Langue vivante

Dossier : Arts, Lettres et SciencesMagazine N°576 Juin/Juillet 2002Rédacteur : Jean SALMONA (56)

Un jazz­man arrive dans un pays qui lui est étran­ger et dont il ne parle pas la langue. Il a appor­té son ins­tru­ment, à moins qu’il soit pia­niste, ou bas­siste, ou bat­teur. Il se rend dans un club de jazz – il y en a presque par­tout – se joint au groupe qui joue ce soir-là, pro­pose un stan­dard (en en esquis­sant le thème), et, en quelques minutes, il est en com­mu­nion avec les autres musi­ciens, et pour­ra jouer avec eux toute la nuit et les quit­ter au matin sans avoir échan­gé une parole, avec le même sen­ti­ment de plé­ni­tude et d’exaltation que s’il avait pas­sé la nuit avec des amis de tou­jours à par­ler de choses fon­da­men­tales – la vie, l’amour, la mort – avec une totale liber­té, en fai­sant fi des conven­tions bourgeoises.

C’est que la musique est un moyen de com­mu­ni­ca­tion uni­ver­sel et non codé, aux pos­si­bi­li­tés infi­nies, donc un lan­gage com­bien plus riche que les langues par­lées avec leurs mots en nombre limi­té, leur syn­taxe, leurs usages codi­fiés par la vie sociale. Il n’est pas néces­saire de pra­ti­quer une musique d’improvisation comme le jazz : écou­ter ensemble une pièce musi­cale, avec des amis dans un inté­rieur ou à mille dans une salle de concert, confère la qua­si-cer­ti­tude d’avoir com­mu­nié avec les autres, pour peu qu’ils soient, comme vous, récep­tifs à la musique.

Et ce lan­gage peut trans­cen­der les cultures : si vous êtes un véri­table ama­teur de musique, et si vous êtes ouvert, vous pour­rez éprou­ver la même impres­sion de com­mu­nion avec le public d’un vil­lage bali­nais devant un ensemble de game­lan, ou en écou­tant un raga indien avec des habi­tants de Del­hi, alors que vous n’avez pas les mêmes réfé­rences cultu­relles que le reste de l’auditoire.

Chants

Le chant cho­ral, d’abord : tous ceux qui ont chan­té dans des cho­rales connaissent ce sen­ti­ment de satis­fac­tion intense que pro­cure le chant col­lec­tif, pra­ti­qué beau­coup moins, d’ailleurs, par les Fran­çais, que par leurs voi­sins scan­di­naves, bri­tan­niques, suisses (signe par­mi d’autres, peut-être, de notre farouche indi­vi­dua­lisme). Un disque récent pré­sente des œuvres de Mar­cel Lan­dows­ki par l’excellente Maî­trise des Bouches-du-Rhône1. Il s’agit d’une musique tonale très bien écrite et struc­tu­rée, dans la lignée de Florent Schmitt, Honeg­ger, et même Ravel, et qui émeut. Les Quatre Chants d’innocence sont une très jolie évo­ca­tion de l’enfance ; les deux can­tates les Rois Mages et Jésus, es-tu là ? sont deux œuvres plus ambi­tieuses et tout aus­si acces­sibles d’un com­po­si­teur qui vise d’abord, et très jus­te­ment, au cœur.

Com­mu­nier avec la divi­ni­té est le pre­mier sou­ci des hommes à tra­vers les âges et les reli­gions, et le rôle pre­mier de la musique, qui a été d’abord sacrée dans toutes les civi­li­sa­tions. Sous le titre Chants de l’Amour divin, l’ensemble Venance For­tu­nat, diri­gé par Anne-Marie Des­champs, a enre­gis­tré des chants com­po­sés par des sœurs moniales entre le XIe et le XIVe siècle2. Chants de plai­sir qui inquié­taient cer­tains théo­lo­giens, qui crai­gnaient que la musique trop agréable fasse oublier les textes, et n’avaient donc pas com­pris le rôle mes­sa­ger de la musique ; musique de plé­ni­tude, même pour le non-croyant, et qui per­met au moins d’atteindre à la sérénité.

À la même époque, plus pré­ci­sé­ment du Xe au XVe siècle, en Espagne où s’enrichissent mutuel­le­ment les trois reli­gions mono­théistes, fleu­rit une musique litur­gique juive qui se déve­loppe en sym­biose avec la musique arabe, et qui, après l’expulsion d’Espagne, accom­pa­gne­ra les Juifs au Magh­reb et dans tout le Moyen-Orient, élé­ment sacré de la musique ara­bo-anda­louse. Sous le titre Nagui­la, un disque récent réunit des chants mys­tiques sépha­rades d’Afrique du Nord, inter­pré­tés par des musi­ciens juifs et musul­mans réunis au sein de l’ensemble du même nom3, avec le can­tor André Taïeb, élève du fameux Cheikh Ray­mond. Au-delà de leurs fonc­tions litur­giques, ces chants et cette musique du malouf ont un charme et un pou­voir qua­si hyp­no­tique, très proche de celui des chants clas­siques de l’Inde du Nord. Et si la musique était un ciment de la récon­ci­lia­tion iné­luc­table israélo-arabe ?

Aux anti­podes de ce carac­tère sacré, sous le titre Mots d’amour, Anne Sofie von Otter a enre­gis­tré 25 mélo­dies de Cécile Cha­mi­nade (1857−1944)4, pia­niste et com­po­si­teur quelque peu oubliée. Il s’agit d’une musique exquise et fine, qui dépasse lar­ge­ment le cadre de la musique de salon dans lequel elle a été écrite, et qui peut être l’homologue-1900 des lie­der de Schu­bert. Si vous aimez Rey­nal­do Hahn, Bizet, Cha­brier, vous aurez une heure de pur bon­heur à écou­ter la mer­veilleuse et intel­li­gente Anne Sofie von Otter, qui a ici des inflexions qui rap­pellent… Barbara.

Quatre pianistes

Pol­li­ni est un des rares pia­nistes qui, aus­si bien dans Mozart, Bee­tho­ven, Cho­pin, que dans la musique contem­po­raine, nous donne tou­jours le sen­ti­ment de l’évidence : mais bien sûr, c’est comme cela qu’il fal­lait jouer, com­ment ne pas s’en être ren­du compte plus tôt, etc. Il vient d’enregistrer un disque de Schu­mann, où figurent les Kreis­le­ria­na, les Gesänge der Frühe, et un alle­gro en si mineur5. La musique de pia­no de Schu­mann est une des plus dif­fi­ciles à jouer qui soient ; d’abord tech­ni­que­ment, mais cela est vrai aus­si des pièces tech­ni­que­ment faciles, comme les Scènes d’enfant : l’interprétation pose des pro­blèmes qua­si insur­mon­tables. Les Kreis­le­ria­na cumulent ces deux dif­fi­cul­tés ; elles consti­tuent vrai­sem­bla­ble­ment l’apogée non seule­ment de la musique de Schu­mann, mais de toute la musique roman­tique de pia­no. Ser­vi par un pia­no aux basses excep­tion­nelles, Pol­li­ni leur confère une dimen­sion qua­si sym­pho­nique, une cou­leur, une chair, uniques par­mi toutes les inter­pré­ta­tions que nous connais­sons de ces pièces. L’Alle­gro n’ajoute rien à la gloire de Schu­mann, mais les 5 Chants de l’Aube, der­nière œuvre de Schu­mann avant qu’il sombre dans la folie, sont de la plus belle eau, avec cette touche de mys­tère qui lui est propre.

Nel­son Freire : les habi­tués du fes­ti­val de La Roque‑d’Anthéron connaissent bien et révèrent ce pia­niste bré­si­lien à la pré­sence cha­leu­reuse qui joue sou­vent à deux pia­nos avec Mar­tha Arge­rich et qu’ils s’ingénient à empê­cher de par­tir par des rap­pels mul­tiples. Dans un disque tout nou­veau consa­cré à Cho­pin, il joue la Sonate en si mineur, les douze Études de l’opus 25, et trois nou­velles Études6. La Sonate est excep­tion­nelle : nous l’avons com­pa­rée avec deux des meilleurs enre­gis­tre­ments à ce jour, ceux de Sam­son Fran­çois (1963) et de Pol­li­ni (1985) ; elle est plus enle­vée que celle de Sam­son Fran­çois, et moins aérienne que celle de Pol­li­ni, par ailleurs sublime, et pour nous elle est en tête. Les Études sont jouées comme des études, avec une vir­tuo­si­té par­fois exces­sive, comme par exemple dans l’Étude aux trio­lets, mais tou­jours avec une tech­nique sans faille.

Lukas Foss n’est guère connu du grand public fran­çais. L’intégrale de son œuvre pour pia­no, qui vient d’être enre­gis­trée par la pia­niste japo­naise Sao­ri Mizu­mu­ra, ras­semble des pièces com­po­sées entre 1938 et 19887, et per­met de décou­vrir un com­po­si­teur peu banal et très inté­res­sant. Les influences sont mul­tiples, comme sou­vent chez les com­po­si­teurs amé­ri­cains : Bar­tok, Pro­ko­fiev, Hin­de­mith, Stra­vins­ki, Ger­sh­win, et même Bach. Mais Foss a su faire la syn­thèse de ces acquis et, comme sa musique est tonale ou poly­to­nale, rare­ment dodé­ca­pho­nique, elle est immé­dia­te­ment acces­sible. Au total, pour ceux qui res­sentent le besoin de ce “ nou­veau ” cher à Bau­de­laire, voi­ci une œuvre à décou­vrir, inté­res­sante, variée, jamais ennuyeuse. Et c’est aus­si l’occasion de décou­vrir une pia­niste de grande qua­li­té, claire, pré­cise, sans affec­ta­tion, que l’on aime­rait entendre dans d’autres œuvres, pour­quoi pas dans… Bach ?

Musique de plaisir

Le cama­rade Ferey pour­suit fidè­le­ment sa pro­duc­tion d’œuvres pour flûte, sous le titre de Flûte Pano­ra­ma, avec un disque de musique fran­çaise pour flûte et harpe, par Fré­dé­ric Cha­toux, flûte, et Benoît Wéry, harpe8. Y figurent deux pièces majeures, la Sonate n° 2 de Jean-Michel Damase, et la Suite de Jean Cras, à côté de trois mélo­dies de Fau­ré où la flûte rem­place la voix, de la Pavane de Ravel, d’Entracte de Jacques Ibert, et d’une trou­vaille remar­quable, la Fan­tai­sie de Saint-Saëns, qui nous récon­ci­lie avec ce com­po­si­teur géné­ra­le­ment aca­dé­mique. Les carac­té­ris­tiques com­munes à ces œuvres sont leur élé­gance, leur séduc­tion, et leur finesse, typiques d’une cer­taine musique fran­çaise, décriée lors de la dic­ta­ture sérielle, et qui refait sur­face aujourd’hui : tant mieux !

La musique de film est dif­fi­ci­le­ment sépa­rable des films, et même des scènes pour les­quelles elle a été conçue. Mais cer­taines sur­vivent à leurs films, comme Alexandre News­ki ou Ivan le Ter­rible, de Pro­ko­fiev, ou Paci­fic 231, d’Honegger. Korn­gold fut un grand com­po­si­teur clas­sique (un superbe Concer­to pour vio­lon, notam­ment), et devint un com­po­si­teur hol­ly­woo­dien lorsque le nazisme le contrai­gnit à quit­ter son Autriche natale pour les États-Unis. Un disque récent réunit, par le Lon­don Sym­pho­ny diri­gé par André Pré­vin, les musiques de Korn­gold écrites pour quatre grands films avec Errol Flynn : L’Aigle des Mers, Capi­taine Blood, Le Prince et le Pauvre, et La Vie pri­vée d’Élisabeth d’Angleterre9.

Cette musique ne fait pas, ose­ra-t-on dire vul­gai­re­ment, dans la den­telle, d’autant que l’orchestration, qui n’est pas de Korn­gold mais de spé­cia­listes de la musique de film, fait appel aux effets que requièrent les scènes épiques chères au public de l’époque. Mais si vous avez la nos­tal­gie de ces films dits “ d’action ”, en tech­ni­co­lor, que l’on ne revoit plus guère, eh bien munis­sez-vous d’un panier de cho­co­lats gla­cés, ins­tal­lez-vous dans un bon fau­teuil, fer­mez les yeux, et vous serez empor­té, avec Errol Flynn, dans ses bouillantes aventures.

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1. 1 CD De plein vent FA 9506.
2. 1 CD L’Empreinte digi­tale ED 13133.
3. 1 CD L’Empreinte digi­tale ED 13118.
4. 1 CD DGG 471 331 2.
5. 1 CD DGG 471 370 2.
6. 1 CD Dec­ca 470 288 2.
7. 1 CD L’Empreinte digi­tale ED 13143.
8. 1 CD Skar­bo SK 4012.
9. 1 CD 471 347 2.

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