions sont prin­ci­pa­le­ment poli­tiques, au sens étroit du terme. Aucun élé­ment n’est propre à res­tau­rer la vie éco­no­mique de l’Eu­rope. Les cir­cuits éco­no­miques sont bou­le­ver­sés par les modi­fi­ca­tions de fron­tières, par exemple, les Slo­vaques, habi­tués à vivre avec les Hon­grois, vont devoir entre­te­nir des rela­tions éco­no­miques avec les Tchèques et leur axe éco­no­mique de nord-sud devra deve­nir est-ouest. Les répa­ra­tions n’ont pas été fixées selon des prin­cipes réel­le­ment finan­ciers et à par­tir de la nou­velle réa­li­té éco­no­mique, mais de dogmes qua­si théo­lo­giques. Selon Keynes, le cha­pitre des répa­ra­tions est le plus mau­vais du trai­té et implique des crises ulté­rieures graves. Et il est vrai que le pro­blème des paie­ments par l’Al­le­magne a empoi­son­né les rela­tions inter­na­tio­nales depuis 1919 et jusques et y com­pris la crise éco­no­mique des années trente (consé­cu­tive au krach de Wall Street, le » jeu­di noir » à New York le 24 octobre 1929).

Jacques Bain­ville de son côté, dans son ouvrage éga­le­ment men­tion­né dans notre intro­duc­tion, for­mule une cri­tique très dif­fé­rente que l’on résume sou­vent ain­si : » Une paix trop douce pour ce qu’elle avait de dur. » Pour lui le trai­té de Ver­sailles était » moral » et non » poli­tique « . Contrai­re­ment à Keynes, il ne men­tionne pra­ti­que­ment pas les très graves insuf­fi­sances éco­no­miques du trai­té, mais il condamne les solu­tions poli­tiques adop­tées, comme com­por­tant des risques énormes. » Trop douce » exprime son opi­nion selon laquelle la paix a conser­vé l’u­ni­té de l’É­tat allemand.

Pour lui : » Wil­son a rap­por­té chez nous les idées de Napo­léon III, à peu près comme Ibsen nous avait rame­né George Sand et Tol­stoï Jean-Jacques Rous­seau. » Il observe que les Anglais sont com­blés dès l’ar­mis­tice (sti­pu­la­tions sur la flotte), et que Cle­men­ceau avait com­pris que le main­tien de l’u­ni­té alle­mande appe­lait une garan­tie. Si celle-ci a été obte­nue des Amé­ri­cains et des Anglais – d’ailleurs au prix de conces­sions -, cette garan­tie a été vite reti­rée du fait de la non-rati­fi­ca­tion du trai­té par les États-Unis d’A­mé­rique9 et la déro­bade consé­cu­tive des Bri­tan­niques. D’ailleurs, observe-t-il, la France, en avril 1920, n’a trou­vé que la Bel­gique pour aller avec elle en Pologne en août 1920 ou même pour approu­ver son action.

Enfin, avec une remar­quable luci­di­té, il a décla­ré très pro­bable une coa­li­tion ger­ma­no-russe. Que l’on songe au pacte ger­ma­no-sovié­tique du 23 août 1939 pen­dant que la mis­sion fran­co-bri­tan­nique (conduite par le géné­ral Dou­menc et l’a­mi­ral Drax) était en pour­par­lers avec les diri­geants sovié­tiques à Moscou !

Avant de réflé­chir à tout cela, for­mu­lons ici quelques der­nières pré­ci­sions et remarques sur les traités.

S’a­gis­sant des Alle­mands, réca­pi­tu­lons. Le trai­té de Ver­sailles, outre les répa­ra­tions, impo­sait aux Allemands :

  • la dimi­nu­tion du ter­ri­toire (13 %) dont :
    a) le retrait de la région éco­no­mi­que­ment impor­tante de Haute-Silésie,
    b) l’at­tri­bu­tion à la Pologne d’un cor­ri­dor sépa­rant la Prusse orien­tale du reste de l’Allemagne,
    c) l’Alsace-Lorraine,
    d) Eupen et Malmédy ;
  • la réduc­tion de la flotte mili­taire (par sai­sies) à au plus 6 croi­seurs et aucun sous-marin ;
  • la limi­ta­tion de l’ar­mée à 100 000 hommes (avec sup­pres­sion de l’état-major !) ;
  • la sup­pres­sion des colonies.

Le tout, y com­pris les répa­ra­tions, était un com­pro­mis ne satis­fai­sant véri­ta­ble­ment per­sonne entre l’u­to­pie amé­ri­caine et la para­noïa euro­péenne – d’ailleurs com­pré­hen­sible après pareille épreuve : ce com­pro­mis était sou­mis à trop d’a­léas pour satis­faire les rêves des pre­miers et trop timides pour faire taire les craintes des seconds.

En créant la Tché­co­slo­va­quie et la You­go­sla­vie, les Alliés et Asso­ciés ont sous-esti­mé de façon effa­rante le pro­blème des mino­ri­tés. La Tché­co­slo­va­quie comp­tait 3 mil­lions d’Al­le­mands, 1 mil­lion de Hon­grois et 500 000 Polo­nais sur 15 mil­lions, soit près d’un tiers de non-Slaves. Quant aux Slo­vaques eux-mêmes, ils mani­fes­taient, c’é­tait clair, peu d’en­thou­siasme pour cette construc­tion, comme le confirment et la séces­sion de 1939 et celle de 1991. La Tché­co­slo­va­quie est une » Autriche-Hon­grie en minia­ture » avec, lin­guis­ti­que­ment, 47 % de Tchèques, 19 % de Slo­vaques, 22 % d’Al­le­mands, 5 % de Hon­grois, 4 % d’U­krai­niens, etc.

Créer la You­go­sla­vie, c’é­tait (mais l’a-t-on com­pris, même aujourd’­hui ?) fran­chir la véri­table faille que non pas la géo­lo­gie mais l’his­toire avait creu­sée en Europe cen­trale, faille séparant :

  • empires romain occi­den­tal et romain oriental,
  • reli­gions catho­lique et ortho­doxe, sans par­ler des mino­ri­tés musulmanes,
  • alpha­bet latin et alpha­bet cyrillique.

(Cette faille pas­sait en gros entre la Ser­bie et la Croatie.)

Une dif­fé­rence plus sub­tile ou mal per­çue, mais capi­tale, est en outre la sui­vante et résulte en grande par­tie des influences exer­cées sur l’Eu­rope cen­trale à par­tir de l’Oc­ci­dent et à par­tir de l’O­rient : une concep­tion » occi­den­tale » com­por­tant une sépa­ra­tion de plus en plus mar­quée entre État et Église, une concep­tion » orien­tale » sans dis­tinc­tion franche entre ces deux pou­voirs. Cette dif­fé­rence est loin d’a­voir dis­pa­ru aujourd’­hui et s’ob­serve même en Grèce (et même, à nou­veau, en Russie).

Des remarques for­mu­lées par ailleurs sur les fron­tières de la Rou­ma­nie, de la Pologne, etc., dans les trai­tés de 1919 et 1920, sou­lignent cer­tains des dan­gers impli­qués par les traités.

Car enfin cette construc­tion, dres­sée au nom du prin­cipe des natio­na­li­tés pla­çait à peu près autant d’hommes sous domi­na­tion étran­gère que dans l’Em­pire aus­tro-hon­grois, mais avec cette dif­fé­rence notable qu’ils étaient répar­tis entre beau­coup plus d’É­tats, États faibles et en conflit au moins poten­tiel les uns avec les autres.

Le voi­sin occi­den­tal de ces États instables, faibles, divi­sés et sans expé­rience était l’Al­le­magne dont la puis­sance n’é­tait nul­le­ment sup­pri­mée, une Alle­magne dont le rôle serait évi­dem­ment faci­li­té par la pré­sence de mil­lions d’Al­le­mands dans ces petits États. L’Al­le­magne, pro­vi­soi­re­ment affai­blie phy­si­que­ment et maté­riel­le­ment, sor­tait du cau­che­mar gran­die sur le plan géo­po­li­tique et donc, à terme, consi­dé­ra­ble­ment renforcée.

D’au­cuns placent la paix ins­tau­rée par le Congrès de Vienne (en 1814–1815) au-des­sus de la paix de Ver­sailles, parce qu’il s’a­gis­sait, un siècle avant Ver­sailles, d’une paix de conci­lia­tion avec la France (par­tie aux négo­cia­tions), d’un équi­libre de puis­sance et qu’a­vait pré­va­lu un sen­ti­ment de légi­ti­mi­té. Sans aller jusque-là, car en un siècle la civi­li­sa­tion occi­den­tale avait pro­fon­dé­ment chan­gé, nous notons l’é­norme dif­fé­rence de méthode. Ni les Alle­mands ni les Russes ne furent appe­lés à par­ti­ci­per à l’é­la­bo­ra­tion des trai­tés, alors qu’ils repré­sen­taient beau­coup plus de la moi­tié de la popu­la­tion de l’Europe.

Où en est l’Europe lorsque est sèche l’encre des traités ?

L’ar­ticle 231 intro­duit, au moins impli­ci­te­ment, une culpa­bi­li­té morale de l’Al­le­magne. Cela et le poids des répa­ra­tions, entre autres clauses, donne à l’Al­le­magne le sen­ti­ment d’être vic­time d’une injus­tice telle que la haine contre les Alliés se développe.

En Europe cen­trale, les nom­breux États modi­fiés, réno­vés ou créés, une pous­sière d’É­tats indé­pen­dants, se groupent non pas de manière construc­tive, ne serait-ce que sur le plan éco­no­mique, mais en fac­tions rivales, les » satis­faits » et les » insa­tis­faits « . Ils s’a­lignent les uns sur la France, les autres (la Bul­ga­rie, la Hon­grie) sur l’I­ta­lie, la Grèce se tenant à l’é­cart des deux pôles.

L’Au­triche-Hon­grie a été déman­te­lée, alors qu’elle s’é­tait révé­lée viable éco­no­mi­que­ment et avait des carac­té­ris­tiques poli­tiques tout à fait sus­cep­tibles d’a­mé­lio­ra­tion. Or l’Au­triche-Hon­grie consti­tuait un impor­tant élé­ment d’é­qui­libre face à l’Allemagne.

Alors qu’une bonne paix est le plus sou­vent un com­pro­mis intel­li­gent entre vain­queurs et vain­cus, ici il n’y a eu aucun com­pro­mis de ce type, pour la bonne rai­son que les vain­cus n’ont pas été admis à la table de négo­cia­tion. Il s’est agi, mais sans concep­tion d’en­semble, d’un com­pro­mis, certes, mais d’un com­pro­mis fra­gile entre vainqueurs.

Les trai­tés sont res­tés théo­ri­que­ment en vigueur vingt ans, soit les deux tiers seule­ment du temps qui s’est écou­lé de mai 1968 à aujourd’­hui ! Mais, cinq mois après sa signa­ture, il a reçu un coup fatal : le refus amé­ri­cain de la rati­fi­ca­tion10. Les révi­sions sont inter­ve­nues dès 1925 sur les répa­ra­tions, qui ont dis­pa­ru en 1931, comme ont dis­pa­ru en 1935 les clauses mili­taires et navales et, de fac­to, les clauses rhé­nanes et de sta­tut ter­ri­to­rial en 1936 et 1938.

Les causes de cette des­truc­tion conti­nue se trouvent dans la vie poli­tique et éco­no­mique de l’Eu­rope ; mais ne faut-il pas faire une part aux trai­tés eux-mêmes dans cet échec ?

La cri­tique la plus grave qu’on puisse faire est le contraste entre la rigueur de cer­taines clauses et la fai­blesse des garan­ties d’exé­cu­tion – et en cela Jacques Bain­ville avait vu clair. En par­ti­cu­lier le Pacte de la SDN n’a­vait pas orga­ni­sé les éven­tuelles sanc­tions mili­taires ; aucune aide n’é­tait pro­mise à la France sur les fron­tières des nou­veaux États non conti­gus à la France, États où la poli­tique fran­çaise comp­tait trou­ver un point d’appui.

Tou­te­fois était-il pos­sible de ména­ger l’Al­le­magne ? d’é­vi­ter l’ar­ticle 231 ? de lais­ser l’Al­le­magne annexer les Alle­mands d’Au­triche et de Bohême ? de renon­cer à la démi­li­ta­ri­sa­tion de la Rhé­na­nie ? d’a­ban­don­ner les répa­ra­tions ? d’a­pai­ser rapi­de­ment le res­sen­ti­ment de l’o­pi­nion publique contre l’Allemagne ?

On ne sau­rait répondre que non, tant les pres­sions psy­cho­lo­giques et donc de poli­tique inté­rieure étaient fortes.

Aurait-on pu ren­for­cer les obs­tacles à une revanche ? Oui, mais seule­ment si les tra­di­tions et les com­por­te­ments des Amé­ri­cains et des Bri­tan­niques avaient été dif­fé­rents et si un sys­tème de sanc­tion effi­cace avait pu être inclus et pris au sérieux dans le Pacte de la SDN ; mais une telle soli­da­ri­té entre les trois Grands eût-elle été défi­nie qu’elle n’au­rait pas eu un carac­tère struc­tu­ral – les esprits n’é­taient pas mûrs – et n’au­rait cer­tai­ne­ment pas été main­te­nue longtemps.

Quant à la solu­tion du mor­cel­le­ment de l’Al­le­magne pré­co­ni­sée par cer­tains, elle était à la fois tota­le­ment contraire aux vues de Wil­son11 et aurait aug­men­té la menace du bol­ché­visme, comme l’au­rait aug­men­té un désar­me­ment unilatéral.

L’en­goue­ment, excellent dans son prin­cipe mais pour le moins pré­ma­tu­ré de Wil­son pour un ordre moral mon­dial, et non pour un ordre poli­tique et éco­no­mique euro­péen résul­tait d’une ana­lyse super­fi­cielle des révo­lu­tions de 1848 et d’une mécon­nais­sance pro­fonde de l’Eu­rope, en par­ti­cu­lier de l’Eu­rope cen­trale. En outre, tous les diri­geants concer­nés ont mani­fes­té une grave incom­pré­hen­sion des phé­no­mènes éco­no­miques et finan­ciers, incom­pré­hen­sion qui a duré au moins jus­qu’à la fin de la Seconde Guerre mondiale.

Si encore, à défaut de vision et de pro­jet d’en­semble, les vain­queurs avaient pris, comme l’au­rait vou­lu Jacques Bain­ville, les pro­blèmes ter­ri­to­riaux un à un avec réa­lisme et non selon des règles abs­traites, s’ils avaient su faci­li­ter la res­tau­ra­tion éco­no­mique en Europe autre­ment qu’en lais­sant les États-Unis finan­cer l’Al­le­magne de manière pure­ment mer­can­tile, alors l’é­vo­lu­tion de l’Eu­rope ne l’eût peut-être pas conduite aux mêmes drames.

Mais ne rêvons pas, nous qui savons que n’ont pas suf­fi les efforts d’un Briand et d’un Stre­se­mann, mal­gré les carac­té­ris­tiques incon­tes­ta­ble­ment posi­tives du pacte de Locar­no (octobre 1925) et des accords Briand-Kel­logg (août 1928).

Curieu­se­ment, Kemal Atatürk, avait com­pris les contra­dic­tions de la poli­tique fran­çaise, quand, appre­nant en 1927 ou 1928 la déci­sion fran­çaise de construire la ligne Magi­not, il a décla­ré : » La France per­dra la pro­chaine guerre. »

Bref la seule cri­tique sérieuse qui, aujourd’­hui encore, paraît jus­ti­fiée est le manque d’ob­jec­tifs clairs et réa­listes, l’ab­sence de méthodes adop­tées en com­mun et de moyens sans la mise en place des­quels le pire était assuré.

Il serait donc déri­soire de consi­dé­rer ces trai­tés comme LA cause des évé­ne­ments tra­giques qui ont rava­gé l’Eu­rope vingt ans après, d’au­tant plus que le pire n’est pas tou­jours sûr et que cer­tains hommes ou démons ont sur­gi que nul n’au­rait pu imaginer.

Aus­si bien est-ce une autre ques­tion qu’il convient de se poser – et celle-là est pro­ba­ble­ment utile : que reste-t-il aujourd’­hui de la situa­tion de l’Eu­rope au len­de­main des trai­tés ? Et, même si l’his­toire n’est jamais un recom­men­ce­ment, quelles leçons devons-nous tirer ? Eh bien ! ce qui reste, au moins en Europe cen­trale, c’est vrai­ment beau­coup. Pourquoi ?

Depuis la Seconde Guerre mon­diale et jus­qu’au seuil de la der­nière décen­nie, une chape de plomb a recou­vert les pro­blèmes nés de la paix de 1919–1920 ; et pour une rai­son simple et tra­gique : l’exis­tence pen­dant toute la guerre froide d’un véri­table empire colo­nial euro­péen, le plus auto­ri­taire sans doute de tous les empires colo­niaux que le monde a connu, l’Em­pire sovié­tique. Les ques­tions poli­tiques étaient, en quelque sorte, niées par la force ; les ques­tions éco­no­miques réglées, bien ou mal, de manière cen­tra­li­sée, les cir­cuits éco­no­miques se rédui­sant essen­tiel­le­ment à des rayons conver­geant à Moscou.

Or, il y a dix ans, le cou­vercle de plomb a sau­té : les vieux pro­blèmes poli­tiques s’ex­priment – ô com­bien ! – et sont même gros­sis des res­sen­ti­ments nou­veaux nés entre 1939 et la fin de la guerre. Quant aux cir­cuits éco­no­miques, ils sont à créer – et ce à par­tir d’une situa­tion sou­vent lamentable.

Voi­ci pour­quoi les trai­tés de Ver­sailles et des autres ban­lieues ne sont pas de vieilles lunes !

*

C’est dans ces condi­tions que se pose le pro­blème énorme de l’é­lar­gis­se­ment de l’U­nion euro­péenne, élar­gis­se­ment qu’il est hors de pro­pos de dis­cu­ter ici. Tou­te­fois, il faut se poser la ques­tion de savoir si les entrées dans l’U­nion euro­péenne doivent se faire en ordre dis­per­sé, les États, petits ou moyens, deve­nant indé­pen­dam­ment des États membres, ou bien s’il n’est pas indis­pen­sable d’in­ci­ter et d’ai­der les pays can­di­dats à faire jouer aux réa­li­tés éco­no­miques qui les concernent un poids au moins com­pa­rable à celui des réa­li­tés poli­tiques – et à construire préa­la­ble­ment entre eux des fédé­ra­tions ou confé­dé­ra­tions régio­nales qui, elles, seraient accueillies dans l’U­nion euro­péenne. Leur inté­rêt et l’ef­fi­ca­ci­té de l’U­nion élar­gie s’en trou­ve­raient consi­dé­ra­ble­ment accrus.

Annexe IV
Sort de l’Arménie de 1878 à 1991

► Des cen­taines de mil­liers d’Arméniens avaient été mas­sa­crés dans l’Empire otto­man au cours des vingt années qui ont sui­vi la Conven­tion de Chypre du 4 juin 1878 par laquelle Dis­rae­li (Lord Bea­cons­field) pro­mit aux Turcs d’obtenir des Russes qu’ils éva­cuent les ter­ri­toires occu­pés de l’Empire avant la réa­li­sa­tion des réformes concer­nant les Armé­niens que pré­voyait le trai­té de San Ste­fa­no (3 mars 1878). Ces mas­sacres ont été le prix san­glant de la sou­ve­rai­ne­té bri­tan­nique sur Chypre.

De nou­veaux mas­sacres eurent lieu en 1894–1896, notam­ment à Our­fa où, la semaine de Noël 1895, 3 000 Armé­niens furent brû­lés vifs dans la cathé­drale où ils avaient cher­ché refuge.

La résis­tance armé­nienne s’en trou­va sti­mu­lée et de nom­breuses opé­ra­tions cou­ra­geuses, voire témé­raires, furent effec­tuées au tour­nant du siècle, en par­ti­cu­lier sous les ordres du géné­ral Andranik.

Contre la poli­tique de tur­qui­fi­ca­tion intran­si­geante alors ins­tau­rée, les Armé­niens envoyèrent aux Puis­sances une “ Délé­ga­tion armé­nienne ” pré­si­dée par Boghos Nou­bar pacha (fils de Nou­bar pacha). Grâce à quoi un pro­to­cole fut signé le 26 jan­vier 1914 entre le grand vizir Sayid Halim et le char­gé d’affaires russe Koulgevitch.

Ce docu­ment, éla­bo­ré grâce aux trois Puis­sances (France, Angle­terre, Rus­sie), pré­voyait que les pro­vinces armé­niennes seraient par­ta­gées en deux sec­teurs. À la tête de cha­cun d’eux, un ins­pec­teur géné­ral euro­péen, nom­mé par la Porte, mais pré­sen­té par les Puis­sances et inves­ti de pou­voirs éten­dus, contrô­le­rait l’application des réformes pré­vues par les trai­tés anté­rieurs (San Ste­fa­no et Berlin).

Un Nor­vé­gien et un Hol­lan­dais furent dési­gnés et rejoi­gnirent leur poste… en juillet 1914. Un grand espoir parais­sait jus­ti­fié, mais fut éphé­mère, car le 31 octobre 1914 la Tur­quie entrait en guerre ; le pro­to­cole était rom­pu et les ins­pec­teurs géné­raux expulsés.

► Les Armé­niens étaient les uns sous domi­na­tion russe, les autres sous domi­na­tion turque (sans comp­ter ceux qui vivaient en Iran, cer­tains depuis le règne de Chah Abbas au début du XVIIe siècle). Les enga­ge­ments volon­taires aux côtés des Alliés, dans l’armée russe, furent très nom­breux des deux côtés, mal­gré, du côté des Armé­niens de l’Empire otto­man, un désir de loya­lisme vite décou­ra­gé par le gou­ver­ne­ment et alors qu’un pro­jet d’État tam­pon neutre ne put abou­tir. Là est la cause immé­diate, sinon la seule, du déclen­che­ment des mas­sacres les plus ter­ribles – après ceux, notam­ment, de 1878–1879, 1894–1896, 1904–1906 –, à savoir ceux de 1915 qui ont fait envi­ron 1 200 000 morts. Si, en outre, 600 000 Armé­niens ont pu échap­per à la mort et à la dépor­ta­tion (mais au prix de quels drames !) – c’est à envi­ron 1 800 000 vic­times que l’on peut éva­luer le total des Armé­niens concer­nés, ceux de Thrace et d’Anatolie.

► La résur­rec­tion de l’Arménie a failli se pro­duire dans la période de 1917 à 1923.

Depuis 1228, la Trans­cau­ca­sie réunis­sait sous la domi­na­tion russe les Géor­giens, les Armé­niens (deux peuples chré­tiens, les Armé­niens depuis le tout début du IVe siècle – pre­mier peuple s’étant don­né le chris­tia­nisme comme reli­gion d’État – et les Géor­giens peu après) et les Azé­ris (nom des Tatars d’Azerbaïdjan, musulmans).

Après la révo­lu­tion d’octobre, les Russes créèrent un Com­mis­sa­riat de Trans­cau­ca­sie pour orga­ni­ser celle-ci ; mais les Alle­mands ayant vain­cu l’armée rouge, la paix de Brest-Litovsk fut signée le 3 mars 1918 entre l’Allemagne et la Rus­sie bol­ché­viste : perte de l’Ukraine et d’une par­tie de la Bié­lo­rus­sie, ces­sion aux Turcs de trois pro­vinces trans­cau­ca­siennes (les “ cercles ” d’Ardahan, Kars et Batoum)*. Un grand espoir renais­sait ; l’indépendance de la Trans­cau­ca­sie fut pro­cla­mée, Géor­giens et Armé­niens n’ayant plus de rai­sons de main­te­nir des liens avec la Rus­sie qui les avait aban­don­nés. La Tur­quie recon­nut le nou­vel État, mais en for­mu­lant de telles exi­gences que les Armé­niens reprirent la lutte armée contre les Turcs (conduits par les géné­raux armé­niens Nazar­be­kov et Andra­nik et le com­man­dant Dro). Tou­te­fois, les Géor­giens, vou­lant invo­quer la pro­tec­tion alle­mande, firent écla­ter la Fédé­ra­tion de Trans­cau­ca­sie. L’Arménie, la Géor­gie et l’Azerbaïdjan pro­cla­mèrent cha­cune leur indé­pen­dance fin mai 1918 et, le 4 juin 1918, la Tur­quie signa trois trai­tés sépa­rés avec les trois États transcaucasiens.

L’Arménie fut géo­gra­phi­que­ment réduite à un petit ter­ri­toire où affluèrent 450 000 réfu­giés. Famine, cho­lé­ra, typhus firent 180 000 morts en six mois. Sans accès à la mer et avec des voi­sins hos­tiles, l’Arménie ne pou­vait survivre.

► Et pour­tant, un nou­vel espoir sur­git : les Turcs, défaits par les Alliés, signent le 31 octobre 1918 l’armistice de Mou­dros.

Les Anglais débar­quèrent à Bakou, puis à Batou­mi et les Armé­niens purent réoc­cu­per Kars et le Nakhit­che­van (aujourd’hui enclave azé­rie en Armé­nie, comme le Haut-Kara­bagh est une enclave armé­nienne en Azer­baïd­jan !). Du blé envoyé par les Amé­ri­cains fit ces­ser la famine. Une délé­ga­tion armé­nienne fut envoyée en 1919 à la Confé­rence de la paix, mais fut mal­adroite et exces­sive dans ses reven­di­ca­tions. Néan­moins l’indépendance armé­nienne fut recon­nue de fac­to en jan­vier 1920.

Le trai­té de Sèvres (10 août 1920) entre les Alliés et la Tur­quie recon­nais­sait de jure cette indé­pen­dance. Les fron­tières, fixées par une sen­tence arbi­trale du pré­sident Wil­son le 22 novembre 1920, englo­baient les 20000 km² de l’Arménie cau­ca­sienne et 42 000 km² à céder par la Tur­quie. Quel espoir : une Armé­nie indé­pen­dante et viable, grâce à un accès à la mer vers Tré­bi­zonde ! Mais encore un espoir déçu : les Turcs qui, pro­fi­tant des intrigues de Law­rence au Moyen-Orient et de l’impossibilité poli­tique des Alliés de lever des troupes pour gros­sir celles déjà en place au Moyen-Orient, avaient repris les armes sous les ordres du géné­ral Kia­zim Kara Bekir, puis de Mus­ta­fa Kemal qui, sous le nom de Kemal Atatürk (en turc : le père des Turcs), devint le chef illustre du mou­ve­ment natio­na­liste et le père fon­da­teur de la Répu­blique turque.

Les Turcs, furieux de l’occupation de Smyrne par les Grecs, cer­tains de la pas­si­vi­té des Alliés, atta­quèrent les Armé­niens et les Grecs et obtinrent des Alliés l’abrogation du trai­té de Sèvres et son rem­pla­ce­ment par le trai­té de Lau­sanne (24 juillet 1923) où ne figu­rait ni une Armé­nie indé­pen­dante, ni même le “ foyer armé­nien ” de Cili­cie, mal­gré la pro­messe qu’avaient faite les Alliés.

Ce com­plet aban­don est dû en grande par­tie à l’Angleterre qui comp­tait le négo­cier contre l’attribution de Mos­soul – ce qui eut lieu, et fit décla­rer à Lord Cur­zon** : “ Le pétrole a pesé plus lourd que le sang arménien. ”

Seules sub­sis­taient dans le nou­veau trai­té quelques phrases vagues sur le trai­te­ment des mino­ri­tés arméniennes.

► Enfin, une “ alliance objec­tive ” (au sens mar­xiste du terme) entre les enne­mis héré­di­taires, les Russes et les Turcs, eut pour effet en 1922 – près d’un demi-siècle après la guerre rus­so-turque de 1876–1877 ter­mi­née par la vic­toire de l’Empire russe – et paral­lè­le­ment au mas­sacre d’Arméniens et de Grecs à Smyrne, le par­tage de l’Arménie entre la Rus­sie bol­ché­viste et la Répu­blique turque, ain­si que la créa­tion de la Répu­blique sovié­tique d’Arménie, l’année même de la consti­tu­tion de l’URSS.

► Le 21 sep­tembre 1991, les Armé­niens plé­bis­ci­tèrent (par 99 % de oui et un taux de par­ti­ci­pa­tion de 85 %) la pro­cla­ma­tion d’indépendance de la Répu­blique d’Arménie – qui fut assez vite, à par­tir de décembre 1991, recon­nue pro­gres­si­ve­ment par la com­mu­nau­té internationale.

D’énormes pro­blèmes demeurent – dont celui des rela­tions avec l’Azerbaïdjan (Nakhit­che­van, Haut-Kara­bagh) –, mais ce n’est pas ici le lieu d’en parler.

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* Ou Batou­mi, aujourd’hui port de Géor­gie (pro­vince d’Adjarie), sur la mer Noire, d’une grande impor­tance stra­té­gique pour l’écoulement du pétrole de la mer Caspienne.
** Alors ministre des Affaires étran­gères du Royaume-Uni.

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1. Au sujet de la Pales­tine : pro­messe de créer un Foyer natio­nal juif sur l’an­cien ter­ri­toire d’Israël.
2. On remar­que­ra que ces deux empires ont dis­pa­ru presque simul­ta­né­ment après six siècles et demi (1273−1918 pour le pre­mier et 1290–1923 pour le second).
3. On remar­que­ra que le mot uti­li­sé n’est pas indé­pen­dant, mais autonome.
4. Car les États-Unis étaient une puis­sance asso­ciée et non l’un des Alliés, ce qui a été la source de cer­taines dif­fi­cul­tés, notam­ment dans les pro­blèmes italiens.
5. Depuis le 26 mars 1918.
6. Pro­cla­mée par le socia­liste Scheidemann.
7. N’ou­blions pas que l’al­ler et retour, par mer, pre­nait une quin­zaine de jours.
8. Charles Ier, neveu de Fran­çois-Joseph (mort le 21 novembre 1916) et son suc­ces­seur à la tête de l’Em­pire aus­tro-hon­grois, a cou­ra­geu­se­ment enga­gé des pour­par­lers de paix sépa­rée en 1917 (par l’in­ter­mé­diaire du prince Sixte de Bour­bon-Parme) ; mais, comme on sait, ce fut un échec et l’empereur Charles quit­ta son pays le 13 novembre 1919.
9. Cf. Annexe III : » Wil­son désavoué « .
10. Cf. Annexe iii.
11. Annexe I.

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