La grande vitesse, un croisement de cultures pour inventer et innover

Dossier : Recherche et sociétéMagazine N°650 Décembre 2009
Par François LACÔTE (66)

Une inter­view de Fran­çois Lacôte (66), senior vice-pre­sident d’Al­stom Trans­port, réa­li­sée par La Recherche et publiée avec son accord.

REPÈRES
En 1976, l’État signe une conces­sion avec la SNCF pour une ligne nou­velle entre Paris et Lyon. Le ser­vice est inau­gu­ré sur un pre­mier tron­çon en sep­tembre 1981. La ligne est ter­mi­née en sep­tembre 1983, pré­cé­dant les lignes Atlan­tique (1989), Nord (1993), Médi­ter­ra­née (2001) et Est euro­péenne (2007). La mise en ser­vice de rames Duplex a com­men­cé en 1995.

La Recherche. En 1982, vous êtes appe­lé à diri­ger les pro­grammes de trains à grande vitesse de la SNCF. Le pre­mier tron­çon du TGV Sud-Est vient alors d’être inau­gu­ré par le pré­sident de la Répu­blique Fran­çois Mit­ter­rand, quatre mois après son élec­tion. Va-t-on assis­ter à un inflé­chis­se­ment de la poli­tique publique en matière de ferroviaire ?

Michel LacôteFran­çois Lacôte. Jusque-là, les poli­tiques de tous bords s’é­taient mon­trés très réser­vés vis-à-vis du TGV, voire fon­ciè­re­ment hos­tiles, comme le fut, entre autres, le ministre des Finances, à l’é­poque de la déci­sion de lan­cer le pro­jet. Il s’a­gis­sait à leurs yeux d’une fan­tai­sie d’in­gé­nieurs qui ne ferait que creu­ser un peu plus le défi­cit d’une Socié­té natio­nale, déjà lour­de­ment endet­tée. À tel point que la SNCF a dû finan­cer sur ses seuls fonds propres toute la concep­tion et le déve­lop­pe­ment du sys­tème TGV, sans aucun apport exté­rieur, ni des indus­triels ni des pou­voirs publics. La Socié­té natio­nale ne deman­dait qu’une chose à son pro­prié­taire et action­naire : le droit de faire. Dans ce contexte, l’i­nau­gu­ra­tion par Fran­çois Mit­ter­rand a repré­sen­té le pre­mier signal poli­tique fort, confir­mé par son allo­cu­tion au cours de laquelle il deman­dait à la SNCF d’é­tu­dier la deuxième ligne (c’est-à-dire le TGV Atlan­tique). Désor­mais, la Socié­té natio­nale avait l’a­val de sa tutelle, le mode de finan­ce­ment res­tant tou­te­fois inchangé.

Un stimulant pour inventer

 LR. Michel Wal­rave, de la Direc­tion des grandes vitesses à l’U­nion inter­na­tio­nale des che­mins de fer, insiste sur l’o­ri­gi­na­li­té et le rôle du ser­vice de la recherche de la SNCF dans ces pre­miers suc­cès du TGV. Avez-vous la même perception ?

F. L. La créa­tion de cette struc­ture fut en effet une grande idée. Sa struc­ture, sa com­po­si­tion et son fonc­tion­ne­ment ont per­mis de trans­gres­ser les fron­tières, très étanches, entre les grandes filières tech­niques tra­di­tion­nelles. Ce croi­se­ment de cultures a été très sti­mu­lant pour inven­ter et inno­ver. Le TGV, ce n’é­tait pas seule­ment un train. Nous avons créé un sys­tème de trans­port ter­restre gui­dé s’ap­puyant sur le couple roue-rail qui était entiè­re­ment nou­veau, tant en termes d’in­fra­struc­ture que de maté­riel rou­lant. Personnel­lement, je me suis tou­jours effor­cé de per­pé­tuer cet esprit d’in­no­va­tion, d’éclaireur.

LR. Vous avez en effet la lourde charge de déve­lop­per les géné­ra­tions sui­vantes de trains à grande vitesse. Il faut à nou­veau inven­ter, faire des choix, bref, rele­ver une suc­ces­sion de nou­veaux défis.

F. L. Ma mis­sion était simple : faire rou­ler le TGV Sud-Est et pré­pa­rer le sui­vant. Le pre­mier défi fut donc le TGV Atlan­tique : j’ai dû me battre, avec les ingé­nieurs de la SNCF mais aus­si auprès d’Al­stom, pour faire admettre l’i­dée d’une évo­lu­tion par rap­port au TGV Sud-Est. J’ai fina­le­ment obte­nu gain de cause : la solu­tion choi­sie pour la sus­pen­sion du TGV Atlan­tique, par exemple, a été tout à fait ori­gi­nale et nova­trice à l’époque.

Le suc­cès des Duplex
Le concept de Duplex s’est fina­le­ment tra­duit par un nou­veau suc­cès : il en cir­cule aujourd’hui 220, soit sept fois plus que le nombre déci­dé par la SNCF à l’origine, et pas seule­ment sur la ligne Paris-Lille comme cer­tains le pré­sa­geaient. J’ajoute que ce TGV Duplex est beau­coup plus léger à vide que son pré­dé­ces­seur et, mieux encore, qu’il est plus léger à son taux d’occupation moyen (de l’ordre de 80%). À l’heure du Réseau fer­ré de France (RFF), en se fon­dant sur la capa­ci­té des trains et non plus sur leur nombre, nous avons appor­té la preuve que le TGV Duplex n’usait pas plus les infra­struc­tures que son pré­dé­ces­seur, en dépit de l’augmentation du nombre de per­sonnes transportées.

Quant au TGV à deux niveaux, ce fut là aus­si une aven­ture. Lorsque j’ai pro­po­sé ce concept en 1987, le TGV Atlan­tique n’é­tait pas encore en ser­vice, tan­dis que l’on venait à peine de déci­der la construc­tion du TGV Nord et du tun­nel sous la Manche. Ma pro­po­si­tion a sus­ci­té un tol­lé géné­ral : jamais la clien­tèle TGV n’ac­cep­te­rait de mon­ter dans un train à grande vitesse aux allures de train de ban­lieue. S’a­jou­taient à cela les objec­tions tech­niques (poids, hau­teur de chaque niveau). Heu­reu­se­ment, j’ai reçu le sou­tien du pré­sident de l’é­poque, Jacques Four­nier. Il nous a fal­lu deux ans de tra­vail achar­né, de réa­li­sa­tion de maquettes avant d’ob­te­nir que de vraies études de mar­ché soient réalisées.

Les résul­tats furent très posi­tifs : la bagarre com­mer­ciale était gagnée. Res­taient les contro­verses tech­niques. Pour ma part, je plai­dais avec d’autres pour la tech­no­lo­gie » rames arti­cu­lées « , à l’ins­tar du TGV Sud-Est, le ser­vice de la recherche défen­dant un retour à une archi­tec­ture clas­sique. Là encore la bagarre fut rude, jus­qu’à ce que la pre­mière solu­tion soit enfin adoptée.


Mon­tage d’une rame de TGV Duplex

Pas de conflit d’intérêts

LR. La sépa­ra­tion effec­tive entre la SNCF et RFF, en 1997, a‑t-elle eu un impact sur le déve­lop­pe­ment des trains à grande vitesse ?

F. L. La dyna­mique TGV était suf­fi­sam­ment enga­gée pour que la construc­tion des lignes à grande vitesse, dans toutes leurs com­po­santes, ne puisse être remise en cause.

RFF
Créée en 1937, la SNCF est aujourd’­hui un éta­blis­se­ment public et com­mer­cial. RFF (Réseau fer­ré de France), éga­le­ment éta­blis­se­ment public, gère depuis 1997 les infra­struc­tures fer­ro­viaires : 30 000 kilo­mètres de ligne dont 1 500 à grande vitesse. La SNCF et les autres opé­ra­teurs versent des péages à RFF pour la cir­cu­la­tion de leurs trains.

Les choses auraient sans doute été très dif­fé­rentes si la sépa­ra­tion était inter­ve­nue il y a une tren­taine d’an­nées. Le déve­lop­pe­ment du sys­tème fran­çais de trains à grande vitesse a pré­ci­sé­ment été ren­du pos­sible du fait de cette absence de sépa­ra­tion ins­ti­tu­tion­nelle entre infra­struc­tures et maté­riel rou­lant : il n’y avait pas de conflit d’in­té­rêts, per­sonne n’é­tait ten­té de pri­vi­lé­gier tel ou tel aspect.

En revanche, l’or­ga­ni­sa­tion actuelle per­met peut-être de gagner en clar­té dans l’af­fec­ta­tion des investissements.

LR. En 2000, vous quit­tez la SNCF et accé­dez au poste de direc­teur tech­nique d’Al­stom Trans­port. Pour quelle raison ?

La SNCF n’est plus auto­ri­sée à mener des pro­jets industriels.

F. L. C’est très simple, je vou­lais conti­nuer à faire le métier qui me pas­sionne. Or les direc­tives euro­péennes étaient très claires : la SNCF n’é­tait plus auto­ri­sée à mener des pro­jets indus­triels, ce n’é­tait plus sa mission.

LR. Vos pro­jets doivent désor­mais s’ins­crire dans une vision mon­diale et non plus seule­ment natio­nale. Cela change beau­coup de choses.

F. L. Il est vrai que la vision de la SNCF était essen­tiel­le­ment fran­çaise, voire euro­péenne, même si l’am­bi­tion de por­ter les cou­leurs de l’in­dus­trie fer­ro­viaire fran­çaise au-delà des fron­tières euro­péennes s’est concré­ti­sée à tra­vers divers pro­jets. Chez Alstom, la pers­pec­tive est bien sûr tota­le­ment autre. La dimen­sion inter­na­tio­nale inter­vient à trois niveaux : la diver­si­té géo­gra­phique de nos implan­ta­tions, la diver­si­té cultu­relle des femmes et des hommes qui y tra­vaillent et la diver­si­té cultu­relle de la clien­tèle. Pour ma part, je sou­haite que l’on sache pro­fi­ter de cette mul­ti­pli­ci­té des cultures pour enri­chir notre capa­ci­té d’innovation.

Au Japon, c’est l’o­pé­ra­teur qui réa­lise et finance les développements.

Côté clien­tèle, la gageure est de réus­sir à four­nir à chaque client des pro­duits adap­tés à ses besoins tout en pré­ser­vant le maxi­mum d’élé­ments stan­dards, pour des rai­sons de qua­li­té et de coût bien enten­du. Par exemple, le voya­geur asia­tique n’a pas du tout la même attente ni le même com­por­te­ment qu’un voya­geur euro­péen ou amé­ri­cain. Dans le TGV coréen, il n’é­tait en par­ti­cu­lier pas ques­tion de faire des sièges se fai­sant face : les Coréens veulent tous voya­ger dans le sens de la marche, donc tous les sièges sont tour­nants. Comme en Chine.

Rame TGV

Pour un retour d’expérience

LR. Com­ment s’or­ga­nisent aujourd’­hui vos rela­tions avec un opé­ra­teur natio­nal tel que la SNCF ?

Le TGV a cet avan­tage extra­or­di­naire d’être tota­le­ment com­pa­tible avec le réseau fer­ro­viaire préexistant.

F. L. J’ai­me­rais que l’on ima­gine un mode de par­ti­ci­pa­tion de la SNCF, aujourd’­hui simple exploi­tant, à nos concep­tions. Nous pour­rions ain­si mieux prendre en compte le retour d’ex­pé­rience, sans pour autant envi­sa­ger un retour au modèle fran­çais d’il y a une tren­taine d’an­nées, celui qui a per­mis l’in­ven­tion du sys­tème fer­ro­viaire fran­çais à grande vitesse. Même si ce modèle est tou­jours en vigueur au Japon : dans ce pays, c’est l’o­pé­ra­teur qui réa­lise et finance les développements.

LR. Que répon­dez-vous à ceux qui cri­tiquent les trains à grande vitesse au regard du type d’a­mé­na­ge­ment du ter­ri­toire qu’il induit, c’est-à-dire selon eux une métro­po­li­sa­tion de cer­taines villes aux dépens des zones non desservies ?

F. L. Il n’y a pas contra­dic­tion entre une des­serte locale et régio­nale et les trains à grande vitesse. Bien au contraire, la com­plé­men­ta­ri­té est très forte entre le TGV et le TER.

En outre, le TGV a cet avan­tage extra­or­di­naire d’être tota­le­ment com­pa­tible avec le réseau fer­ro­viaire pré­exis­tant, parce que nous l’a­vons vou­lu ain­si (ce qui n’au­rait pas été le cas avec une solu­tion de type sus­ten­ta­tion magné­tique). Cela per­met d’a­voir une très bonne des­serte. Enfin, sur les 30 000 kilo­mètres du réseau fer­ro­viaire fran­çais, la grande vitesse ne couvre que 1 500 kilo­mètres. Avec ces 1 500 kilo­mètres, nous avons réus­si à réduire consi­dé­ra­ble­ment les temps de par­cours entre de très nom­breuses villes françaises.

Certes, les pre­miers TGV ont per­mis de ren­for­cer des axes éco­no­miques déjà forts. Aujourd’­hui, on se rend compte qu’ils peuvent consti­tuer un vrai outil d’a­mé­na­ge­ment du ter­ri­toire. Autre­ment dit, le TGV est sor­ti de la seule sphère éco­no­mique pour entrer dans la sphère poli­tique. Per­son­nel­le­ment, je sou­haite que l’on pré­serve le même esprit de pion­nier pour pour­suivre le déve­lop­pe­ment de ce mode de transport.

À mes yeux, il marie extrê­me­ment bien la soif de liber­té, de dépla­ce­ment, de décou­verte, avec la pro­tec­tion de l’environnement.

Rame transilien
La nou­velle géné­ra­tion d’automotrices du Transilien.

Six mille TER

Le trans­port de proxi­mi­té repré­sente 85 % des trains de voya­geurs mis en cir­cu­la­tion par la SNCF. Ce tra­fic com­prend les « trains express régio­naux » (TER), le « Tran­si­lien » en Ile-de-France et les trains interrégionaux.
Plus de six mille TER trans­portent chaque jour envi­ron 600 000 voyageurs.

Propos recueillis
par Dominique Chouchan

Poster un commentaire