La transformation des grandes entreprises française Quelques facteurs-clés de succès

Dossier : Entreprise et managementMagazine N°618 Octobre 2006
Par Hervé PAYAN

Le rythme des mutations de l’écosystème des grandes entreprises françaises s’accélère

Le rythme des mutations de l’écosystème des grandes entreprises françaises s’accélère

Les délais de dif­fu­sion et d’a­dop­tion des nou­velles tech­no­lo­gies se rac­cour­cissent consi­dé­ra­ble­ment. Les condi­tions socioé­co­no­miques et les tech­niques de mar­ke­ting induisent une seg­men­ta­tion tou­jours plus fine des attentes et cri­tères d’a­chats des consom­ma­teurs. Les com­por­te­ments en termes de sen­si­bi­li­té au prix et à la marque peuvent se modi­fier très rapi­de­ment comme l’a mon­tré le suc­cès des low-cost.

Les évo­lu­tions régle­men­taires se sont tra­duites de plus en plus rapi­de­ment par l’ap­pa­ri­tion de nou­velles offres ou de nou­veaux compétiteurs.

Les mégas fusions peuvent entraî­ner en quelques mois des modi­fi­ca­tions très impor­tantes du champ concurrentiel.

Cette accélération induit pour les entreprises la nécessité d’évoluer

Cer­taines entre­prises, et Toyo­ta en fut long­temps l’emblème, ont choi­si de répondre aux évo­lu­tions de leur éco­sys­tème par la foca­li­sa­tion sur l’a­mé­lio­ra­tion conti­nue : main­te­nir l’a­vance en cher­chant à la ren­for­cer un tout petit peu chaque jour. D’autres font de la trans­for­ma­tion par la rup­ture leur stratégie.

Celle-ci peut se défi­nir par la volon­té d’a­dop­ter un nou­veau busi­ness modèle ou de nou­veaux modèles opé­ra­tion­nels per­met­tant d’ob­te­nir une rup­ture de per­for­mance à court ou moyen terme.

En France, BNP et Renault en ont été par­mi les meilleurs exemples, de par leur ambi­tieuse stra­té­gie d’acqui­si­tion et d’al­liance – BNP vis-à-vis de Pari­bas et Renault vis-à-vis de Nis­san. Et effec­ti­ve­ment, réa­li­ser une acqui­si­tion majeure a été et est encore le meilleur moyen de trans­for­mer dura­ble­ment une entre­prise. Pour­tant aujourd’­hui des entre­prises comme Renault ou France Télé­com ont défi­ni des plans de trans­for­ma­tion ambi­tieux qui ne reposent pas de façon pré­pon­dé­rante sur une stra­té­gie d’acquisition.

L’on peut distinguer huit facteurs-clés de succès pour la mise en œuvre d’une stratégie de transformation par la rupture

• Une ambition stratégique

Une stra­té­gie de trans­for­ma­tion par la rup­ture doit conci­lier la néces­si­té d’ob­te­nir des résul­tats tan­gibles rapi­de­ment et celle de les ins­crire dans une cohé­rence sur le long terme. Pour ce faire, elle doit arti­cu­ler à la fois une ambi­tion stra­té­gique valable dans la durée et des enga­ge­ments de rup­ture de per­for­mance à court-moyen terme.

Le plan Renault Contrat 2009, pré­sen­té par Car­los Ghosn en février 2006, vise à « posi­tion­ner dura­ble­ment Renault comme le construc­teur auto­mo­bile géné­ra­liste euro­péen le plus ren­table ». L’on com­prend, par sa for­mu­la­tion, que cette ambi­tion stra­té­gique s’é­tend au-delà du terme du plan lui-même, et per­met ain­si d’as­seoir la rup­ture dans une cer­taine conti­nui­té. L’am­bi­tion stra­té­gique vise à don­ner une pers­pec­tive sur ce qui vien­dra une fois la rup­ture effec­tuée : une nou­velle rup­ture de nature vrai­sem­bla­ble­ment dif­fé­rente mais qui sera cohé­rente en termes de fina­li­té, celle expri­mée par l’am­bi­tion stra­té­gique elle-même.

En ce qui concerne France Télé­com, NExT – le pro­jet de trans­for­ma­tion de l’o­pé­ra­teur à échéance 2008 – vise à faire de l’en­tre­prise le « four­nis­seur de ser­vices de télé­coms de réfé­rence en Europe » en offrant aux clients « une nou­velle expé­rience des télé­coms » grâce au pas­sage de « l’ac­cès aux réseaux à l’ac­cès aux services ».

L’on remar­que­ra, dans les deux cas, le carac­tère assez impré­cis de l’am­bi­tion stra­té­gique et cela au-delà même de l’ho­ri­zon tem­po­rel. Dans le cas de Renault, la ren­ta­bi­li­té peut être mesu­rée de dif­fé­rentes manières pos­sibles (Excé­dent brut d’ex­ploi­ta­tion, Résul­tat net, Ren­ta­bi­li­té des fonds propres, Ren­ta­bi­li­tés des capi­taux employés, Ren­de­ment pour l’ac­tion­naire…) et en valeur abso­lue ou rela­tive. Dans le cas de France Télé­com, les cri­tères per­met­tant de savoir ce qu’est un « four­nis­seur de ser­vices de télé­coms de réfé­rence » ne sont pas défi­nis. Ces deux ambi­tions stra­té­giques sont rela­ti­ve­ment impré­cises mais per­mettent néan­moins de défi­nir un cap et rem­plissent donc par­fai­te­ment leur fonc­tion. Il est en revanche vital que les enga­ge­ments soient très pré­cis car leur objec­tif est de mobi­li­ser pour obte­nir des résul­tats tangibles.

• Un bilan sans complaisance des points forts et des points faibles de l’entreprise

Il est dif­fi­cile de mobi­li­ser sur une ambi­tion si le consen­sus n’est pas clai­re­ment éta­bli sur ce qui doit être amé­lio­ré et les points forts sur les­quels l’en­tre­prise pour­ra s’ap­puyer dans cet effort.
Dans le cas de Renault, Car­los Ghosn a pris soin de faire le tour de l’en­semble de l’en­tre­prise avant de défi­nir son pro­jet. Le plan Renault Contrat 2009 s’ap­puie ain­si sur un état des lieux qui a mis en évi­dence la néces­si­té d’a­mé­lio­rer notam­ment l’i­mage de marque, la lar­geur de gamme, les coûts des pro­grammes de déve­lop­pe­ment des modèles.

• Quelques engagements simples et précis visant une rupture de performance

Une stra­té­gie de trans­for­ma­tion par la rup­ture doit s’ap­puyer sur quelques enga­ge­ments simples, mesu­rables, repré­sen­tant une rup­ture de per­for­mance, cadrés dans la durée et por­teurs de signi­fi­ca­tion pour les clients, l’en­semble des sala­riés, les par­te­naires et les actionnaires.

La pre­mière carac­té­ris­tique du plan Renault Contrat 2009 est d’ar­ti­cu­ler des enga­ge­ments – qua­li­té, pro­fi­ta­bi­li­té, crois­sance – qui sont à même de par­ler à la fois aux clients, aux sala­riés, aux par­te­naires et aux action­naires. La seconde carac­té­ris­tique de ce plan est d’être, dans son inti­tu­lé même, bor­né dans le temps. Enfin, les enga­ge­ments for­mu­lés sont quan­ti­fiés au moyen de mesures simples :

- l’en­ga­ge­ment de qua­li­té est de « pla­cer la future Lagu­na par­mi les trois pre­miers modèles de sa caté­go­rie en qua­li­té de pro­duit et en qua­li­té de services »,
– l’en­ga­ge­ment de pro­fi­ta­bi­li­té est d’at­teindre une marge opé­ra­tion­nelle de 6 % du chiffre d’affaires,
– l’en­ga­ge­ment de crois­sance est d’ac­croître de 800 000 le nombre de véhi­cules ven­dus annuellement.

L’on pour­ra au pas­sage véri­fier qu’il s’a­git bien d’une rup­ture de per­for­mance, notam­ment en matière de marge opé­ra­tion­nelle, celle de Renault se situant à 3,2 % en 2005.

Dans le cadre de NExT, France Télé­com a défi­ni quelques objec­tifs majeurs pour 2008 :

- sur le seg­ment « Home », dépas­ser 12 mil­lions de clients haut débit et le chiffre d’af­faires de 2005,
– sur le seg­ment « Per­so­nal » : dépas­ser 85 mil­lions de clients, faire croître les reve­nus de plus de 6 % annuel, amé­lio­rer les marges,
– sur le seg­ment « Entre­prise » : main­te­nir le chiffre d’af­faires en légère baisse par rap­port à 2005, faire croître les reve­nus des ser­vices ICT de 15 % annuel.

• Une déclinaison des engagements en une série d’objectifs opérationnels précis

Cha­cun des enga­ge­ments doit être décli­né en objec­tifs opé­ra­tion­nels pré­cis. La réa­li­sa­tion de ces objec­tifs opé­ra­tion­nels doit per­mettre de réa­li­ser les enga­ge­ments. Les enga­ge­ments ont voca­tion à être lar­ge­ment com­mu­ni­qués et à s’a­dres­ser à un large public pour mobi­li­ser les clients, sala­riés, par­te­naires et action­naires. Les objec­tifs opé­ra­tion­nels n’ont pas voca­tion à être com­mu­ni­qués à l’ex­té­rieur de l’en­tre­prise. Chaque enga­ge­ment parle à l’en­semble de l’en­tre­prise alors qu’un objec­tif opé­ra­tion­nel ne concer­ne­ra qu’une par­tie de l’en­tre­prise, le plus sou­vent une ou deux Direc­tions ou quelques enti­tés (Mar­ke­ting, R & D…).

Dans le cas de Renault, quelques-uns de ces objec­tifs opé­ra­tion­nels sont les suivants :

- réa­li­ser 26 lan­ce­ments de modèles entre 2006 et 2009,
– faire pas­ser la part des ventes réa­li­sées hors d’Eu­rope de 27 % à 37 %,
– réduire le nombre de pièces par pro­gramme de 20 %,
– réduire les coûts de logis­tique de 9 %, etc.

Pour France Télé­com, l’on peut mettre en avant les exemples suivants :

- avoir plus de 2 mil­lions de clients avec des télé­phones IP,
– avoir 1 mil­lion de clients MaLigne TV en France,
– avoir 8 mil­lions de clients Livebox,
– atteindre 85 % de clients satis­faits ou très satisfaits.

• La définition de projets transverses permettant d’atteindre les objectifs opérationnels

Renault a défi­ni plu­sieurs pro­jets comme la réor­ga­ni­sa­tion des bureaux d’é­tude ou PER4 (Plan d’ex­cel­lence Renault 4e géné­ra­tion) et a lan­cé onze ini­tia­tives trans­verses visant à repen­ser l’en­tre­prise au-delà des silos organisationnels.

Chez France Télé­com quelques-uns des pro­jets lan­cés sont les suivants :

- la sim­pli­fi­ca­tion de l’ar­chi­tec­ture des marques autour d’O­range rete­nue comme marque unique pour l’ensem­ble des ser­vices aux entre­prises et à l’international,
– le déve­lop­pe­ment d’une gamme com­plète de ter­mi­naux com­pre­nant des télé­phones conver­gents et IP,
– la refonte de la ges­tion de la rela­tion client avec l’u­ni­fi­ca­tion du ser­vice client et la mise en œuvre d’une approche mul­ti­ca­nal intégrée,
– la dyna­mi­sa­tion de l’in­no­va­tion avec la créa­tion d’une pro­duct fac­to­ry visant à regrou­per en un même lieu toutes les fonc­tions devant contri­buer à la créa­tion d’une nou­velle offre, et à per­mettre ain­si le rac­cour­cis­se­ment des cycles de concep­tion produit,
– l’u­ni­fi­ca­tion de l’en­semble des réseaux.

• Une gouvernance et des moyens adaptés

Trop sou­vent, l’en­tre­prise essaie de se trans­for­mer sans y allouer les moyens néces­saires et sans accom­pa­gner la trans­for­ma­tion des chan­ge­ments de mode de gou­ver­nance et d’or­ga­ni­sa­tion qui sont indispensables.

Chez Renault, la mise en œuvre du plan Renault Contrat 2009 a com­men­cé par la refonte de la struc­ture de mana­ge­ment autour de trois dimen­sions interdépendantes :

- les régions, avec 5 régions cha­cune pilo­tée par un Comi­té de mana­ge­ment de région com­po­sé de repré­sen­tants de tous les métiers de Renault,
– les fonc­tions (ingé­nie­rie, fabri­ca­tion, vente…) désor­mais res­pon­sables de leur per­for­mance à l’é­chelle de la planète,
– les pro­grammes véhi­cules éten­dant leur res­pon­sa­bi­li­té de la concep­tion au recy­clage, sur l’en­semble des régions.

Chez France Télé­com, l’u­ni­fi­ca­tion des réseaux a débu­té par la mise en place d’une struc­ture inté­grée res­pon­sable de l’en­semble des réseaux, autre­fois gérés dans des struc­tures différentes.

Il s’a­git éga­le­ment d’être en mesure de mobi­li­ser les res­sources néces­saires aux inves­tis­se­ments concer­nés. France Télé­com a, par exemple, annon­cé vou­loir consa­crer 200 mil­lions d’eu­ros à la refonte de son archi­tec­ture de marques.

Le pro­jet de trans­for­ma­tion doit éga­le­ment béné­fi­cier des moyens humains néces­saires. Chez Renault, les 11 ini­tia­tives trans­verses regroupent ain­si 500 per­sonnes de toutes les régions et fonc­tions de l’entreprise.

Au-delà de l’as­pect quan­ti­ta­tif, l’en­jeu est d’o­ser allouer aux pro­jets de trans­for­ma­tion, non pas – comme c’est trop sou­vent le cas – les col­la­bo­ra­teurs que l’on ne peut pas faire contri­buer aux pro­ces­sus opé­ra­tion­nels cri­tiques de l’en­tre­prise – mais les meilleurs, ceux qui sont sou­vent indis­pen­sables à la bonne marche des affaires courantes.

• L’engagement du leadership

Il n’est pas de meilleur exemple que celui de Car­los Ghosn pour démon­trer l’im­por­tance de l’en­ga­ge­ment de la direc­tion de l’en­tre­prise. Il est cri­tique que le lea­der­ship joue le pre­mier rôle dans la défi­ni­tion puis le pilo­tage du plan de trans­for­ma­tion, et qu’il s’en­gage per­son­nel­le­ment vis-à-vis des clients, sala­riés, par­te­naires et action­naires dans sa mise en œuvre. Plus que jamais, le lea­der doit être le pre­mier agent du changement.

• La prise en compte de l’importance des technologies de l’information dans la transformation de l’entreprise

La trans­for­ma­tion de l’en­tre­prise ne peut en géné­ral pas se réa­li­ser sans une trans­for­ma­tion pro­fonde de ses sys­tèmes d’in­for­ma­tion. Ain­si, chez Renault la mul­ti­pli­ca­tion du nombre de nou­veaux modèles devant être lan­cés ne pour­ra pas se faire sans repen­ser la façon de conce­voir les modèles et ain­si sans une refonte des sys­tèmes de concep­tion. Chez France Télé­com, l’une des pre­mières actions menées dans le cadre de NExT fut de regrou­per au sein d’une même direc­tion la res­pon­sa­bi­li­té de l’en­semble des réseaux et des sys­tèmes d’in­for­ma­tion pour assu­rer la conver­gence de l’ensemble.

Mais les grandes entre­prises ont construit leurs sys­tèmes d’in­for­ma­tion de façon décen­tra­li­sée en accu­mu­lant les appli­ca­tions et les stan­dards tech­no­lo­giques au fil des ans. Le résul­tat en est un patch­work dont les coûts d’o­pé­ra­tions et de main­te­nance consomment l’es­sen­tiel des bud­gets infor­ma­tiques lais­sant peu de place pour l’in­no­va­tion créa­trice de valeur ajou­tée. Par ailleurs, une infor­ma­tique obso­lète est un frein à la trans­for­ma­tion de l’en­tre­prise. D’une part, la pro­li­fé­ra­tion des stan­dards tech­no­lo­giques en matière de postes de tra­vail et de ser­veurs et la ges­tion décen­tra­li­sée de ceux-ci sur les sites uti­li­sa­teurs ont pour effet de rendre le déploie­ment de nou­velles appli­ca­tions à la fois long et coû­teux. Par ailleurs, un por­te­feuille appli­ca­tif com­plexe et consti­tué d’une mul­ti­tude d’ap­pli­ca­tions sou­vent anciennes rend dif­fi­cile la mise en œuvre de nou­velles fonc­tion­na­li­tés, l’ho­mo­gé­néi­sa­tion des pro­ces­sus, la mise en com­mun de bases de don­nées (notam­ment clients et fournisseurs).

La créa­tion d’une infra­struc­ture infor­ma­tique agile est indis­pen­sable pour pou­voir conti­nû­ment trans­former l’en­tre­prise. Une infra­struc­ture agile com­porte un stan­dard tech­no­lo­gique unique en termes de poste de tra­vail, et une ges­tion de ser­veurs cen­tra­li­sée dans quelques data-cen­ters à l’é­chelle du globe avec un nombre limi­té de pla­te­formes (couple Sys­tème d’ex­ploi­ta­tion-base de don­nées). L’autre pré­re­quis de la trans­for­ma­tion de l’entre­prise est la moder­ni­sa­tion appli­ca­tive visant à réduire la com­plexi­té du por­te­feuille appli­ca­tif, à l’in­té­grer et à le migrer sur des tech­no­lo­gies modernes.

Les actions lan­cées par Renault ces deux der­nières années, avec l’aide de grands pres­ta­taires infor­ma­tiques de la place, en matière de ratio­na­li­sa­tion des postes de tra­vail, de conso­li­da­tion des ser­veurs et de moder­ni­sa­tion appli­ca­tive, consti­tuent une excel­lente illus­tra­tion de ce qui peut être fait en infor­ma­tique pour anti­ci­per la trans­for­ma­tion de l’entreprise.

Aujourd’­hui, diri­ger c’est trans­for­mer et nous avons en France quelques très beaux exemples de trans­for­ma­tions ambi­tieuses dont nous pou­vons tous nous inspirer.

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