L’architecture de la cité idéale

Dossier : La cité idéaleMagazine N°554 Avril 2000
Par Jean-Claude VIGATO

La perspective urbinate

La perspective urbinate

La Cité idéale des archi­tectes entre­tient par­fois des rap­ports troubles avec l’u­to­pie mais, dans son essence, elle s’en dif­fé­ren­cie fon­da­men­ta­le­ment. Pour com­prendre en quoi, il faut entrer dans la chambre dite de la » garde-robe » du palais ducal d’Ur­bi­no où est expo­sé un long pan­neau rec­tan­gu­laire de bois peint, peut-être une spal­lie­ra, une sorte de dos­se­ret dres­sé sur un meuble, auquel a été don­né le nom de Cit­ta ideale. Il repré­sente, grou­pés autour d’un temple rond, quelques palais urbains dont l’au­teur s’est effor­cé de varier les façades comme s’il vou­lait expé­ri­men­ter les diverses pos­si­bi­li­tés de les com­po­ser en met­tant en œuvre les inven­tions de la nou­velle archi­tec­ture renais­sante, en par­ti­cu­lier les ordres archi­tec­tu­raux super­po­sés, imi­tés de l’an­ti­qui­té romaine.

La cri­tique his­to­rique a rap­pro­ché ce pan­neau de deux autres sem­blables où les mêmes essais d’or­don­nances pala­tines se pour­suivent, l’un conser­vé à Bal­ti­more (Wal­ters Art Gal­le­ry) et l’autre à Ber­lin (Staat­liche Museen Preus­si­cher Kul­tur­be­sitz Gemäldegalerie).

Au centre du pre­mier pan­neau, de part et d’autre d’un arc de triomphe, s’é­lèvent deux édi­fices sur plan cen­tré : un temple octo­go­nal dont la salle s’en­châsse dans un bas-côté annu­laire et un amphi­théâtre ins­pi­ré du Coli­sée mais réso­lu­ment cylin­drique. Le pan­neau ber­li­nois montre, vue au tra­vers des trois tra­vées d’une log­gia, une rue abou­tis­sant à un port où accostent cara­velles et caraques.

Les trois pan­neaux aurait pu être peints pour la rési­dence de Fede­ri­co da Mon­te­fel­tro qui régna sur le duché d’Ur­bi­no de 1444 à 1482. Tous trois illus­trent le même thème, tout comme les intar­sia, les mar­que­te­ries des portes inté­rieures qui, elles aus­si, mul­ti­plient les varia­tions sur la façade pala­tine. Sou­vent, deux van­taux conti­gus opposent la nou­velle archi­tec­ture renais­sante, à l’an­cienne, médiévale.

Fede­ri­co rece­vait les plus grands huma­nistes de son temps, en par­ti­cu­lier, une fois par an, à l’au­tomne, le grand théo­ri­cien du nou­vel art, son ami Leon Bat­tis­ta Alber­ti qui, vers 1460, avait des­si­né pour le Flo­ren­tin Gio­van­ni Rucel­lai la pre­mière façade ornée d’une super­po­si­tion d’ordres. Rien ne per­met d’af­fir­mer qu’il soit l’au­teur des pan­neaux, ni Lucia­no Lau­ra­na, l’ar­chi­tecte du palais, ni Pie­ro del­la Fran­ces­ca, dont la pré­sence à la cour ducale est docu­men­tée en 1465, ni celui qui fut peut-être son élève, Dona­to Bra­mante, né dans une loca­li­té des envi­rons, mais on peut ima­gi­ner que ce furent au cours de dis­cus­sions qu’ils ani­mèrent que les pers­pec­tives des trois spal­liere comme celles des portes furent conçues.

Dans les chambres claires du palais de Fede­ri­co, les pers­pec­tives urbi­nates ouvrent un angle de vision où se foca­lise le point de vue archi­tec­tu­ral sur la cité idéale : point de fuite dans l’i­ma­gi­naire uto­pique, il s’a­git d’ex­pé­ri­men­ter, dans le labo­ra­toire du pro­jet, une archi­tec­ture alors nou­velle, dans ses élé­ments comme dans ses dis­po­si­tifs, afin de visua­li­ser la forme urbaine qu’elle promet.

L’idéal réalisé : fragments urbains et villes neuves

Si les pers­pec­tives urbi­nates montrent les places et les rues d’une même ville, son tra­cé géné­ral reste incon­nu. On en appren­dra guère plus en feuille­tant De Re aedi­fi­ca­to­ria, le trai­té qu’Al­ber­ti dédia à son ami le pape Nico­las V en 1452. Celui d’An­to­nio di Pie­tro Aver­li­no dit le Fila­rete, écrit entre 1460 et 1464, fut plus har­di et pro­po­sa que l’en­ceinte de Sfor­zin­da, la ville dédiée au nou­veau maître de Milan, des­si­nât un poly­gone ins­crit dans un cercle, figure à seize côtés pro­duit de l’in­ter­sec­tion de deux carrés.

Le Trat­ta­to di archi­tet­tu­ra civile e mili­tare du Sien­nois Fran­ces­co di Gior­gio Mar­ti­ni, le suc­ces­seur de Lau­ra­na sur le chan­tier d’Ur­bi­no, est plus géné­reux, les tra­cés, qua­drillés ou en étoile, voire spi­ra­lés pour esca­la­der des col­lines bom­bées, s’y mul­ti­plient tout comme les enceintes for­ti­fiées, dont on ne sait si leur com­plexi­té est née d’une ima­gi­na­tion artiste ou de la crainte de l’ar­tille­rie de siège.

Les com­man­di­taires ne com­prirent pas tou­jours l’i­déal des archi­tectes dont les ambi­tions dépas­sèrent sou­vent leurs moyens poli­tiques et finan­ciers. En Tos­cane, entre 1459 et 1464, Ber­nar­do Ros­sel­li­no construi­sit pour le pape Pie II, au centre du bourg de Cor­si­ga­no, que l’on nom­ma bien­tôt Pien­za, un grand palais et deux autres plus modestes pour l’é­vêque et le gou­ver­neur ain­si qu’une cathé­drale, une église halle à la mode alle­mande. La nou­velle archi­tec­ture dut com­po­ser non seule­ment avec les sou­ve­nirs de voyage du pape mais aus­si avec la tra­di­tion médié­vale et pour­tant Ros­sel­li­no avait été l’exé­cu­tant d’Al­ber­ti au palais Rucel­lai. La cité idéale ne se réa­li­sa d’a­bord qu’en frag­ments mais dont la beau­té a sou­vent rejailli sur la ville entière et cela, au-delà des siècles.

Cer­tains édi­fices semblent n’a­voir été construits que pour ins­tal­ler une barre de mesure afin de ryth­mer les mou­ve­ments erra­tiques des bâtisses qui les entourent. On peut citer la gale­rie des Antiques de Sab­bio­net­ta, la Petite Athènes des Gon­zague, ou encore, ter­mi­né en 1581, le Palais des Loges de Gior­gio Vasa­ri, un édi­fice de cent vingt-cinq mètres de long qui impose son ordre à la vieille Piaz­za Grande d’Arezzo.

Il faut encore signa­ler les réa­li­sa­tions de John Nash dans le quar­tier lon­do­nien de Mary­le­bone. Ses immeubles intro­duisent dans le tis­su urbain non seule­ment leur voca­bu­laire néo­clas­sique et l’é­vi­dence de leurs rythmes mais aus­si la sur­prise de leur géo­mé­trie comme le Park Cres­cent, la courbe de Regent Street ou encore Carl­ton House Ter­race en face de Saint-James Park.

Le plus sou­vent, la nou­velle archi­tec­ture créa des places. Celle de Vige­va­no construite à l’i­ni­tia­tive de Ludo­vic Sfor­za dit le More vers 1492–1494 et dont l’in­ven­teur est peut-être Vin­ci, asso­cié à Bra­mante. Pour Alber­to Sar­to­ris, auteur d’un Léo­nard archi­tecte publié en 1952, lui seul était pré­pa­ré à conce­voir ce qu’il estime être la plus nou­velle des contri­bu­tions à la réa­li­sa­tion de ce qu’il bap­tise » l’ur­ba­nisme intégral « .

Mais la pre­mière place à pro­gramme fut le Capi­tole de Rome pro­je­tée par Michel-Ange à par­tir de 1537. Obli­gé de conser­ver les struc­tures de deux anciens palais et de réem­ployer des sta­tues antiques, il créa pour­tant un nou­veau type d’es­pace com­po­sé autour d’une sta­tue équestre de Marc-Aurèle, le pro­to­type de la place baroque et des places royales fran­çaises des XVIIe et XVIIIe siècles.

La ville régu­lière existe depuis les époques les plus recu­lées : villes hel­lé­nis­tiques construites sur les rives d’A­sie Mineure, villes romaines ins­pi­rées des camps des légions, bas­tides médié­vales de l’A­qui­taine. À par­tir du sei­zième siècle, la nou­velle archi­tec­ture inves­tit ces fon­da­tions si pro­pices à ses desseins.

La ville de Pal­ma­no­va créée par la Répu­blique de Venise en 1593 fut com­po­sée sur un plan étoi­lé, cen­tré sur une place hexa­go­nale et limi­té par une muraille ennéa­go­nale. Freu­dens­tadt, tra­cée en 1632 par l’ar­chi­tecte Hein­rich Schick­hardt pour le duc de Wur­ten­berg afin d’ac­cueillir les pro­tes­tants fran­çais per­sé­cu­tés, s’or­ga­nise sur un plan car­ré, autour d’une grande place car­rée, occu­pée par un châ­teau car­ré. Le temple situé à un angle de la place eut donc une forme sur­pre­nante, sa nef se déve­lop­pant dans deux direc­tions perpendiculaires.

Les places fortes que bâtit Sébas­tien Leprestre mar­quis de Vau­ban s’or­ga­ni­sèrent elles aus­si selon des com­po­si­tions régu­lières : par­mi tant d’autres, la ville haute de Longwy au péri­mètre hexa­go­nal, créée en 1679, ou Neuf-Bri­sach, octo­go­nale, vingt ans plus tard, toutes deux autour de leur place d’armes carrée.

La nou­velle archi­tec­ture inven­ta un motif ori­gi­nal : la place embro­chée, une place car­rée des­ser­vie par quatre rues ali­gnées sur ses médianes. Esthé­tique et faci­li­tés dis­tri­bu­tives ne s’y marient-elles pas ? : ins­crites dans une maille ortho­go­nale, ses rues offrent des pers­pec­tives iden­tiques à celles des plans en étoile. Cette forme a séduit de nom­breux théo­ri­ciens, par­mi eux Fran­ces­co di Gior­gio, Vasa­ri il Gio­vane, Vin­cen­zo Sca­moz­zi ou Jacques Per­ret de Cham­bé­ry. Les places de Char­le­ville, du centre de Chris­tia­nia, l’an­cienne Oslo, d’Ans­bach en Bavière l’adoptèrent.

La Cité idéale de l’urbanisme moderne

Indus­tria­li­sa­tion et exten­sion urbaine bou­le­ver­sèrent les concep­tions archi­tec­tu­rales, les types d’é­di­fices et les théo­ries de la com­po­si­tion quoique, sur ce second point, le clas­si­cisme sût résis­ter. Avec le pro­jet d’ex­ten­sion d’Il­de­fons Cerdà pour Bar­ce­lone, la pla­ni­fi­ca­tion urbaine se confon­dit un moment avec un idéal urbanistique.

Aujourd’­hui encore, la maille régu­lière des îlots car­rés semble inter­ro­ger l’im­bro­glio des rues du centre ancien, comme lors­qu’elle fut tra­cée dans la seconde moi­tié du XIXe siècle, et l’ex­ten­sion anar­chique qui lui a suc­cé­dé. L’ar­chi­tecte Eugène Hénard, ancien élève de l’É­cole des beaux-arts publia, entre 1903 et 1909, les huit fas­ci­cules des Études sur les trans­for­ma­tions de Paris et fut le pre­mier pré­sident de la Socié­té fran­çaise des archi­tectes urba­nistes créée en 1911.

Pré­oc­cu­pé par la cir­cu­la­tion, après Léo­nard de Vin­ci ou Hec­tor Horeau, lors d’une confé­rence orga­ni­sée en 1910 à Londres par le Royal Ins­ti­tut of Bri­tish Archi­tec­ture, il pro­po­sa de créer des sols arti­fi­ciels et » la rue à étages mul­tiples « . Grâce au ciment armé, les immeubles seraient cou­verts par des ter­rasses-jar­dins où, dans un ave­nir qu’il espé­rait pro­chain, se pose­raient des aéro­planes. Il avait lu la Guerre dans les airs de Her­bert George Wells et pris au sérieux l’i­dée d’un petit appa­reil pra­tique, maniable et diri­geable, un » aéro­plane-abeille « . La cir­cu­la­tion aérienne devait trans­for­mer le pro­fil urbain. Il se fit une idée de la ville future et en don­na un des­sin, une pers­pec­tive vue d’a­vion : au cœur du centre his­to­rique se dresse une tour de cinq cents mètres cou­ron­née par un phare puis­sant. Ensuite, une pre­mière cein­ture de grandes tours de deux cent cin­quante à trois cents mètres signale l’es­pace inter­dit aux avia­teurs. Lui suc­cède la zone des mai­sons à toits plats, de deux à trois kilo­mètres de lar­geur, où les aéro­planes-abeilles se déplacent de ter­rasse en ter­rasse et, enfin, une cein­ture de grands mâts avec les postes de vigie de la police aérienne qui inter­disent la zone urbaine au sur­vol des machines lourdes qui trouvent en péri­phé­rie des aéro­ports, abou­tis­se­ments des grandes routes de l’air.

Au début des années dix, le grand prix de Rome de 1904, Ernest Hébrard, col­lègue et condis­ciple de Hénard et, comme lui, fon­da­teur de la pre­mière socié­té fran­çaise d’ur­ba­nisme, des­si­na avec son frère Jean et le sculp­teur nord-amé­ri­cain, Hen­rick Chris­tian Ander­sen, un Centre mon­dial de com­mu­ni­ca­tion. Limi­té par un canal péri­phé­rique, sa com­po­si­tion symé­trique s’or­ga­nise sur un axe qui relie un port, un stade olym­pique, un temple des arts et enfin, plan­tée au centre d’une cité scien­ti­fique, la Tour du Pro­grès, haute de trois cents mètres, qui infor­me­rait le monde de chaque nou­velle découverte.

Le tra­cé de la grille ortho­go­nale des rues est ani­mé par des ave­nues dia­go­nales et une espla­nade cen­trale plan­tée, ornée de places et de pièces d’eau. Il illustre les prin­cipes expo­sés par le pre­mier manuel fran­çais d’ur­ba­nisme qui fut publié en 1915 sous un titre mar­qué par une actua­li­té dou­lou­reuse : Com­ment recons­truire nos cités détruites. Notions d’ur­ba­nisme s’ap­pli­quant aux villes, bourgs et vil­lages.

La vue à vol d’oi­seau de plus de trois mètres dans sa plus grande dimen­sion du pro­jet d’Hé­brard et Ander­sen pour­rait bien être l’i­mage idéale de cette ville plus saine et plus belle que pro­met­tait une doc­trine où se mêlaient héri­tage hauss­man­nien, com­po­si­tion beaux-arts et zonage. Plu­sieurs implan­ta­tions furent envi­sa­gées, l’une d’elles sur la route de Berne, entre les rives des lacs de Neu­châ­tel et de Morat.

Une dizaine d’an­nées avant la publi­ca­tion du Centre mon­dial, un autre grand prix de Rome joi­gnit à ses envois à l’A­ca­dé­mie le plan d’une cité indus­trielle. Per­fec­tion­né en 1904 et nour­ri par les tra­vaux de l’a­gence, il fut publié en 1917. Tony Gar­nier fut plus auda­cieux qu’­Hé­brard. Son plan est plus libre : son péri­mètre est décou­pé, les symé­tries y sont par­tielles, la monu­men­ta­li­té dis­crète. L’ar­chi­tec­ture de gros béton qui appa­rut dans son œuvre à par­tir de 1908 a renon­cé au décor, aux moulures.

L’ab­sence d’un lieu de culte, d’une pri­son – mais il existe un » tri­bu­nal d’ar­bi­trage » et des » ser­vices de sur­veillance de l’a­li­men­ta­tion » – ain­si que la sup­pres­sion des limites de pro­prié­té entre les mai­sons, pour la plu­part uni­fa­mi­liales, tout comme les cita­tions extraites de Tra­vail, le roman d’É­mile Zola, gra­vées au fron­ton de l’é­di­fice des salles de réunions et d’as­sem­blées, pimentent cette cité idéale d’un soup­çon d’u­to­pie qua­si socia­liste que ne contre­dit en rien ce rêve d’une médi­ter­ra­néi­té hel­lé­nique qui couvre de ter­rasses les mai­sons cubiques, d’une nudi­té toute antique sous les ombres paral­lèles des per­go­las. Même la demi-dou­zaine de che­mi­nées qui se dressent sur la pers­pec­tive des hauts four­neaux s’abs­tiennent de cra­cher de noires fumées délétères.

En 1913, alors que le gratte-ciel le plus haut du monde et de New York, le Wool­worth Buil­ding de Cass Gil­bert attei­gnait l’al­ti­tude de deux cent qua­rante et un mètres, Umber­to Boc­cio­ni publia Archi­tec­ture futu­riste, sui­vi un an après par Anto­nio Sant’E­lia. Leurs des­sins rêvaient d’im­meubles en gra­dins, de pas­se­relles aus­si légères que ver­ti­gi­neuses, de cages d’as­cen­seur déta­chées, d’an­tennes, de pylônes, de tubu­lures, de treillis métal­liques et affi­chaient une plas­tique expres­sive bien loin de la cité idyl­lique de Garnier.

Le Cor­bu­sier sut marier tout cela dans un pro­jet de cité idéale : gratte-ciel, verre et béton armé, volumes purs, com­po­si­tion clas­sique, fron­dai­sons salubres, voies super­po­sées, aéro­port pour aéro­taxis sur le toit de la gare cen­trale et ce fut la Ville contem­po­raine de trois mil­lions d’ha­bi­tants, dont il concoc­ta tout de suite une ver­sion pari­sienne, le Plan Voi­sin. Les vingt-quatre gratte-ciel cru­ci­formes, hauts de soixante étages accueillaient quatre cent mille urbains, les lotis­se­ments » à redents » ou » fer­més » com­po­sés » d’im­meubles-vil­las » de cinq à six étages doubles, six cent mille. Quant aux deux mil­lions d’ha­bi­tants res­tants, bap­ti­sés sub­ur­bains ou mixtes, ils étaient logés dans des cités-jar­dins au-delà de la » zone asser­vie « , une zone » inter­dite à toute construction « .

Comme Gar­nier son aîné, Le Cor­bu­sier avait nour­ri sa cité idéale avec un pro­jet d’a­gence. L’im­meuble-vil­las était une pro­po­si­tion faite en 1922 au Groupe de l’ha­bi­ta­tion fran­co-amé­ri­caine qui vou­lait construire des appar­te­ments de grand luxe en copro­prié­té com­bi­nant bon goût fran­çais et confort amé­ri­cain. Il super­po­sait des cel­lules dont les pièces se dis­tri­buaient sur deux étages dans les branches d’un L ouvertes sur une terrasse-jardin.

L’ar­chi­tec­ture puriste, à la fois machi­niste et clas­sique, démon­trait sa capa­ci­té à créer la ville moderne. Au cours des années trente, Le Cor­bu­sier en per­fec­tion­na les élé­ments : le gratte-ciel devint car­té­sien, les lotis­se­ments fer­més furent aban­don­nés et les redans se dif­fé­ren­cièrent selon leur orien­ta­tion pour for­mer les méandres ortho­go­naux de la Ville radieuse.

L’idéal contre la ville

Pour Adolphe Der­vaux, archi­tecte et urba­niste, auteur de L’É­di­fice et le milieu, un essai publié en 1919, la grande ville devait s’ins­pi­rer du vil­lage, l’ag­glo­mé­ra­tion pri­mi­tive et natu­relle. Il pré­fé­rait l’o­rien­ta­tion libre de ses mai­sons aux façades jointes et ali­gnées. La revue La Vie à la cam­pagne, qui mili­tait pour une archi­tec­ture régio­na­liste, offrit son numé­ro de juillet 1919 à Paul de Rut­té pour y pré­sen­ter ses tra­vaux d’ar­chi­tec­ture et d’ur­ba­nisme vil­la­geois com­men­cés en 1907.

Mais ce fut un sté­no­graphe anglais qui, au tour­nant du siècle, conçut un nou­veau type d’ag­glo­mé­ra­tion cen­sée unir les avan­tages de la cam­pagne à ceux de la ville : la cité-jar­din. Ebe­ne­zer Howard vou­lait que chaque cité, limi­tée à trente mille habi­tants, fût iso­lée de ses voi­sines par une vaste zone rurale de deux mille hec­tares. En 1903, il créa une coopé­ra­tive qui mit en chan­tier à Letch­worth la pre­mière cité-jar­din sur un plan de Ray­mond Unwin et Bar­ry Par­ker, deux archi­tectes appar­te­nant au mou­ve­ment Arts and Crafts. L’i­dée connut un suc­cès mon­dial. Dans de nom­breux pays, se créèrent des asso­cia­tions pour la pro­mou­voir mais elles oublièrent vite que la cité-jar­din avait l’am­bi­tion de contrô­ler la crois­sance de la méga­lo­pole pour n’en rete­nir que l’i­mage buco­lique d’un ensemble de cot­tages dans une verte prairie.

Un ingé­nieur madri­lène Artu­ro Soria y Mata ima­gi­na que ces cot­tages plu­tôt que de se grou­per ponc­tuel­le­ment s’ins­tal­le­raient le long d’une rue infi­nie. Il nom­ma cette nou­velle forme urbaine la Cité linéaire et entre­prit, en 1884, d’en construire une de cin­quante kilo­mètres de long qui devait absor­ber l’ex­ten­sion de Madrid. L’en­tre­prise s’ar­rê­ta au cin­quième kilo­mètre. Mais la notion sur­vé­cut. Les désur­ba­nistes sovié­tiques qui vou­laient sup­pri­mer les contra­dic­tions entre ville et cam­pagne s’en empa­rèrent. Niko­laï Miliou­tine publia en 1930 Sots­go­rod (Ville socia­liste) qui pro­po­sait un » sché­ma fonc­tion­nel conti­nu » où le ter­ri­toire urbain était divi­sé en six bandes parallèles :

1 – le che­min de fer,
2 – l’in­dus­trie et les ins­tal­la­tions scien­ti­fiques et scolaires,
3 – la zone verte,
4 – l’habitat,
5 – les parcs et ter­rains de sport,
6 – la zone agri­cole de proximité.

Son pro­jet pour Magni­to­gorsk s’ins­pi­ra de ce sché­ma. La » Cité linéaire indus­trielle » fut l’un des trois éta­blis­se­ments humains – avec la » Cité radio-concen­trique d’é­change » et » l’U­ni­té d’ex­ploi­ta­tion agri­cole » – que Le Cor­bu­sier étu­dia au len­de­main de la Seconde Guerre mon­diale, déve­lop­pant une théo­rie conçue au sein de la mou­vance pla­niste dans les années trente.

Il res­tait à sup­pri­mer tout sché­ma for­mel et à ima­gi­ner la dis­per­sion des mai­sons indi­vi­duelles sur tout le ter­ri­toire des­ser­vi par une cir­cu­la­tion auto­mo­bile fluide et heu­reuse. En 1935, au Rock­fel­ler Cen­ter de New York, Frank Llyod Wright expo­sa un pro­jet qui illus­trait cette concep­tion pro­fon­dé­ment anti-urbaine : Broa­dacre City, qui connut près de vingt ans après une seconde ver­sion The Living City.

En 1962, Le Cré­pus­cule des villes, un essai d’Er­win A. Gut­kin, un Amé­ri­cain d’o­ri­gine alle­mande, pro­po­sa une stra­té­gie qui devait conduire à la créa­tion d’une » région idéale « , » résul­tat d’une dis­per­sion et d’un réamé­na­ge­ment sys­té­ma­tique du peu­ple­ment de la popu­la­tion, de l’in­dus­trie et des pos­si­bi­li­tés cultu­relles » : jamais une zone de tau­dis ne devait être recons­truite mais rem­pla­cée par un parc, tout comme les centres urbains trop denses. Il admet­tait tou­te­fois que les fonc­tions d’ad­mi­nis­tra­tion et de com­merce fussent concen­trées dans une Desk City peu éten­due.

La cité de l’espace ou les espaces de la cité

Alors que l’ur­ba­nisme deve­nait une pro­fes­sion, que la pla­ni­fi­ca­tion urbaine se dis­per­sait dans le kaléi­do­scope des dis­ci­plines sec­to­rielles, que les com­po­si­tions urbaines s’ef­fa­çaient der­rière les règle­ments, les normes, le tachisme du zoning, l’ar­chi­tec­ture rêva de nou­velles formes pour une ville dont l’a­ve­nir rele­vait de la science-fic­tion : elle l’i­ma­gi­na per­chée dans des nappes tri­di­men­sion­nelles, lan­cée sur des ponts qui fran­chis­saient les mers, nichée dans de gigan­tesques cra­tères ou his­sée jus­qu’à cinq mille mètres d’al­ti­tude, ins­tal­lée dans un X haut de quinze étages ou sur des plan­chers obliques. Elle était alors spa­tiale, cyber­né­tique, spa­cio­dy­na­mique, totale, cosmique…

Puis, dans les années soixante-dix, s’op­po­sant aus­si bien à l’ur­ba­nisme offi­ciel qu’à ce roman­tisme tech­no­lo­gique, appa­rut en Ita­lie puis en Bel­gique et en France un cou­rant de pen­sée qui affir­ma que l’a­ve­nir de la ville c’é­tait son pas­sé, qu’il fal­lait conser­ver les quar­tiers anciens, den­si­fier les grands ensembles, retrou­ver les formes urbaines tra­di­tion­nelles, rues, ave­nues, bou­le­vards, places, squares, jar­dins publics…

Aujourd’­hui est-il encore pos­sible d’i­ma­gi­ner la cité idéale ? Tout semble déjà avoir été inven­té, la mort de la ville annon­cée et sa renais­sance pro­cla­mée ! Dans cet héri­tage où l’ar­chi­tec­ture a hési­té entre expé­ri­men­ta­tion et rêve­rie, ne faut-il pas que les citoyens, les édiles, les maîtres d’ou­vrage, les archi­tectes choi­sissent leur voie, leur tra­di­tion, en débattent et, à l’é­chelle du quo­ti­dien, pour la construc­tion d’un nou­veau quar­tier ou le remo­de­lage d’un ancien y puisent le cou­rage de pen­ser la ville réelle, celle que nous habitons ?

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