Le naufrage de la marine marchande

Dossier : Les métiers de la merMagazine N°644 Avril 2009
Par Yves TRÉMÉAC

Le monde mari­time est aujourd’­hui com­plè­te­ment ouvert et déré­gu­lé. Face à cette gan­grène, com­ment réagissent les États euro­péens, dont la France, et les orga­ni­sa­tions inter­na­tio­nales où ils siègent ? En ne fai­sant rien.

La pas­si­vi­té de l’Union européenne
Avec un tiers de la flotte mon­diale, l’Union euro­péenne devrait agir. Mais elle se contente de décla­ra­tions et refuse d’envisager « de nou­veaux actes légis­la­tifs ». À la place, elle va lan­cer une « cam­pagne de sen­si­bi­li­sa­tion afin d’améliorer l’image de marque de ce sec­teur auprès des jeunes », de « pro­mou­voir davan­tage l’accès des femmes aux pro­fes­sions mari­times », et « pré­co­ni­ser l’utilisation des tech­no­lo­gies modernes de l’information (cour­rier élec­tro­nique par exemple) qui doivent per­mettre aux marins de res­ter en contact avec leur famille ».

Nos gou­ver­ne­ments accen­tuent la déré­gle­men­ta­tion pour » s’a­dap­ter « , autant dire s’a­li­gner par le bas, avec des clauses sociales mini­males et une fis­ca­li­té qua­si­ment nulle : l’île de Man s’est ouverte aux arme­ments bri­tan­niques, les Belges se sont pla­cés sous le dra­peau du Luxem­bourg, le Dane­mark, la Nor­vège ont créé un registre bis.En France, depuis 1986, a été créé le pavillon des îles Ker­gue­len : seuls 35 % de l’é­qui­page doivent être fran­çais et res­pec­ter les conven­tions col­lec­tives fran­çaises ; le reste sur­nage dans le flou juridique.

On a ins­tau­ré un pavillon de com­plai­sance à la française

La paie varie selon la cou­leur de la peau : » Un poste mal­gache revient quatre fois moins cher qu’un poste fran­çais » rap­pe­lait Alain Suard, alors PDG de France Télé­com Marine. Mais cela n’est pas assez. » Le registre Ker­gue­len n’est plus com­pé­ti­tif : il est clas­sé par la Com­mu­nau­té euro­péenne comme le registre le moins com­pé­ti­tif et le plus rigide en termes d’emploi natio­nal, en moyenne 30 % plus cher que les pavillons bis euro­péens1.

La mort programmée des écoles maritimes

L’en­sei­gne­ment mari­time en péril
Les déci­sions hasar­deuses de l’ad­mi­nis­tra­tion fran­çaise conduisent à une refonte de l’en­sei­gne­ment mari­time. Avec des ques­tions mul­tiples et des inquié­tudes sur l’a­ve­nir des Écoles natio­nales de la marine mar­chande (ENMM). Ces écoles ont certes, depuis cinq ans, aug­men­té le nombre de leurs élèves offi­ciers. Mais les élèves qui sortent, en grand nombre, de ces écoles ont les plus grandes dif­fi­cul­tés à embar­quer comme lieu­te­nant dans les com­pa­gnies fran­çaises. Pour­quoi ? C’est en rai­son de la mise en place du RIF qui a per­mis aux com­pa­gnies mari­times fran­çaises d’embarquer des lieu­te­nants (pont et machine) de natio­na­li­tés autres qu’eu­ro­péennes, tout simplement.

Le 3 mai 2005 le Registre inter­na­tio­nal fran­çais (RIF) est donc créé, offrant aux arma­teurs des allé­ge­ments sala­riaux et fis­caux. Ils peuvent ain­si employer jus­qu’à 65 % de marins étran­gers hors Union euro­péenne, rému­né­rés aux condi­tions de leur pays d’o­ri­gine ou aux salaires ITF (Fédé­ra­tion inter­na­tio­nale des ouvriers du trans­port) les plus bas. Le RIF se contente, désor­mais, d’un capi­taine et d’un sup­pléant fran­çais, ain­si que de » 35 % à 25 % de marins com­mu­nau­taires selon les cas2 « . Mais Bruxelles a consi­dé­ré la légis­la­tion fran­çaise non conforme avec le prin­cipe de libre cir­cu­la­tion des per­sonnes dans l’U­nion et oblige le capi­taine et l’of­fi­cier en second, son rem­pla­çant natu­rel, à être obli­ga­toi­re­ment euro­péens. Exit l’o­bli­ga­tion de com­man­de­ment fran­çais, ce qui entraîne la mort pro­gram­mée des écoles mari­times et la fin de la moti­va­tion des marins fran­çais qui naviguent encore. Pour les autres, le smic est abo­li, rem­pla­cé par » les accords conclus au BIT (Bureau inter­na­tio­nal du tra­vail) « , la semaine légale de tra­vail repasse aux 48 heures d’a­vant 1936. Adieu la pro­tec­tion sociale et adieu le droit syn­di­cal ! Toutes les charges sociales des équi­pages fran­çais sont main­te­nant rem­bour­sées et avec la taxe au ton­nage… les arma­teurs n’ont jamais autant gagné d’argent.

Au pas­sage, on léga­lise le rôle des » mar­chands d’hommes « , inter­mé­diaires qui, contrai­re­ment aux entre­prises de tra­vail inté­ri­maire, ne sont nul­le­ment enca­drés. En bref, on a ins­tau­ré un » pavillon de com­plai­sance à la fran­çaise « , et c’est bien ain­si qu’il est cata­lo­gué par l’ITF : notre pavillon figure, main­te­nant, dans la liste noire des pavillons de com­plai­sance, aux côtés des Baha­mas et des Ber­mudes. Un motif de fier­té nationale.

Des filières maritimes plus courtes et déqualifiantes

Equi­page de pont d’un vra­quier à la manoeuvre d’amarrage ©istock­pho­to

Les arma­teurs de France et l’ad­mi­nis­tra­tion mari­time ont sou­hai­té aug­men­ter le nombre d’é­lèves offi­ciers pour remé­dier à la pénu­rie, par la mise en place d’une nou­velle filière mari­time plus courte. Mais cette filière ne résou­dra pas dura­ble­ment le manque d’of­fi­ciers de la marine mar­chande. Les bre­vets fran­çais actuels, recon­nus dans le monde, vont être déva­lo­ri­sés pas­sant de bac + 5 à bac + 2 ou 3, au pro­fit des arma­teurs, puisque le salaire est lié à la tech­ni­ci­té des emplois, et que l’a­bais­se­ment des exi­gences de for­ma­tion entraî­ne­ra une baisse pro­por­tion­nelle de la rému­né­ra­tion. Quel jeune homme, ou jeune femme, sacri­fie­ra une grande par­tie de sa vie sociale, près des siens, pour par­tir des mois avec un salaire au rabais et dans des condi­tions de tra­vail qui se dégradent de plus en plus ?

M. Tris­tan Viel­jeux, ancien PDG de la socié­té mari­time Del­mas décla­rait : » La notion de pavillon ne ren­voie qu’à une régle­men­ta­tion spé­ci­fique. Ce qui compte, c’est que les capi­taux et le centre de déci­sion demeurent fran­çais3. » Et les » centres de déci­sion « , en effet, sont bien là et ne se sont pas dépla­cés : les navires appar­tiennent tou­jours aux mêmes pays, aux nôtres, à des arma­teurs pri­vés désormais.

Le beurre et l’argent du beurre

Aucuns » voyous des mers » exo­tiques à tra­quer ici, pas même des » États-voyous « , juste des patrons bien sous tous rap­ports qui gagnent à tous les coups : arguant de la concur­rence et agi­tant la menace de » dépa­villon­ner » tou­jours plus – des délo­ca­li­sa­tions qui, sans trans­fert d’u­sine, sans démé­na­ge­ment de machines, se règlent d’un trait de plume d’a­vo­cat -, ils ont obte­nu le beurre des tra­vailleurs et l’argent du beurre des contri­buables, cumu­lant salaires au plan­cher, allé­ge­ment voire dégrè­ve­ment des charges, aides à la construc­tion, etc.

Les arma­teurs n’ont jamais autant gagné d’argent

Les auto­ri­tés cèdent bien volon­tiers, sans épreuve de force, com­plices qui se pré­tendent vic­times, ne s’ef­for­çant jamais de refon­der un ordre mari­time cas­sé, un code du tra­vail bri­sé. Mal­gré ses mil­liers de côtes mari­times, la France casse, détruit et laisse s’en­vo­ler tout son sec­teur mari­time. La marine mar­chande fran­çaise fera bien­tôt par­tie des archives nationales.

1. Compte ren­du de la Com­mis­sion des affaires éco­no­miques, de l’environnement et du ter­ri­toire de l’Assemblée natio­nale, Paris, 25 jan­vier 2005.
2. Voir affaires-publiques.org
3. Chal­lenges, Paris, octobre 1993, rele­vé dans Pétro­liers de la honte, Édi­tion n° 1, Paris, 1994.

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