Laurent Schwartz, 1915-2002 mathématicien

Laurent Schwartz 1915–2002

Dossier : ExpressionsMagazine N°580 Décembre 2002
Par Jean-Pierre BOURGUIGNON (X66)

Laurent Schwartz est décé­dé le 4 juillet der­nier à l’âge de 87 ans des suites d’une courte mala­die. Sa vie durant, il a mené des batailles sur de nom­breux fronts avec la même déter­mi­na­tion et la même per­sé­vé­rance. Ces enga­ge­ments légi­ti­ment com­plè­te­ment le titre Un mathé­ma­ti­cien aux prises avec le siècle don­né à son auto­bio­gra­phie (cf. [4]).

Si Laurent Schwartz fut d’a­bord un scien­ti­fique, insis­tant tou­jours sur la néces­si­té d’une sym­biose étroite entre ensei­gne­ment et recherche, il fut aus­si un mili­tant réso­lu de la déco­lo­ni­sa­tion et des droits de l’homme, un citoyen exi­geant pour son pays et un des plus grands col­lec­tion­neurs de papillons du monde. Cette liste éton­nante ne donne pour­tant pas une idée adé­quate de l’homme qu’il fut car elle ne rend pas compte du charme qu’il déga­geait et de l’as­su­rance tolé­rante qu’il savait com­mu­ni­quer. Un entre­tien avec lui était tou­jours une occa­sion de voir com­ment on peut prendre de la dis­tance par rap­port à un pro­blème, qu’il soit d’ordre géné­ral ou personnel.

L’enseignant

Par­tout où il a ensei­gné, que ce soit à l’U­ni­ver­si­té, à l’É­cole nor­male supé­rieure, son alma mater, ou à l’É­cole poly­tech­nique, Laurent Schwartz a lais­sé le sou­ve­nir d’un grand pro­fes­seur. Il était lumi­neux, sachant manier la redon­dance avec jus­tesse. Pen­dant qu’on l’é­cou­tait, tout sem­blait facile, et lui-même sem­blait impro­vi­ser. Il n’en était pour­tant abso­lu­ment rien, et tous ses cours étaient minu­tieu­se­ment pré­pa­rés à par­tir de » boîtes » par­fai­te­ment cali­brées, et par­fois la confron­ta­tion de l’é­tu­diant avec le cours après la pré­sen­ta­tion orale mon­trait à quel point cette impres­sion de faci­li­té était passagère.

Plu­sieurs de ses ensei­gne­ments ont mar­qué leur temps : son cours de » Méthodes mathé­ma­tiques de la phy­sique » est res­té long­temps une des réfé­rences de l’en­sei­gne­ment de mathé­ma­tiques avan­cées pour des ingé­nieurs et des étu­diants d’autres sciences ; les cours qu’il a don­nés dans les années cin­quante au » Tata Ins­ti­tute of Fun­da­men­tal Research » à Bom­bay ont été un témoi­gnage de son enga­ge­ment pour la com­mu­nau­té des mathé­ma­ti­ciens des pays en voie de déve­lop­pe­ment ; son cours monu­men­tal à l’X enfin a été un des signes scien­ti­fiques concrets de l’en­trée de l’É­cole dans le monde moderne, un monde où sciences fon­da­men­tales et appli­ca­tions s’in­ter­pé­nètrent de façon inex­tri­cable et féconde.

Les poly­tech­ni­ciens issus d’une ving­taine de pro­mo­tions ont été mar­qués par son ensei­gne­ment et son contact. Au moment de son décès, des témoi­gnages les plus divers ont été le signe de la forte per­ma­nence de ces souvenirs.

Comme tous les élèves des pro­mo­tions rouges jus­qu’à la bana­li­sa­tion des ensei­gne­ments, je n’ai per­son­nel­le­ment pas eu le pri­vi­lège de l’a­voir pour pro­fes­seur mais, en tant que res­pon­sables des ques­tions d’en­sei­gne­ment pour la pro­mo­tion 1966, Yves Bam­ber­ger et moi avons eu de nom­breux contacts avec lui sur » La Réforme « , l’ag­gior­na­men­to fon­da­men­tal de l’en­sei­gne­ment de l’É­cole poly­tech­nique pour lequel il s’est bat­tu dès son arri­vée à l’É­cole et qui était la rai­son pro­fonde de sa can­di­da­ture à un poste de professeur.

Comme il le décrit fort bien dans sa contri­bu­tion au livre du Bicen­te­naire de l’X, inti­tu­lée Ma bataille pour moder­ni­ser l’É­cole poly­tech­nique (cf. [2]), il a mené, avec le sou­tien et la com­pli­ci­té de Louis Leprince-Rin­guet, une cam­pagne per­sé­vé­rante pour chan­ger les bases d’or­ga­ni­sa­tion de l’en­sei­gne­ment et l’am­bi­tion des cours dis­pen­sés à l’X. Le géné­ral de Guille­bon ne l’a­vait-il pas accueilli en 1958 en lui disant » Je vou­drais que vous chan­giez tout dans cette mai­son, et je vous y aide­rai » ?

Leur pro­gramme était la mise en place de véri­tables dépar­te­ments d’en­sei­gne­ment, l’in­tro­duc­tion de diver­si­fi­ca­tion des ensei­gne­ments et la remise en cause du clas­se­ment comme mode unique de recru­te­ment dans les corps de l’É­tat, à cause de ses réper­cus­sions néga­tives sur les méthodes de tra­vail des élèves. Il a fal­lu les évé­ne­ments de Mai 1968, et la mise en place des conclu­sions de la Com­mis­sion Lher­mitte sous la hou­lette de Jean Fer­ran­don, pour qu’une étape déci­sive dans ces direc­tions soit enfin franchie.

Au nom de l’ab­so­lue néces­si­té de lier l’en­sei­gne­ment à la recherche, il a orga­ni­sé année après année un » sémi­naire des élèves « , acti­vi­té fré­quen­tée libre­ment par les X qui a joué un rôle pré­pon­dé­rant pour atti­rer des élèves dans la recherche scientifique.

Son impact dans l’en­sei­gne­ment de l’X a donc été bien au-delà des cours qu’il a pro­fes­sés, et nom­breux sont les col­lègues ensei­gnants qui l’ont côtoyé à cette époque qui lui rendent un hom­mage appuyé pour l’ins­pi­ra­tion et le modèle qu’il a repré­sen­té pour eux.

Le chercheur

» Je suis un mathé­ma­ti­cien. » C’est par ces mots qu’il ouvre son auto­bio­gra­phie, mais quel mathé­ma­ti­cien ! L’œuvre mathé­ma­tique de Laurent Schwartz est consi­dé­rable et le place par­mi les grands du XXe siècle. Il n’a pas hési­té à chan­ger de domaines d’é­tude plu­sieurs fois dans sa car­rière, pas­sant de l’a­na­lyse aux pro­ba­bi­li­tés pour la der­nière par­tie de sa vie. Son rayon­ne­ment mathé­ma­tique fut immense, au point que très sou­vent des mathé­ma­ti­ciens ren­con­trés dans les pays du monde les plus divers m’ont deman­dé de lui trans­mettre leurs ami­tiés respectueuses.

Sa théo­rie des dis­tri­bu­tions est bien enten­du ce qui l’a ren­du célèbre et lui a notam­ment valu d’être le pre­mier Fran­çais à rece­voir la médaille Fields en 1950. Mais il ne faut pas oublier que plu­sieurs objets mathé­ma­tiques portent son nom comme les espaces S de fonc­tions (les fonc­tions réelles d’une variable réelle indé­fi­ni­ment dif­fé­ren­tiables ten­dant vers 0 à l’in­fi­ni ain­si que toutes les dérivées).

Si l’on tente de trou­ver une » signa­ture » à l’œuvre mathé­ma­tique de Laurent Schwartz en ana­lyse, on ne peut man­quer d’é­vo­quer Bour­ba­ki, le groupe mul­ti­cé­phale auquel il a appar­te­nu jus­qu’à la retraite obli­ga­toire à 50 ans. En effet sa façon de mettre en œuvre les résul­tats abs­traits et géné­raux de l’a­na­lyse fonc­tion­nelle, cette gigan­tesque opé­ra­tion de géo­mé­tri­sa­tion des objets tra­di­tion­nels de l’a­na­lyse, pour étu­dier les équa­tions aux déri­vées par­tielles est dans la plus pure tra­di­tion bour­ba­kiste, à savoir tra­vailler au niveau de géné­ra­li­té le plus grand pour que les pro­prié­tés fon­da­men­tales appa­raissent et per­mettent une réso­lu­tion simple du pro­blème qu’on se pose.

La théo­rie des dis­tri­bu­tions est un superbe exemple de ce que peut per­mettre une telle démarche entre les mains d’un vision­naire comme Laurent Schwartz. Grâce au choix de la bonne topo­lo­gie, toutes les opé­ra­tions dont on rêve deviennent licites, et on dis­pose ain­si d’un conte­nant effec­tif pour cher­cher la solu­tion de nom­breux pro­blèmes. Si l’on n’y prend garde, on peut croire qu’un enchan­teur est pas­sé par là.

À par­tir de la fin des années soixante, il s’est consa­cré à l’é­tude de la géo­mé­trie des espaces de Banach, ce qui s’est révé­lé une tran­si­tion toute natu­relle vers la théo­rie des pro­ba­bi­li­tés à laquelle il a consa­cré ses der­niers tra­vaux autour de la théo­rie des martingales.

Mais pre­nons garde, cette des­crip­tion sché­ma­tique cache beau­coup d’ou­ver­tures vers d’autres sujets, de la théo­rie des cou­rants (la ver­sion » formes dif­fé­ren­tielles » des dis­tri­bu­tions) en pas­sant par la théo­rie des champs et la géo­mé­trie ana­ly­tique. Laurent Schwartz était tou­jours curieux de ce qui se pas­sait dans le monde des mathé­ma­tiques, et il a repris avec une éner­gie renou­ve­lée son défri­chage de l’a­na­lyse glo­bale dès qu’il a pris sa retraite comme enseignant.

Il a été un direc­teur de thèses pro­li­fique et nom­breux sont ses élèves qui ont atteint la noto­rié­té inter­na­tio­nale. Il faut dire que la lignée com­men­çait bien avec Jacques-Louis Lions, Ber­nard Mal­grange et Fran­çois Trèves.

Le fondateur du Centre de mathématiques de l’École polytechnique

Dans son com­bat pour moder­ni­ser l’É­cole poly­tech­nique, la créa­tion en 1966 du Centre de mathé­ma­tiques joue un rôle à part. Une fois de plus c’est le sou­tien du Géné­ral com­man­dant l’É­cole, le géné­ral Mahieux, qui lui a per­mis de fran­chir une étape impor­tante dans la pré­sence de la recherche sur le site de l’É­cole. Louis Michel, qui, de son côté, venait de créer le Centre de phy­sique théo­rique, l’a aus­si beau­coup aidé ce qui a fait naître entre eux une ami­tié très forte et des rela­tions scien­ti­fiques intenses entre les deux centres qui ne se sont affa­dies que récemment.

Réfé­rences
 
[1] Au bon plai­sir… de Laurent Schwartz, émis­sion de France-Culture, réa­li­sée par Antoine Spire, 1992.
 
[2] » Ma bataille pour moder­ni­ser l’É­cole poly­tech­nique « , in Le Livre du Bicen­te­naire de l’É­cole poly­tech­nique 1794–1994, sous la direc­tion de Jacques Lesourne, pages 451 à 458, Dunod, Paris, 1994.
 
[3] Laurent Schwartz, cas­sette vidéo édi­tée par le Ser­vice audio­vi­suel de l’É­cole poly­tech­nique, 1995.
 
[4] Un mathé­ma­ti­cien aux prises avec le siècle, édi­tions Odile Jacob, Paris, 1997

Tout au long des presque dix-huit années de sa direc­tion, il a veillé sur le Centre avec une grande atten­tion, s’as­su­rant que les col­la­bo­ra­tions nouées l’é­taient au plus haut niveau, que les échanges entre les » chambres » des spé­cia­listes (c’est ain­si qu’il dési­gnait les bureaux) y étaient suf­fi­sam­ment intenses, et don­nant tou­jours la prio­ri­té aux jeunes cher­cheurs dans l’at­tri­bu­tion des cré­dits. Pour ne don­ner qu’un exemple de cette ouver­ture, c’est au Centre qu’­Hei­suke Hiro­na­ka, un pro­fes­seur de Har­vard qui allait rece­voir la médaille Fields un peu plus tard, a pu créer en France une école de théo­rie des sin­gu­la­ri­tés vers la fin des années soixante.

Laurent Schwartz a su créer au Centre une ambiance très sti­mu­lante qui a indis­cu­ta­ble­ment joué un rôle déter­mi­nant dans le suc­cès de ce labo­ra­toire, dont le for­mat était une sorte de » pre­mière » en France. Cha­cun se sou­vient aus­si de l’at­ten­tion et de la consi­dé­ra­tion qu’il avait pour le per­son­nel tech­nique qui lui por­tait en retour une affec­tion particulière.

Le militant

Comme il le dit très expli­ci­te­ment dans [4], bien que son appar­te­nance au mou­ve­ment trots­kiste ait été de courte durée, il en est res­té mar­qué. Son com­bat inlas­sable contre les guerres colo­niales ou post­co­lo­niales n’a pas man­qué d’in­ter­fé­rer avec sa vie pro­fes­sion­nelle : ce n’est en effet que grâce à des inter­ven­tions très pres­santes d’Hen­ri Car­tan qu’il a pu se rendre à Bos­ton en 1950 pour rece­voir la médaille Fields ; on doit aus­si men­tion­ner bien sûr sa révo­ca­tion de l’É­cole poly­tech­nique en 1960 après sa signa­ture de » l’Ap­pel des 121 » pro­cla­mant le droit à l’in­sou­mis­sion pour les appe­lés du contin­gent envoyés en Algé­rie, et l’in­ter­dic­tion pour lui de se rendre aux États-Unis à la suite de son enga­ge­ment contre l’in­ter­ven­tion amé­ri­caine au Viêt­nam et sa par­ti­ci­pa­tion au Tri­bu­nal inter­na­tio­nal pré­si­dé par Ber­trand Russell.

La sou­te­nance in absen­tia de la thèse de son élève Mau­rice Audin et la per­sis­tance de son com­bat jus­qu’à nos jours pour que le mys­tère de sa dis­pa­ri­tion soit enfin éclair­ci sont des jalons dans son com­bat pour le refus de l’in­dif­fé­rence devant la torture.

Le Comi­té des Mathé­ma­ti­ciens, qu’il a ani­mé pen­dant de longues années avec Hen­ri Car­tan et Michel Broué, a à son actif plu­sieurs suc­cès spec­ta­cu­laires dans la défense des Droits de l’Homme comme les libé­ra­tions de Leo­nid Plioutch des hôpi­taux psy­chia­triques sovié­tiques et de Jose Luis Mas­sé­ra des geôles uruguayennes.

Laurent Schwartz n’a eu de cesse toute sa vie de prendre posi­tion sur tous les fronts où l’in­tel­lec­tuel enga­gé qu’il était ne pou­vait accep­ter de se taire. Il faut rele­ver le soin qu’il a mis dans les nom­breuses péti­tions qu’il a signées à res­pec­ter le prin­cipe éthique selon lequel la fin ne jus­ti­fie jamais les moyens, ain­si que le rap­pelle Michel Dema­zure dans [3]. Tout récem­ment encore, il pre­nait posi­tion de façon très déter­mi­née pour défendre le droit du peuple pales­ti­nien à dis­po­ser effec­ti­ve­ment d’un État. Pour lui, dont un des grands-pères avait été rab­bin, c’é­tait une obli­ga­tion morale très forte à laquelle il ne pou­vait se soustraire.

Le citoyen exigeant

Il a ins­crit son com­bat pour chan­ger l’É­cole poly­tech­nique dans une pers­pec­tive large englo­bant l’U­ni­ver­si­té pour laquelle il a tou­jours mili­té pour la mise en place d’une cer­taine forme de sélec­tion. Ceci n’a pas man­qué de pro­vo­quer des polé­miques quel­que­fois vio­lentes avec ses com­pa­gnons de route de la gauche.

En 1981, il s’est jeté avec pas­sion dans la pré­pa­ra­tion du » Rap­port du bilan » qu’a­vait com­man­dé Fran­çois Mit­ter­rand à une com­mis­sion de sages. Il était plus spé­cia­le­ment char­gé des ques­tions d’en­sei­gne­ment et de recherche. Après avoir très lar­ge­ment consul­té, il n’a pas hési­té à » mettre les pieds dans le plat » sur les inéga­li­tés dans l’ac­cès au savoir, et sur l’im­por­tance de leur réduc­tion dans la vie démo­cra­tique de la socié­té. Il a aus­si été le pre­mier pré­sident du Comi­té natio­nal d’é­va­lua­tion, organe char­gé de don­ner au sys­tème d’en­sei­gne­ment supé­rieur les moyens de pro­gres­ser en étant confron­té à un regard extérieur.

Laurent Schwartz a assu­mé ces diverses tâches d’in­té­rêt natio­nal avec un enga­ge­ment total et en refu­sant toute com­pro­mis­sion. Il a fal­lu la pres­sion per­son­nelle et insis­tante de Fran­çois Mit­ter­rand pour qu’il accepte fina­le­ment d’être déco­ré de la Légion d’hon­neur, seule excep­tion à son refus des hon­neurs officiels.

Le collectionneur de papillons

Sa col­lec­tion de papillons, forte de quelque 15 000 boîtes, est une des plus extra­or­di­naires du monde. Pas moins de 6 espèces portent son nom. Pour lui, cette ouver­ture sur la richesse de ce monde natu­rel a pen­dant long­temps asso­cié le plai­sir aven­tu­reux de la cap­ture au tra­vail minu­tieux que néces­site l’é­clo­sion des cocons les plus divers dans sa salle de bains. Très régu­liè­re­ment il offrait le bon­heur d’une visite gui­dée de ses tré­sors à des visi­teurs choi­sis. Ceux-ci ne savaient trop s’ils devaient plus admi­rer la beau­té à cou­per le souffle de cer­tains des spé­ci­mens ou la sub­ti­li­té de la connais­sance de la socio­lo­gie des papillons de leur hôte.

Sui­vant ses der­nières volon­tés, cette col­lec­tion va être confiée à des ins­ti­tu­tions en France et en Colom­bie, mani­fes­tant dans ce domaine aus­si son sou­ci de par­ta­ger les res­sources patiem­ment accumulées.

Une note plus personnelle

Si la vie de Laurent Schwartz offre un exemple de plé­ni­tude, les épreuves n’ont pour­tant pas épar­gné sa famille. La chasse aux Juifs de la période de l’oc­cu­pa­tion nazie a for­cé le couple qu’il avait déjà for­mé avec son épouse Marie-Hélène à vivre sous une fausse iden­ti­té pen­dant plu­sieurs années. Quelque vingt ans plus tard, l’en­lè­ve­ment de leur fils Marc-André par l’OAS leur a fait vivre des jours d’an­goisse ren­for­cés par les menaces de mort pré­cé­dem­ment reçues ; son sui­cide, quelques années plus tard après plu­sieurs alertes trau­ma­ti­santes, a été une bles­sure ter­rible que Laurent Schwartz évoque dans le long entre­tien radio­pho­nique [1].

Laurent Schwartz a for­te­ment mar­qué tous ceux qui ont eu le pri­vi­lège de le côtoyer. Son assu­rance tran­quille, sou­vent empreinte de naï­ve­té, et l’é­coute qu’il savait offrir géné­reu­se­ment étaient pour ses proches un exemple. On ne pou­vait res­ter indif­fé­rent à sa personnalité.

Pour tout ce qu’il m’a appris au cours de nom­breuses et longues conver­sa­tions, j’ai per­son­nel­le­ment une dette immense envers cet homme d’ex­cep­tion. Qu’il me soit per­mis de dédier ce bref témoi­gnage de gra­ti­tude à son épouse, Marie-Hélène, et à sa fille, Clau­dine, pour tous les moments de bon­heur par­ta­gés et pour l’inspiration. 

Jean-Pierre Bour­gui­gnon (66),
direc­teur de recherche au CNRS,
pro­fes­seur de mathé­ma­tiques à l’É­cole polytechnique,
direc­teur de l’Ins­ti­tut des hautes études scien­ti­fiques
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Ce qui s’énonce aussi clairement se conçoit bien

Laurent Schwartz n’est plus, et j’ai la chance d’a­voir été le major de la der­nière pro­mo­tion de l’É­cole poly­tech­nique qui l’a eu comme pro­fes­seur. Je vou­drais à ce titre lui rendre hommage.

Nous sor­tions à l’é­poque du cours de Laurent Schwartz avec l’im­pres­sion que nous venions d’ap­prendre de nou­veaux concepts d’une sim­pli­ci­té extrême. Et il s’a­gis­sait de théo­ries mathé­ma­tiques par­mi les plus com­pli­quées. Laurent Schwartz avait en effet une telle capa­ci­té à appré­hen­der des sys­tèmes com­plexes et à les concep­tua­li­ser qu’il nous trans­met­tait cette capa­ci­té. Nous avions l’im­pres­sion de voir avec ses yeux ce qu’il était en train de se repré­sen­ter. Une impres­sion rare.

On com­prend qu’il ait pu avec une telle vision cas­ser les limites de la mathé­ma­tique qu’on lui avait ensei­gnée pour conce­voir la théo­rie des dis­tri­bu­tions, théo­rie qui nous appa­rais­sait si évi­dente quand il nous l’enseignait.

Mais sur­tout il nous a appris à appré­hen­der des sys­tèmes com­plexes pour en avoir une vision simple. C’est ce qu’on attend d’un poly­tech­ni­cien qu’il soit cher­cheur ou mana­ger, et c’est ce que j’ai essayé de mettre en pra­tique dans ma vie pro­fes­sion­nelle : tra­vailler toutes les facettes d’une ques­tion jus­qu’à en avoir une vision claire, pour pou­voir prendre une déci­sion fon­dée. Et essayer de pré­sen­ter cette vision aus­si clai­re­ment que Laurent Schwartz nous pré­sen­tait la sienne.

Je me demande si mes fils auront la chance d’ap­prendre ain­si à tra­vailler sur des concepts, et ma réponse est aujourd’­hui néga­tive. Je fai­sais par­tie de la pre­mière géné­ra­tion à avoir appris ce qu’on appe­lait les mathé­ma­tiques modernes et la théo­rie des ensembles, dès la sixième. Laurent Schwartz était avec le groupe Nico­las Bour­ba­ki l’i­ni­tia­teur de ces théories.

Et ces théo­ries avaient un mérite énorme : elles nous appre­naient à rai­son­ner et à concep­tua­li­ser. Mon père, lui aus­si poly­tech­ni­cien, était jaloux de ce que je fai­sais car lui avait dû refaire les mêmes démons­tra­tions des cen­taines de fois quand il me suf­fi­sait de défi­nir le concept que je maniais pour en connaître toutes les pro­prié­tés. Mon fils aîné ne fait même plus de démons­tra­tion, il déroule des cal­culs sans qu’on lui demande de com­prendre ni les tenants ni les aboutissants.

Le Conseil natio­nal des pro­grammes, que pré­si­dait Luc Fer­ry, a émis des recom­man­da­tions sur l’ap­pren­tis­sage de la lec­ture à l’é­cole pri­maire, et il a aus­si émis des recom­man­da­tions sur l’ap­pren­tis­sage du cal­cul à l’é­cole pri­maire. Pour avoir quatre enfants entre le CE1 et la seconde, je ne peux que com­prendre ces recom­man­da­tions, et les regret­ter éga­le­ment car elles partent d’un triste constat, celui que de nom­breux enfants ne savent pas comp­ter ou écrire en entrant en sixième.

Il faut aujourd’­hui aller beau­coup plus loin, et très rapi­de­ment : Laurent Schwartz a appris à ses élèves à appré­hen­der des sys­tèmes com­plexes. C’est grâce à ce type d’ap­proche que la France a été le lea­der euro­péen pour tous les pro­grammes tech­no­lo­giques com­plexes, le pro­gramme nucléaire, Air­bus, Ariane, le TGV et d’autres. Or le rai­son­ne­ment n’est plus ensei­gné avant le bac­ca­lau­réat. C’est un pan entier de notre culture scien­ti­fique qui dis­pa­raît ainsi.

Il est urgent de reve­nir à la base de la mathé­ma­tique, le rai­son­ne­ment. Il est urgent de rendre hom­mage à Laurent Schwartz en remet­tant au goût du jour la mani­pu­la­tion de concepts au tra­vers de théo­ries comme celle qu’on appe­lait les maths modernes.

Et alors seule­ment nous pour­rons racon­ter à nos enfants pour­quoi l’am­phi­théâtre Poin­ca­ré de l’É­cole poly­tech­nique écla­tait de rire quand Laurent Schwartz, avec son accent que ses élèves gar­de­ront tous en tête, racon­tait, chaque année inva­ria­ble­ment, qu’il avait un jour pris un tram­way qui allait place Banach, et que ce tram­way n’é­tait même pas complet *.


David Lévy (78)

* Un Banach est un espace vec­to­riel nor­mé complet.

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