La fiscalité au cœur des stratégies

Dossier : Économie numérique : Les succèsMagazine N°675 Mai 2012
Par Loïc RIVIÈRE

REPÈRES

REPÈRES
La for­mi­dable créa­tion de richesses sus­ci­tée par le déve­lop­pe­ment d’Internet a bous­cu­lé les chaînes de valeur exis­tantes et remis en cause les posi­tions acquises. Et dans ce grand cham­bar­de­ment, les opé­ra­teurs télé­coms ont l’impression d’être les oubliés de la crois­sance. Leurs reve­nus d’infrastructures se tassent, les néces­si­tés d’investir dans le très haut débit se font pres­santes et ils versent chaque année des contri­bu­tions signi­fi­ca­tives au finan­ce­ment de la créa­tion. Les opé­ra­teurs font de cette situa­tion un diag­nos­tic sans appel : « Des géants mon­diaux cherchent à conqué­rir de nou­veaux mar­chés en sor­tant de leurs métiers d’origine et en venant concur­ren­cer direc­te­ment les acti­vi­tés des opé­ra­teurs, mais en échap­pant tota­le­ment à l’arsenal fis­cal et réglementaire. »

Le busi­ness model de l’Internet est celui d’un mar­ché biface

Le 14 février der­nier, le séna­teur Phi­lippe Mari­ni et la Fédé­ra­tion fran­çaise des télé­coms avaient convié, avec le sou­tien du Conseil natio­nal du numé­rique, l’ensemble des repré­sen­tants de l’économie numé­rique pour leur pré­sen­ter leurs pro­po­si­tions en faveur d’une fis­ca­li­té du numé­rique réno­vée. En cause, la dis­tor­sion fis­cale entre sec­teur numé­rique et sec­teur tra­di­tion­nel, mais sur­tout entre opé­ra­teurs d’infrastructures et four­nis­seurs de conte­nus ou encore entre acteurs locaux de l’Internet et grands acteurs trans­na­tio­naux tels Google, Ama­zon, Apple ou Facebook.

Quand l’industrie réclame des taxes… pour les autres

Si bien que c’est une forme d’unanimité qui pré­va­lait devant la néces­si­té de cor­ri­ger ce dés­équi­libre fis­cal, voire de créer de nou­velles taxes.

Taxes en cascade
Depuis 2008 les opé­ra­teurs ont été « suc­ces­si­ve­ment assu­jet­tis à la taxe sur les ser­vices de télé­vi­sion (qui ali­mente un compte de sou­tien à l’industrie de pro­grammes [Cosip], dont les res­sources ont crû de 50 % en trois ans), la taxe visant à finan­cer France Télé­vi­sions, ou encore l’impôt for­fai­taire sur les entre­prises de réseaux (IFER)».

Devant le par­terre de spé­cia­listes et jour­na­listes réunis, les orga­ni­sa­teurs démon­trèrent en effet de façon éton­nante leur inven­ti­vi­té à conce­voir de nou­velles taxes des­ti­nées à l’économie numé­rique. Non pas des ajus­te­ments de taxes exis­tantes, mais bien de nou­velles taxes jusqu’alors inexis­tantes. L’exercice était pour le moins cocasse et inédit : une indus­trie dénon­çant sa « sur­fis­ca­li­sa­tion » et pro­po­sant, dans le même temps, de nou­veaux méca­nismes éla­bo­rés par des fis­ca­listes pour taxer l’industrie numérique.

Cocasse en effet, mais sans motifs sérieux cer­tai­ne­ment pas. Dans une tri­bune du jour­nal Le Monde, les diri­geants des opé­ra­teurs Orange, Bouygues Tele­com et Free s’étaient peu aupa­ra­vant pro­non­cés à l’unisson pour une nou­velle fis­ca­li­té numé­rique, en déplo­rant que des géants mon­diaux les concur­rencent sur les mêmes mar­chés « en échap­pant tota­le­ment à l’arsenal fis­cal et réglementaire ».

La créa­tion de valeur est mul­ti­forme et trans­na­tio­nale sur Internet

C’était dit. Et les acteurs visés, sans être nom­més, étaient bien iden­ti­fiables. Les opé­ra­teurs sou­haitent donc que les four­nis­seurs de conte­nus par­ti­cipent notam­ment au finan­ce­ment de la créa­tion. Ils pointent ain­si du doigt en par­ti­cu­lier la fis­ca­li­té des grands acteurs de l’Internet, dits Over the top, qui ne par­ti­cipent pas à ce finan­ce­ment et assument une fis­ca­li­té très allé­gée des reve­nus reti­rés de leurs acti­vi­tés com­mer­ciales en Europe. Bien plus, les opé­ra­teurs remettent véri­ta­ble­ment en cause le busi­ness model his­to­rique d’Internet et la place qui leur est réservée.

Business model remis en cause ?

Le busi­ness model de l’Internet est gros­siè­re­ment celui d’un mar­ché biface, com­po­sé d’une part d’une face conte­nus et ser­vices, et d’autre part d’une face uti­li­sa­teurs-inter­nautes. Ces deux faces sont a prio­ri éco­no­mi­que­ment décou­plées, les inter­nautes rému­né­rant en fait les opé­ra­teurs d’infrastructures pour pou­voir accé­der aux conte­nus. Il y a donc un phé­no­mène de sub­ven­tion croi­sée, les opé­ra­teurs d’infrastructures pou­vant vendre l’accès à des conte­nus et ser­vices qu’ils n’ont pas à pro­duire et les four­nis­seurs de conte­nus et ser­vices pou­vant dis­tri­buer les conte­nus sans en assu­mer l’acheminement.

Un modèle unique
L’absence de rela­tion éco­no­mique carac­té­ri­sée entre infra­struc­tures et conte­nus (quoique remise en cause par l’évolution de l’interconnexion) a mis de fac­to tous les four­nis­seurs de conte­nus et ser­vices sur un pied d’égalité poten­tiel dans leur capa­ci­té à accé­der au mar­ché, c’est-à-dire aux inter­nautes sans dis­cri­mi­na­tion. C’est ce modèle qui a assu­ré jusqu’à pré­sent le for­mi­dable déve­lop­pe­ment du réseau, son foi­son­ne­ment de conte­nus et de ser­vices inno­vants. C’est éga­le­ment ce modèle qui a encou­ra­gé l’équipement mas­sif des inter­nautes en box et ser­vices triple play.

Aujourd’hui, les opé­ra­teurs d’infrastructures constatent un tas­se­ment de leurs reve­nus de bande pas­sante dans les pays indus­tria­li­sés et dans le même temps un essor conti­nu de la créa­tion de valeur sur le réseau qu’ils admi­nistrent par les four­nis­seurs de conte­nus et ser­vices. Les opé­ra­teurs sou­haitent donc remé­dier à cette situa­tion selon deux axes stra­té­giques. Le pre­mier consiste à déve­lop­per leurs propres offres de ser­vices (musique, vidéo, etc.) sur le réseau, quitte à les inté­grer de façon pré­fé­ren­tielle au sein de leur offre géné­ra­liste. Le second axe consiste à remettre en ques­tion le busi­ness model his­to­rique d’Internet en pro­po­sant d’instaurer un Inter­net à péage, visant à moné­ti­ser aus­si la seconde face (les four­nis­seurs de conte­nus) en leur deman­dant de payer pour accé­der au réseau (outre les frais d’hébergement dont ils s’acquittent déjà). Ce deuxième axe s’est cris­tal­li­sé autour des débats sur la neu­tra­li­té du Net, car l’instauration d’un Inter­net à péage aurait créé de fac­to des phé­no­mènes d’exclusivité et de dis­cri­mi­na­tion sur le réseau. Les opé­ra­teurs n’ayant pu, à ce jour, modi­fier cette rela­tion dans ce qu’elle a de plus visible, ils se sont réso­lus à trans­po­ser sur le ter­rain de la fis­ca­li­té le sujet du dés­équi­libre de reve­nus qu’ils dénoncent.

De la difficulté de taxer le numérique

La créa­tion de valeur est mul­ti­forme et trans­na­tio­nale sur Internet

Le carac­tère imma­té­riel de l’économie numé­rique lui confère la pos­si­bi­li­té d’être com­mer­cia­li­sée de façon abs­traite depuis n’importe quel ter­ri­toire, avec une qua­li­té de ser­vice constante. Il lui vaut aus­si d’être assi­mi­lée à une pres­ta­tion de ser­vice imma­té­rielle, et donc de se voir appli­quer une TVA en consé­quence, et non celle qui s’applique aux biens cultu­rels maté­riels comme le livre (avant la réforme du 1er jan­vier 2012). Son carac­tère trans­na­tio­nal en découle et conduit les pres­ta­taires de ser­vices élec­tro­niques à loca­li­ser leurs plates-formes en fonc­tion des contraintes fis­cales et régle­men­taires appliquées.

Le dumping fiscal européen en cause

Actuel­le­ment, le taux de TVA appli­cable en Europe aux ser­vices élec­tro­niques (musique, vidéo, logi­ciels, etc.) est celui du pays de loca­li­sa­tion du prestataire.

Com­ment taxer ?
A prio­ri, l’économie numé­rique a voca­tion à être taxée comme les autres. Mais elle pos­sède trois carac­té­ris­tiques qui pour­raient y contre­ve­nir et rendent en tout cas son appré­hen­sion com­plexe : elle est imma­té­rielle, trans­na­tio­nale et dif­fi­cile à valoriser.

Si bien que de nom­breux pres­ta­taires de ser­vices élec­tro­niques se sont ins­tal­lés, à l’instar d’Apple, au Luxem­bourg, qui pra­tique l’un des taux les plus bas d’Europe avec 15 % et n’applique qu’un taux de 3% sur la par­tie droit d’auteur (75% de la valeur). Concer­nant l’impôt sur les socié­tés, de nom­breuses voix se sont éle­vées pour dénon­cer les niveaux d’imposition des géants du Web, avoi­si­nant pour cer­tains les 3 % seule­ment de leurs béné­fices. Ces cris d’orfraie laissent per­plexe quand on sait que ces niveaux sont le résul­tat des méca­nismes d’optimisation fis­cale légaux, mis en place par les gou­ver­ne­ments eux-mêmes, et qui béné­fi­cient éga­le­ment aux acteurs du CAC 40 qui ne se privent pas d’en user. En outre, le pays qui fait les frais de cette col­lecte d’impôts réduite est en réa­li­té les États-Unis, pays d’origine des acteurs visés, contraint de voter des exo­né­ra­tions mas­sives pour obte­nir le rapa­trie­ment des capi­taux de ses acteurs. Enfin, si ces acteurs ne paient pour ain­si dire pas d’impôts sur les socié­tés en France, en dépit des béné­fices qu’ils y engrangent, c’est l’application méca­nique des conven­tions fis­cales qui ne per­mettent pas à l’État où le ser­vice est consom­mé de taxer. Là encore, c’est le défaut d’harmonisation fis­cale euro­péenne qui est en cause et qui fait que cer­tains de nos voi­sins pra­tiquent un dum­ping pré­ju­di­ciable aux finances publiques françaises.

L’inventivité française à l’oeuvre

Tou­jours est-il que la France s’est faite cham­pionne d’une fis­ca­li­té sec­to­rielle vouée à pré­ser­ver, à sti­mu­ler ou à cor­ri­ger les évo­lu­tions éco­no­miques sou­hai­tées. Ce fut bien enten­du le cas pour pré­ser­ver son excep­tion culturelle.

200 mil­lions d’euros
Ce serait le mon­tant du manque à gagner en TVA pour les éco­no­mies euro­péennes du fait de l’installation au Luxem­bourg de grands acteurs du Web. Une situa­tion qui devrait connaître un terme car, à par­tir de 2015, la TVA sera pro­gres­si­ve­ment appli­quée et col­lec­tée dans le pays pre­neur du service.

Selon l’étude com­pa­ra­tive des sys­tèmes fis­caux dans le domaine de la culture réa­li­sée par le cabi­net Ernst & Young, la France arrive en tête, de très loin, avec 14 taxes de nature cultu­relle et 48 mesures fis­cales inci­ta­tives. Il n’y avait donc pas de rai­son que la dis­tor­sion que vit notre éco­no­mie numé­rique y échappe. D’aucuns écha­faudent alors des dis­po­si­tifs cen­sés remé­dier à cette situa­tion, tel « l’octroi numé­rique ». Le Conseil natio­nal du numé­rique s’est éga­le­ment pen­ché sur la ques­tion, pro­po­sant la créa­tion d’un éta­blis­se­ment stable vir­tuel. Une pro­po­si­tion qui laisse per­plexe Me Franck Le Men­tec : « Pour­quoi ne pas dénon­cer uni­la­té­ra­le­ment les conven­tions fis­cales si elles nous déplaisent ? Ça s’est déjà vu entre le Dane­mark et la France en 2008. »

L’enjeu de notre projet européen

Faire de notre pro­jet euro­péen le héraut de notre excep­tion culturelle

Aujourd’hui mis à mal par les consé­quences de la mon­dia­li­sa­tion, le modèle fis­cal fran­çais ne peut plus se pen­ser de façon auto­nome. L’économie numé­rique ne peut échap­per à cette exi­gence, sou­li­gnant même, à l’instar de la finance, nos inco­hé­rences et incon­sis­tances de façon écla­tante. L’élaboration de taxes sec­to­rielles, plus ou moins alam­bi­quées, n’est ici qu’un autre symp­tôme du même mal : notre dif­fi­cul­té à assu­rer la péren­ni­té de notre modèle dans un contexte mondialisé.

En vou­lant sou­te­nir à tout prix les éco­no­mies de rentes de nos acteurs his­to­riques, nous empê­chons la nou­velle géné­ra­tion inno­vante d’éclore. En stig­ma­ti­sant les acteurs mon­diaux qui pro­fitent de l’inconsistance de notre pro­jet euro­péen, nous man­quons une nou­velle occa­sion de le réfor­mer et d’en faire non pas le garant, mais le héraut de notre excep­tion culturelle

« Taxe Google »
Défen­due en 2010 par le séna­teur Phi­lippe Mari­ni, cette taxe impro­pre­ment dénom­mée visait d’une part à remé­dier à la dis­tor­sion avec le sec­teur des médias tra­di­tion­nels dont les acti­vi­tés publi­ci­taires sont spé­ci­fi­que­ment taxées, et d’autre part à impo­ser les reve­nus tirés des acti­vi­tés de publi­ci­té en ligne par les grands acteurs du Web. Il s’agissait de taxer les annon­ceurs, et non pas les régies, pour plus de sim­pli­ci­té de col­lecte. Il est appa­ru rapi­de­ment que seuls les annon­ceurs dis­po­sant d’un éta­blis­se­ment stable en France s’en acquit­te­raient et que, concer­nant les acteurs du Web, seuls les acteurs fran­çais ris­quaient d’être péna­li­sés. Une taxe qui géné­rait d’importants risques de délo­ca­li­sa­tion d’activité et cor­ré­la­ti­ve­ment une perte impor­tante de recettes de TVA pour l’État fran­çais, et donc une perte de recettes plus impor­tantes que ce qu’elle rapporterait.

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