Le capital “ risqué ” dans la reprise de société en LBO

Dossier : Capital Risque Capital risqué !Magazine N°573 Mars 2002
Par Eric PHILIPPON (87)
Par Xavier THOUMIEUX

Le LBO, mode d’emploi

Qu’est-ce qu’un LBO ?

Avant toute chose, comme dans les autres formes de capi­tal inves­tis­se­ment, il s’a­git d’une aven­ture humaine : la convic­tion que se forgent des inves­tis­seurs sur une socié­té don­née face à des diri­geants aux­quels ils font confiance afin de mener à bien le plan de déve­lop­pe­ment proposé.

D’un point de vue plus aca­dé­mique, le LBO est une opé­ra­tion par laquelle un ou plu­sieurs inves­tis­seurs acquièrent une entre­prise (la socié­té reprise) via une socié­té hol­ding (la plu­part du temps créée pour l’oc­ca­sion et appe­lée de façon géné­rique : New­co, Top­co ou Hold­co), qui s’en­dette autant que la capa­ci­té de rem­bour­se­ment de la socié­té reprise le per­met, et qui est capi­ta­li­sée par les acqué­reurs (inves­tis­seurs, cadres et sala­riés), uni­que­ment à hau­teur du solde entre le prix d’ac­qui­si­tion et la dette contrac­tée (effet de levier finan­cier). Le nou­veau groupe, consti­tué de la hol­ding et de la socié­té reprise, béné­fi­cie géné­ra­le­ment de l’in­té­gra­tion fis­cale, qui per­met de dimi­nuer sa base d’im­po­si­tion du mon­tant des inté­rêts de la dette d’ac­qui­si­tion (effet de levier fiscal).

Après l’ac­qui­si­tion, la dette ban­caire est rem­bour­sée par la hol­ding grâce aux cash-flows géné­rés par la socié­té reprise et remon­tés par divi­dende (cf. sché­ma 1). Par exemple, une socié­té de valeur de 100 M€ est reprise grâce à 30 M€ de capi­tal appor­tés par les inves­tis­seurs, les mana­gers et les sala­riés (capi­tal pur, prêt d’ac­tion­naire…) et grâce à 70 M€ de dette appor­tés par les ban­quiers (cf. sché­ma 1).

Sché­ma 1 –​Méca­nisme du LBO
Mécanisme du LBO


L’ef­fet de levier, qui consiste à limi­ter son apport en capi­tal et à finan­cer le solde par endet­te­ment, per­met d’ob­te­nir un ren­de­ment sup­plé­men­taire sur le capi­tal enga­gé pour autant que le taux d’in­té­rêt payé sur la dette soit infé­rieur au taux de ren­de­ment impli­cite de l’in­ves­tis­se­ment consi­dé­ré (théo­rie finan­cière). Ce pre­mier effet de levier est majo­ré de l’ef­fet de levier fis­cal : les inté­rêts des dettes d’ac­qui­si­tion por­tées par la hol­ding sont déduc­tibles fis­ca­le­ment des béné­fices conso­li­dés du nou­veau groupe (hol­ding + socié­té reprise), ce qui per­met de réduire nota­ble­ment l’im­pôt dû. On aug­mente ain­si la capa­ci­té de créa­tion de » cash » de l’ensemble.

Après la mise en œuvre du plan de déve­lop­pe­ment à moyen terme des mana­gers (envi­ron cinq ans), la socié­té est géné­ra­le­ment mise en Bourse, refi­nan­cée ou reven­due (après avoir rem­bour­sé une par­tie de sa dette) afin de pas­ser à une nou­velle étape de son déve­lop­pe­ment. L’in­ves­tis­seur ain­si que les mana­gers et sala­riés per­çoivent alors un ren­de­ment (par le biais d’une plus-value) sur les fonds qu’ils ont inves­tis. Ce ren­de­ment repose d’une part sur la créa­tion de valeur » opé­ra­tion­nelle » (amé­lio­ra­tion de la marge, déve­lop­pe­ments effec­tués, etc.), et d’autre part sur la créa­tion de valeur » finan­cière » (effet de levier financier).

Dans l’exemple ci-des­sous (cf. sché­ma 2), les action­naires mul­ti­plient leur inves­tis­se­ment par 5,6 en cinq ans car ils ont inves­ti 30 M€ et reçu 170 M€ cinq ans plus tard. S’ils n’a­vaient pas mis en place d’ef­fet de levier, ils auraient mul­ti­plié leur inves­tis­se­ment par 2 en cinq ans (100 M€ inves­tis et 200 M€ cinq ans plus tard).

On mesure alors mieux l’ef­fet de levier : le capi­tal est mul­ti­plié par 2 (ou par 2,6 en inté­grant les divi­dendes)3, contre un mul­ti­pli­ca­teur de 5,6 grâce à effet de levier. L’in­ves­tis­se­ment réa­li­sé (30 M€) a béné­fi­cié d’un taux de ren­de­ment de 41 % par an dans le cas de l’ef­fet de levier. Si l’in­ves­tis­se­ment avait été réa­li­sé en tota­li­té en capi­tal (100 M€), le taux de ren­de­ment aurait été de 15 % par an, ou de 21 % en inté­grant les divi­dendes3. On appré­cie, à la com­pa­rai­son de ces deux ren­de­ments (21 % et 41 %), l’im­pact de l’ef­fet de levier.

D’un point de vue de ren­ta­bi­li­té (cf. sché­ma 3), le seg­ment du LBO est capable d’of­frir des niveaux de ren­ta­bi­li­té éle­vés (de l’ordre de 15–20 % par an sur vingt ans) avec un niveau risque assez proche du capi­tal-risque » pur » (finan­ce­ment de start-up…).

Sché­ma 2 – Exemple de la ren­ta­bi­li­té de l’opération pour les actionnaires
Exemple de la rentabilité de l’opération LBO pour les actionnaires
Hypo­thèses
  • Socié­té reprise à 5 x son résul­tat d’exploitation, soit 100 MÛ (Rex = 20 MÛ). La socié­té n’est pas endettée.
  • Crois­sance Rex2 de 15 %​par an, soit un Rex de 40 M€ après cinq ans.
  • Mon­tage avec un levier de (Dettes/Fonds propres) de 2,3, soit 70 M€ en dettes et 30 M€ en fonds propres. Dette au taux de 8%.
  • Rem­bour­se­ment de » 60% de la dette en cinq ans car uti­li­sa­tion d’une par­tie du cash-flow pour finan­cer les inves­tis­se­ments de déve­lop­pe­ment. Dette res­tante à cinq ans : 30 M€.
  • Sor­tie cinq ans plus tard à 5 x Rex, soit 200 M€ (Rex = 40 M€). Il s’agit de la valeur d’entreprise (valeur des fonds propres + valeur de la dette), l’investisseur ne per­ce­vant que le solde du prix après rem­bour­se­ment des dettes restantes.


C’est bien ce der­nier point, outre la pro­fes­sion­na­li­sa­tion du sec­teur, qui explique l’en­goue­ment des inves­tis­seurs ins­ti­tu­tion­nels pour ce mar­ché qui, mal­gré sa crois­sance forte sur ces der­nières années, reste encore riche d’opportunités.

Au plan de la struc­tu­ra­tion de l’o­pé­ra­tion, le risque de la tran­sac­tion est en quelque sorte » décou­pé » en tranches. La par­tie la moins ris­quée est dévo­lue au prê­teur puisque, par nature, son rang est prio­ri­taire sur celui de l’in­ves­tis­seur (jus­qu’à épui­se­ment de sa dette l’en­semble des cash-flows de l’o­pé­ra­tion lui reviennent), et la par­tie la plus ris­quée est dévo­lue à l’in­ves­tis­seur à la recherche du gain en capi­tal. Pour reprendre notre exemple, la dette et même le capi­tal peuvent être » décou­pés » en tranches n’ayant pas le même degré de risque, et donc pas la même rému­né­ra­tion (cf. sché­ma 4).

Sché­ma 3 – Com­pa­rai­son du couple risque/rentabilité entre le LBO et le capi­tal-risque “ pur ”
Comparaison du couple risque/rentabilité entre le LBO et le capital-risque “ pur ”


À cet égard, la dette » Mez­za­nine » (de l’i­ta­lien » Mez­zo » au milieu) est en fait duale. Elle cumule des carac­té­ris­tiques de dette (créance obli­ga­taire por­tant inté­rêts) et de capi­tal (accès à la plus-value en capi­tal lors de la sor­tie via l’exer­cice, par exemple, de bons de sous­crip­tion d’actions).

Sché­ma 4 
Carac­té­ris­tiques du finan­ce­ment de la reprise de la société
Caractéristiques du financement de la reprise d'une société par LBO

La pre­mière notion clef dans la struc­tu­ra­tion des finan­ce­ments d’une opé­ra­tion est la subor­di­na­tion. En effet, si le capi­tal est par nature subor­don­né à la dette, du point de vue du prê­teur, la dif­fé­ren­cia­tion du risque entre deux prêts accor­dés à la même socié­té pro­vient essen­tiel­le­ment de (i) la dif­fé­rence dans le terme et le pro­fil de rem­bour­se­ment de cha­cun et (ii) la dif­fé­rence dans le rang et les garan­ties dont ils bénéficient.

C’est pour­quoi les contrats ban­caires pré­voient (i)un rem­bour­se­ment des dettes les plus ris­quées (dettes dites » mez­za­nines » ou tranches B et C de la dette » senior ») pos­té­rieur au rem­bour­se­ment des dettes les moins ris­quées (dettes dites » seniors ») et (ii) la signa­ture d’une conven­tion de subor­di­na­tion par tous les prê­teurs et par l’emprunteur (la hol­ding) sti­pu­lant que, dans tous les cas (y com­pris dépôts de bilan), les flux de » cash » iront d’a­bord rem­bour­ser les dettes prio­ri­taires jus­qu’à épui­se­ment de celles-ci, puis les dettes subor­don­nées. Dans le même esprit les dettes seniors béné­fi­cient en prio­ri­té des garan­ties accor­dées par l’emprunteur (essen­tiel­le­ment le nan­tis­se­ment des titres de la socié­té reprise).

Le couple risque-ren­ta­bi­li­té est l’autre notion clef d’a­na­lyse d’une telle opé­ra­tion et des dif­fé­rentes formes de finan­ce­ment. En effet, plus le finan­ce­ment est senior, moins il est ris­qué et plus sa ren­ta­bi­li­té pré­vi­sion­nelle est limi­tée (exemple : la marge sur le prêt senior). Avec l’aug­men­ta­tion du niveau de risque, du fait de rem­bour­se­ments plus éloi­gnés dans le temps et du carac­tère de subor­di­na­tion, le niveau de ren­ta­bi­li­té atten­du aug­mente. Les marges sont plus éle­vées sur les tranches les plus subor­don­nées. La dette mez­za­nine béné­fi­cie d’un accès à la plus-value et recherche un TRI glo­bal, ou taux de ren­de­ment interne, d’en­vi­ron 15 %, taux inter­mé­diaire entre le ren­de­ment atten­du des dettes et celui du capi­tal. Le capi­tal pro­duit, en cas de réus­site de l’o­pé­ra­tion, la ren­ta­bi­li­té la plus impor­tante mais assume le pre­mier, en cas d’é­chec, les pertes et, en géné­ral, dans la pro­por­tion la plus impor­tante par rap­port aux autres tranches de finan­ce­ment mieux protégées.

Quels sont les avantages d’une telle opération pour les dirigeants ?

On peut énu­mé­rer un cer­tain nombre de points posi­tifs, notam­ment pour l’é­quipe de direction.

  • Auto­no­mie de ges­tion des mana­gers. Ils rendent compte à des action­naires mais sont réel­le­ment maîtres à bord, les finan­ciers n’ayant aucune voca­tion à diri­ger l’en­tre­prise. En géné­ral une struc­ture direc­toire-mana­gers et conseil de sur­veillance-inves­tis­seurs est adop­tée. Par ailleurs, les fonds LBO gérant un nombre limi­té de socié­tés et ayant pro­duit un tra­vail très impor­tant d’a­na­lyse et de syn­thèse de la socié­té reprise durant les six-huit mois d’é­tude du dos­sier, ils sont tota­le­ment dédiés à l’af­faire et à son déve­lop­pe­ment en par­ti­cu­lier durant les dix-huit pre­miers mois et ont une forte volon­té pour que le plan d’af­faires éta­bli par l’é­quipe diri­geante soit mis en œuvre. Ceci est géné­ra­le­ment très appré­cié des diri­geants qui viennent la plu­part du temps de groupes indus­triels ou de ser­vices pour les­quels ils ne diri­geaient qu’une filiale » non stra­té­gique » et donc » sans inté­rêt » pour la direc­tion géné­rale du groupe.
     
  • Pour­suite de la stra­té­gie de déve­lop­pe­ment de la socié­té. La crois­sance externe est tout à fait com­pa­tible avec un mon­tage LBO pour autant qu’elle soit pré­vue dans le plan d’af­faires et le sché­ma de finan­ce­ment : auto­fi­nan­ce­ment pré­ser­vé, pos­si­bi­li­té de finan­ce­ment de la crois­sance externe pré­vue ini­tia­le­ment, aug­men­ta­tions de capi­tal suc­ces­sives pos­sibles… L’ac­qué­reur déter­mi­ne­ra alors son prix en fonc­tion de l’en­semble de ces para­mètres et du couple risque-ren­ta­bi­li­té qu’ils impliquent. C’est pour­quoi, dans une opé­ra­tion de ce type, l’a­na­lyse extrê­me­ment pous­sée du busi­ness plan des mana­gers est l’élé­ment clef par essence.
     
  • Entrée au capi­tal à des condi­tions avan­ta­geuses via l’ef­fet de levier. L’es­prit de l’o­pé­ra­tion, du point de vue de l’ac­tion­naire finan­cier, est que l’é­quipe de direc­tion et les sala­riés inves­tissent de façon signi­fi­ca­tive dans la tran­sac­tion (point fon­da­men­tal démon­trant leur confiance), et puissent en tirer en contre­par­tie un double pro­fit : (i) la quote-part de plus-value leur reve­nant au titre de leur inves­tis­se­ment ini­tial, auquel s’a­joute (ii) un méca­nisme for­te­ment inci­ta­tif (via par exemple des BSA4) lié au degré de réus­site de l’o­pé­ra­tion (c’est-à-dire au niveau de plus-value réa­li­sé par l’ac­tion­naire finan­cier). En appor­tant 3 M€ les diri­geants et sala­riés peuvent pos­sé­der 10 % de la socié­té (3÷30) contre 3 % sans effet de levier (3÷100). En sup­po­sant, en outre, que 15 % sup­plé­men­taires leur soient attri­bués du fait de la grande réus­site de l’o­pé­ra­tion, ces der­niers ont alors droit à envi­ron 25 % de la plus-value (de 170 M€), soit 42 M€, pour un inves­tis­se­ment ini­tial de 3 M€, soit un inves­tis­se­ment mul­ti­plié par 14 (42÷3) !
     
  • Moindre sen­si­bi­li­té aux évo­lu­tions à court terme des mar­chés et de l’en­vi­ron­ne­ment géné­ral, compte tenu de l’ho­ri­zon des inves­tis­seurs (cinq ans en géné­ral) à l’in­verse d’une socié­té cotée (vola­ti­li­té des cours en fonc­tion des annonces tri­mes­trielles !). En effet, à par­tir du busi­ness plan de base des mana­gers, un cer­tain nombre de plans alter­na­tifs sont étu­diés, notam­ment pour faire face à des condi­tions éco­no­miques dégra­dées. La struc­ture finan­cière (niveau et type de dette) est éga­le­ment struc­tu­rée afin de résis­ter à un contexte plus dif­fi­cile que prévu.
     
  • Une atten­tion plus grande por­tée à la ges­tion du cash (BFR, inves­tis­se­ments…) et au repor­ting finan­cier (ce qui fait du LBO pro­ba­ble­ment la meilleure pré­pa­ra­tion à une intro­duc­tion en Bourse).

À l’inverse existe-t-il des contraintes ?

Il existe fina­le­ment assez peu de contraintes dans le cadre d’un LBO mais on peut néan­moins men­tion­ner quelques points clés :

  • les mana­gers et les sala­riés doivent inves­tir de façon signi­fi­ca­tive au regard de leurs moyens. Ce point est cen­tral pour la confiance des inves­tis­seurs comme nous l’a­vons vu ci-dessus ;
     
  • il existe un devoir d’in­for­ma­tion envers les inves­tis­seurs action­naires et les ban­quiers qui passe en par­ti­cu­lier par un repor­ting très pré­cis et régu­lier (notam­ment le sui­vi men­suel du cash) ;
     
  • l’en­semble des déci­sions impor­tantes (inves­tis­se­ment, crois­sance externe, endet­te­ment, etc.) est sou­mis à l’ap­pro­ba­tion du conseil de surveillance ;
     
  • le busi­ness plan des mana­gers repré­sente l’al­pha et l’o­mé­ga de l’o­pé­ra­tion puis­qu’il fonde notam­ment le prix payé et la struc­ture finan­cière. Tout chan­ge­ment signi­fi­ca­tif en cours de vie de l’o­pé­ra­tion (du type déve­lop­pe­ment plus impor­tant) devra être préa­la­ble­ment approu­vé par les action­naires et les banquiers ;
     
  • la néces­si­té de sor­tie des inves­tis­seurs à moyen terme (à cinq ans en moyenne). Cette liqui­di­té à terme de l’in­ves­tis­se­ment est un point cen­tral qui béné­fi­cie à l’en­semble des action­naires, y com­pris aux mana­gers et salariés ;
     
  • un cadre juri­dique et finan­cier assez for­mel qui pro­tège les inté­rêts des action­naires, tant mino­ri­taires que majo­ri­taires, et des ban­quiers. En effet, les contrats de prêts encadrent très pré­ci­sé­ment les pos­si­bi­li­tés du groupe par de nom­breuses limi­ta­tions (niveau maxi­mum d’in­ves­tis­se­ment annuel, niveau maxi­mum d’en­det­te­ment, pas de remon­tée de divi­dendes vers les action­naires, etc.) et des ratios à res­pec­ter (EBIT/frais finan­ciers, cash-flow/service de la dette, etc.). Il ne s’a­git pas d’im­mix­tion dans la ges­tion mais sim­ple­ment de la mise en forme contrac­tuelle du cadre finan­cier qu’ont accep­té les ban­quiers et dont ils ne veulent pas que l’en­tre­prise s’é­loigne sans leur accord.
     
Sché­ma 5 – Évo­lu­tion du nombre de tran­sac­tions LBO et des volumes investis
Évolution du nombre de transactions LBO et des volumes investis

Rapide historique du LBO

L’émergence aux États-Unis

À l’is­sue d’une période de taux d’in­té­rêt et d’in­fla­tion éle­vés, le LBO décolle aux États-Unis à la fin des années soixante-dix. La pre­mière opé­ra­tion de 100 M$ a lieu en 1979 (KKR rachète Hou­daille Indus­tries). Dans les années quatre-vingt, on assiste à de grandes opé­ra­tions de rachat d’en­tre­prises avec un fort effet de levier fon­dé en par­tie sur l’é­mis­sion d’o­bli­ga­tions à haut ren­de­ment (« junk bonds « , ancêtres des High Yield Bonds actuels qui s’ap­pa­rentent à des dettes mez­za­nines), avec un pic en 1986 (48 Md$ d’émissions).

Le LBO acquiert alors une image un peu sul­fu­reuse puis­qu’il est uti­li­sé par des rai­ders comme T. Boone Pickens et Michael Mil­ken. Plu­sieurs opé­ra­tions portent sur le dépe­çage de conglo­mé­rats indus­triels sous-valo­ri­sés en bourse. Le som­met est atteint lorsque KKR lance une OPA de 25 Md$ sur RJR Nabis­co en 1989 et en finance 20 % via une émis­sion de » junk bonds « .

Dans les années quatre-vingt-dix, on assiste à une pro­fes­sion­na­li­sa­tion du mar­ché. De grandes équipes amé­ri­caines se ren­forcent et font oublier les rai­ders des années quatre-vingt.

Le retard de l’Europe et de la France

Le mar­ché anglais a tou­jours été le plus déve­lop­pé en Europe et a sui­vi de façon assez proche l’é­vo­lu­tion du mar­ché amé­ri­cain. Il a réel­le­ment décol­lé dans les années quatre-vingt. Le capi­tal inves­tis­se­ment (ou » pri­vate equi­ty ») repré­sente d’ailleurs 0,9 % du PIB au Royaume-Uni contre 1,4 % aux États-Unis et 0,3 % en France. Ceci pro­vient essen­tiel­le­ment, comme pour le reste du monde finan­cier fran­çais, de l’ab­sence de pen­sion funds qui, dans les pays anglo-saxons, » poussent » les mar­chés à s’or­ga­ni­ser et à se déve­lop­per afin d’of­frir des débou­chés à leurs capitaux.

En France le démar­rage réel du mar­ché a lieu à la fin des années quatre-vingt. Le cadre juri­dique est posé avec la loi sur les rachats d’en­tre­prises par ses sala­riés ou RES (1984) qui offre un sys­tème de déduc­tions fis­cales à la socié­té reprise et aux sala­riés pour autant que ces der­niers détiennent un mini­mum de 50 % des droits de vote du groupe.
L’in­té­gra­tion fis­cale lan­cée en 1988 vien­dra com­plé­ter puis rem­pla­cer le sys­tème du RES qui n’a plus aujourd’­hui d’at­trait réel du fait du chan­ge­ment d’un cer­tain nombre de cri­tères. On assiste à quelques grands RES tels que Dar­ty en 1988 et Eif­fage-Fou­ge­rolles en 1990. Au cours des années quatre-vingt-dix, le volume de tran­sac­tions en LBO explose après être res­té stable durant la période 1991–1994, soit le point bas du cycle éco­no­mique (cf. sché­ma 5).

La pro­fes­sion­na­li­sa­tion du marché

La fin des années quatre-vingt-dix a vu l’é­mer­gence de grands fonds euro­péens gérés par des équipes expé­ri­men­tées et avec des fonds levés auprès de nom­breux inves­tis­seurs ins­ti­tu­tion­nels euro­péens et amé­ri­cains (banques, assu­rances, fonds de pen­sion…). On compte doré­na­vant plu­sieurs fonds LBO paneu­ro­péens de plus de 2 Md€. En revanche les mar­chés euro­péens res­tent très locaux car, au regard d’o­pé­ra­tions com­plexes, l’a­ven­ture humaine que nous avons évo­qué ci-des­sus reste pri­mor­diale et donc très liée aux spé­ci­fi­ci­tés cultu­relles de chaque pays.

En France, outre un cer­tain nombre de fonds anglo-saxons, on retrouve quelques fonds fran­çais posi­tion­nés sur le seg­ment des opé­ra­tions de taille impor­tante (cf. sché­ma 6).

Par ailleurs, il existe de nom­breux fonds spé­cia­listes des opé­ra­tions de petites et moyennes tailles (jus­qu’à 100 M€ de valeur d’entreprise).

Le LBO en 2002 : un outil normalisé et avec un bel avenir

L’an­née 2001 marque, pour quelque temps, la fin du cycle haus­sier qui a sui­vi, en France, la plus forte et la plus longue crise éco­no­mique de l’a­près-guerre (1991−1996). Cette période d’en­vi­ron cinq ans (1996−2001) a vu l’ex­plo­sion du mar­ché du LBO en France avec la consti­tu­tion et le ren­for­ce­ment de très nom­breuses équipes dont un nombre impor­tant de pro­fes­sion­nels venant d’ho­ri­zons connexes (M & A, conseil, finan­ce­ment, etc.).

Le mar­ché, tout en conser­vant sa spé­ci­fi­ci­té cultu­relle, a éga­le­ment ache­vé sa mise aux normes anglo-saxonnes. De nom­breuses socié­tés acquises par les fonds durant la période de crise ont été cédées avec des taux de ren­de­ment très éle­vés du fait, notam­ment, de l’aug­men­ta­tion des prix consé­cu­tive au cycle haus­sier. Paral­lè­le­ment, de très nom­breuses tran­sac­tions ont été réa­li­sées d’une taille tou­jours plus impor­tante et, sur les trois der­nières années, on compte plus de 10 opé­ra­tions de plus de 500 M€ (cf. sché­ma 6). En contre­par­tie, les prix ont for­te­ment aug­men­té. Et même si l’on peut consi­dé­rer que l’ex­pé­rience acquise au début des années quatre-vingt-dix (retour­ne­ment du cycle pré­cé­dent) a joué, il va être inté­res­sant de voir com­ment ces tran­sac­tions vont se com­por­ter en période plus difficile.

Sché­ma 6 – Les 10 LBO fran­çais les plus impor­tants (1998–2001)​
Les 10 LBO français les plus importants (1998-2001)


En ce qui concerne les équipes de direc­tion des socié­tés sous LBO, 2001 marque la fin de la période de for­ma­tion accé­lé­rée qu’a subie, si l’on peut dire, le mar­ché des cadres diri­geants de groupe. En effet, le LBO, tech­nique encore pra­ti­que­ment incon­nue en France il y a dix ans, est deve­nu pour beau­coup de mana­gers dyna­miques le type de tran­sac­tion idéal.

Il faut recon­naître à cet égard que, outre de nom­breux suc­cès de plus en plus média­ti­sés de firmes sous LBO, l’ex­plo­sion du mar­ché de l’In­ter­net et du ven­ture capi­tal a créé un choc cultu­rel et socio­lo­gique sur l’en­semble des sala­riés, mais par­ti­cu­liè­re­ment les cadres diri­geants, dont on est loin de mesu­rer encore tous les effets.

Il est d’ailleurs frap­pant de consta­ter l’é­vo­lu­tion des men­ta­li­tés au tra­vers d’une étude récente5 qui indique qu’au­jourd’­hui 15 mil­lions de Fran­çais déclarent vou­loir créer leur propre entre­prise contre 1,5 mil­lion il y a dix ans. Sur ce chiffre, 6 mil­lions déclarent avoir un pro­jet pré­cis en tête contre 700 000 il y a dix ans. Ceci est encore ren­for­cé par la chute du mar­ché bour­sier et, consé­cu­ti­ve­ment, l’ef­fon­dre­ment pour beau­coup de diri­geants de groupes (et de sala­riés) de tout espoir de gain rapide lié à leurs plans de stock-options. Mais cela ne fait que ren­for­cer leur envie de par­ti­ci­per à l’a­ven­ture capitaliste.

Au plan plus géné­ral, le mar­ché fran­çais du LBO va res­ter ali­men­té dans les années à venir par la ten­dance lourde des grands groupes au recen­trage sur leur » cœur de métier « . Cette ten­dance est ren­for­cée par le fait qu’a­près plu­sieurs opé­ra­tions de taille très impor­tante, les inves­tis­seurs finan­ciers sont deve­nus aux yeux de la plu­part des groupes indus­triels des inter­lo­cu­teurs cré­dibles. En effet, l’i­dée pré­con­çue que seuls d’autres groupes indus­triels étaient capables d’a­che­ter au meilleur prix leurs filiales non stra­té­giques a été bat­tue en brèche de nom­breuses fois ces der­nières années.

En pre­mier lieu parce que la fameuse » valeur stra­té­gique » que la plu­part des ven­deurs veulent affec­ter à leurs filiales en vente (celles, donc, qu’ils jugent eux-mêmes non stra­té­giques…) est en réa­li­té beau­coup plus dif­fi­cile à obte­nir qu’une pre­mière approche pour­rait le lais­ser penser.

En effet, les indus­triels, notam­ment sous l’ef­fet des mar­chés finan­ciers, sont de plus en plus réti­cents à » lais­ser » au ven­deur tout ou par­tie de leurs syner­gies futures, seule façon de jus­ti­fier éco­no­mi­que­ment une valeur supé­rieure à la valeur finan­cière. Syner­gies dont l’ex­pé­rience montre, qu’en outre, elles sont sou­vent moins faciles à mettre en œuvre que prévu.

Par ailleurs, il s’a­vère qu’un inves­tis­seur finan­cier est sou­vent plus sûr et plus déter­mi­né qu’un indus­triel, pour autant qu’un cer­tain nombre de condi­tions préa­lables existe. Notam­ment : une socié­té domi­nante sur ses mar­chés, une divi­sion des risques accep­table (clients, four­nis­seurs, contrats, etc.), une géné­ra­tion de cash régu­lière et impor­tante, des oppor­tu­ni­tés de déve­lop­pe­ment ou d’a­mé­lio­ra­tion des marges et, sur­tout, une équipe de direc­tion de pre­mière qualité.

Enfin, les inves­tis­seurs finan­ciers peuvent par­fois mieux répondre et plus effi­ca­ce­ment à cer­taines contraintes du ven­deur, telles que la volon­té de vendre un ensemble de socié­tés actives dans des domaines dif­fé­rents, la néces­si­té de prendre en compte l’as­pect social au tra­vers d’une opé­ra­tion ami­cale et sans dan­ger pour les sala­riés, la prise en compte des contraintes liées aux mar­chés finan­ciers comme une stricte confi­den­tia­li­té ou encore un timing per­met­tant d’an­non­cer l’o­pé­ra­tion aux ana­lystes dans les meilleures conditions.

À cet égard, des opé­ra­tions comme Nexi­ty (1,200 M€ de CA) et Cege­lec (2,600 M€ de CA) ont été très simi­laires : les ven­deurs indus­triels (Viven­di et Alstom) sou­hai­taient se sépa­rer d’une filiale non stra­té­gique dans un délai court, dans la forme pré­vue et non par mor­ceaux, au tra­vers d’une opé­ra­tion ami­cale vis-à-vis des diri­geants et du per­son­nel, à un prix déter­mi­né en amont sur lequel l’ac­qué­reur s’en­ga­geait mora­le­ment à ne pas reve­nir (sauf décon­ve­nue pro­ve­nant des audits), sous forme d’un paie­ment cash leur per­met­tant d’op­ti­mi­ser leur levier financier.

De ce point de vue, un spon­sor finan­cier, lié à un groupe repré­sen­tant sérieux et res­pect de la parole don­née, paraît avoir répon­du à leur attente, tant en termes de timing que de prix, alors que les ache­teurs indus­triels envi­sa­gés n’é­taient mani­fes­te­ment pas capables d’y répondre parfaitement.

Conclusion

Au regard de tout ce que nous avons expo­sé, il nous semble que la reprise de socié­té en LBO ne peut que conti­nuer à se déve­lop­per en France car tous les ingré­dients du cock­tail sont pré­sents : des inves­tis­seurs actifs et dotés de fonds à inves­tir, des cadres diri­geants fami­lia­ri­sés avec la tech­nique du LBO ain­si que des grands groupes en per­pé­tuel effort de concen­tra­tion sur leur cœur de métier et des groupes fami­liaux fai­sant face à des pro­blèmes de succession.

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1. Xavier THOUMIEUX est l’au­teur de l’ou­vrage : Le LBO – Acqué­rir une entre­prise par effet de levier, Eco­no­mi­ca, Ges­tion Poche,1996.
2. Rex : résul­tat d’exploitation.
3. Pour être vrai­ment com­pa­rable, il faut (i) ajou­ter, dans le cas de l’in­ves­tis­se­ment à 100 % en capi­tal (100 M€), le ver­se­ment d’un divi­dende annuel égal au mon­tant annuel de dette rem­bour­sé, soit envi­ron 50 M€ en cumu­lé sur cinq ans, le reste étant uti­li­sé pour finan­cer la crois­sance et (ii) annu­ler l’é­co­no­mie d’im­pôt liée à l’in­té­gra­tion fis­cale, soit envi­ron 10 M€ sur cinq ans.
4. BSA : bons de sous­crip­tion d’actions.
5. Citée par Favilla dans Les Échos du 17 jan­vier 2002.

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