La fidélisation : seuil de rentabilité et difficulté de mise en œuvre

Dossier : Les services aux entreprisesMagazine N°568 Octobre 2001Par Jean-Baptiste COUMAU
Par Henri WIDMER (85)

L’objet du pré­sent article est d’exa­mi­ner – à tra­vers un modèle sim­pli­fié – dans quelles condi­tions la fidé­li­sa­tion par réten­tion est effec­ti­ve­ment ren­table. On par­le­ra ensuite des dif­fi­cul­tés de mise en œuvre et de mana­ge­ment liées à la fidé­li­sa­tion par rétention.

Contexte et données nécessaires pour une modélisation simplifiée

Soit une base de clients, acquis à un cer­tain coût uni­taire dit coût d’ac­qui­si­tion, com­po­sé géné­ra­le­ment de frais com­mer­ciaux, com­mis­sions aux dis­tri­bu­teurs, sub­ven­tion du » hard « …

On constate que, tous les ans, une cer­taine pro­por­tion de cette base clients rési­lie, pro­por­tion appe­lée taux de rési­lia­tion, égale en pre­mière approxi­ma­tion à l’in­verse de la durée de vie.

Compte tenu de ce que rap­porte un client tous les ans (la contri­bu­tion mar­gi­nale ou marge sur coûts variables), vaut-il mieux lais­ser les clients par­tir natu­rel­le­ment et par ailleurs les recon­qué­rir autant que pos­sible comme nou­veaux clients, ou vaut-il mieux les fidé­li­ser – dépen­ser de l’argent pour les conserver ?

Fidé­li­ser a un cer­tain coût par client dit coût de réten­tion : renou­vel­le­ment du » hard « , relance com­mer­ciale, rabais pour ancien­ne­té… L’ef­fort de fidé­li­sa­tion est ciblé, on appelle taux de fidé­li­sa­tion la pro­por­tion du parc qui est tou­chée par les actions de fidé­li­sa­tion tous les ans.

On appelle taux d’ef­fi­ca­ci­té le pour­cen­tage de rési­lia­tions évi­tées grâce à la fidé­li­sa­tion. Ce taux repré­sente la capa­ci­té à cibler les actions de fidé­li­sa­tion, c’est-à-dire à iden­ti­fier plus ou moins bien les clients à risque de rési­lia­tion (on parle de » churn pre­dic­tion »).

Baisse du taux de rési­lia­tion = Taux d’ef­fi­ca­ci­té x Taux de fidélisation

Par exemple, avec un taux de rési­lia­tion sans fidé­li­sa­tion de 30 % (durée de vie moyenne de 3,3 ans), un taux de fidé­li­sa­tion de 20 % et un taux d’ef­fi­ca­ci­té de 50 %, le taux de rési­lia­tion après fidé­li­sa­tion tombe à 20 % (durée de vie moyenne de cinq ans).

Le taux d’ef­fi­ca­ci­té est évi­dem­ment cri­tique. Non seule­ment un mau­vais taux d’ef­fi­ca­ci­té implique plus de dépenses pour un même objec­tif de baisse du taux de rési­lia­tion, mais en plus, une fidé­li­sa­tion mal ciblée peut inci­ter les clients visés à s’in­ter­ro­ger inuti­le­ment sur la pour­suite de leur contrat et être géné­ra­teurs de rési­lia­tion plu­tôt que l’inverse.

Principe du modèle

Un client peut tous les ans (en réa­li­té à tout ins­tant) chan­ger d’é­tat, quatre états étant possibles :

  • se main­te­nir tel quel,
  • se main­te­nir avec une action de fidélisation,
  • rési­lier et être réacquis,
  • rési­lier et aller à la concurrence.


Le modèle prend en compte le taux de rési­lia­tion de la concur­rence (consi­dé­rée glo­ba­le­ment) puis­qu’un client peut rési­lier, par­tir à la concur­rence, et un an plus tard rési­lier et reve­nir chez son pres­ta­taire initial.

On fait l’hy­po­thèse que le pour­cen­tage de clients quit­tant le mar­ché est négli­geable. Le modèle cal­cule tous les ans la pro­por­tion de la base ini­tiale de clients dans cha­cun des quatre états, en fonc­tion des pro­por­tions de l’an­née anté­rieure et des dif­fé­rents taux. On observe au cours du temps la répar­ti­tion de la base ini­tiale de clients entre le pres­ta­taire ini­tial et ses concur­rents, laquelle tend à l’in­fi­ni vers les parts de mar­ché d’ac­qui­si­tion (au pre­mier ordre).

La com­pa­rai­son de dif­fé­rentes poli­tiques de fidé­li­sa­tion se fait en cal­cu­lant pour cha­cune d’elles la valeur actuelle nette (VAN) de la base ini­tiale de clients. La VAN actua­lise les flux annuels sui­vants : contri­bu­tion mar­gi­nale annuelle des clients conser­vés, coûts de réten­tion, coûts de réacquisition.

Valeur client (en % de la valeur client sans fidélisation)

Enseignements du modèle

De tous les para­mètres cités ci-des­sus, le plus cri­tique pour juger de la ren­ta­bi­li­té de la fidé­li­sa­tion par réten­tion est le taux d’ef­fi­ca­ci­té. Si l’ef­fi­ca­ci­té de la fidé­li­sa­tion est très éle­vée (au-des­sus de 60 %), celle-ci est qua­si­ment tou­jours très ren­table. Si l’ef­fi­ca­ci­té de la fidé­li­sa­tion est faible (en des­sous de 20 %), celle-ci est qua­si­ment tou­jours non ren­table. Si l’ef­fi­ca­ci­té est moyenne (de 25 à 50 %), et c’est sou­vent là que la réa­li­té se situe, la ren­ta­bi­li­té est fonc­tion de deux autres para­mètres : le coût de réten­tion (rap­por­té au coût d’ac­qui­si­tion) et la contri­bu­tion mar­gi­nale annuelle (rap­por­tée au coût d’acquisition).

Les deux tableaux ci-des­sus montrent les cas de figure.

On voit que l’im­pact de la fidé­li­sa­tion par réten­tion peut être impor­tant (+ 20 à 30 % sur la valeur client dans cer­taines cases du tableau de droite), nul ou négatif.

Il ne faut donc pas » rete­nir pour rete­nir « . La fidé­li­sa­tion par réten­tion est d’au­tant plus ren­table que :

  • l’ef­fi­ca­ci­té est élevée,
  • le coût de réten­tion est faible (en pro­por­tion du coût d’acquisition),
  • la contri­bu­tion mar­gi­nale est forte (en pro­por­tion du coût d’acquisition).


On a démon­tré au pas­sage une évi­dence – la fidé­li­sa­tion est plus ren­table avec des gros clients qu’a­vec des petits – mais on a don­né les moyens de fixer la barre.

Ces résul­tats sont bien enten­du à valeur de l’offre constante, c’est-à-dire sans modi­fi­ca­tion de la marque, du pro­duit, de la qua­li­té de service.

Les obstacles à la bonne mesure économique

L’a­li­men­ta­tion du modèle avec les bons chiffres pose quelques dif­fi­cul­tés. Si la plu­part des para­mètres existent sou­vent déjà tels quels, cer­tains peuvent être matière à discussion.

Pre­miè­re­ment les coûts de réten­tion. Com­ment par exemple prendre en compte les dépenses de publi­ci­té sur grand média, dont l’im­pact est double, à la fois sur l’ac­qui­si­tion et sur la fidé­li­sa­tion. Une solu­tion est de ne consi­dé­rer que les coûts directs. Par ailleurs, il ne faut pas consi­dé­rer comme coût de réten­tion un avan­tage don­né dès l’ac­qui­si­tion (exemple des air miles).

La don­née la plus déli­cate à mesu­rer est sans conteste le taux d’ef­fi­ca­ci­té : seule l’ex­pé­ri­men­ta­tion peut le don­ner, avec un cer­tain recul dans le temps, et en pre­nant la peine de consti­tuer un échan­tillon témoin.

Difficultés marketing

L’ob­ten­tion d’une bonne effi­ca­ci­té sup­pose une très bonne com­pré­hen­sion du com­por­te­ment du client et des causes de rési­lia­tion. Il faut dis­tin­guer les causes de rési­lia­tion qui sont inévi­tables (et sou­vent impré­vi­sibles) des autres, plus ou moins pré­vi­sibles et pou­vant être combattues.

Les causes inévi­tables sont par exemple : un chan­ge­ment de mode de vie per­son­nel ou pro­fes­sion­nel, des pro­blèmes finan­ciers, le décès.…

Rattachement de la fidélisationLes causes évi­tables sont par exemple : l’i­na­dé­qua­tion tari­faire, un his­to­rique de mau­vaise qua­li­té de ser­vice et de récla­ma­tions, l’ob­so­les­cence du sup­port du ser­vice… A pos­te­rio­ri, on explique tout faci­le­ment. La dif­fi­cul­té est de construire quelque chose a prio­ri, à par­tir d’in­for­ma­tions sou­vent dispersées.

Pour anti­ci­per la rési­lia­tion pour inadé­qua­tion tari­faire, il faut pou­voir dire : quelle aurait été la fac­ture de chaque client s’il avait choi­si son tarif opti­mum ? Com­bien aurait-il éco­no­mi­sé ? À par­tir de quel écart entre fac­ture actuelle et fac­ture opti­mum y a‑t-il risque ?

Pour anti­ci­per la rési­lia­tion pour récla­ma­tions, il faut clas­ser toutes les caté­go­ries d’ap­pel au ser­vice client (il y en a faci­le­ment des cen­taines) et iden­ti­fier par régres­sion celles qui aug­mentent la pro­ba­bi­li­té de résiliation.

Pour anti­ci­per la rési­lia­tion pour obso­les­cence du sup­port du ser­vice (par exemple le ter­mi­nal en télé­pho­nie mobile), il faut pou­voir dire : quels sup­ports consi­dé­rer comme obso­lètes ? L’ob­so­les­cence est-elle fonc­tion de l’usage ?

Il faut éga­le­ment tenir compte des dif­fé­rences de com­por­te­ment liées à l’âge, la situa­tion fami­liale, le lieu de rési­dence… et récu­pé­rer dans la mesure du pos­sible ces informations.

Toutes les hypo­thèses doivent ensuite être tes­tées avant d’être éten­dues, soit en réel, soit par régres­sion sur des échan­tillons clients dont on pos­sède en his­to­rique toutes les don­nées néces­saires, à l’aide de logi­ciels de » data mining « . Avoir les bonnes don­nées est plus dif­fi­cile que de les exploiter.

Difficultés de management

La fidé­li­sa­tion pose éga­le­ment des pro­blèmes de mana­ge­ment, par exemple :

  • La coexis­tence d’une culture d’ac­qui­si­tion et d’une culture de fidélisation
    Dans un mar­ché jeune, la culture de l’en­tre­prise est natu­rel­le­ment orien­tée vers l’ac­qui­si­tion. Cette orien­ta­tion se mani­feste de plu­sieurs façons, par exemple les bud­gets sont prio­ri­tai­re­ment accor­dés aux ventes, le juge de paix est la part de mar­ché des ventes. Dans ces condi­tions, il est dif­fi­cile à la fidé­li­sa­tion de se faire une place, car elle est en oppo­si­tion cultu­relle sur ces deux plans : son bud­get est en com­pé­ti­tion avec l’ac­qui­si­tion, son juge de paix est la part des stocks et non des flux de clients.
  • Les rela­tions avec la distribution
    Il est déli­cat de don­ner à la dis­tri­bu­tion deux objec­tifs en même temps : acqui­si­tion et fidé­li­sa­tion. C’est celui qui est dans l’in­té­rêt finan­cier du dis­tri­bu­teur qui l’emportera. En outre, le déve­lop­pe­ment de la fidé­li­sa­tion peut signi­fier l’é­ta­blis­se­ment de rela­tions directes avec les clients, sans pas­sage par la dis­tri­bu­tion. Celle-ci peut alors contre-atta­quer en favo­ri­sant les ventes des concur­rents. Il y a donc un arbi­trage à faire entre l’é­co­no­mie de coût de dis­tri­bu­tion et la part de mar­ché en acquisition.
  • La place de la fidé­li­sa­tion dans l’organisation
    La fidé­li­sa­tion a plu­sieurs places pos­sibles dans l’or­ga­ni­sa­tion. La meilleure place peut évo­luer au cours du temps. Nous pro­po­sons la matrice suivante :


Quand le mar­ché est jeune, les ventes doivent être foca­li­sées sur la conquête, la mesure du taux d’ef­fi­ca­ci­té est encore dif­fi­cile, la fidé­li­sa­tion est rat­ta­chée au mar­ke­ting. Puis la connais­sance du client s’a­mé­liore, le Ser­vice client enre­gistre les rési­lia­tions, en com­prend les causes, la fidé­li­sa­tion devient ren­table et mérite des bud­gets impor­tants, le Ser­vice client devient légi­time pour assu­rer la fidélisation.

Le mar­ché mûrit et si la fidé­li­sa­tion est ren­table, celle-ci devient cri­tique, elle assure la conser­va­tion du por­te­feuille client et mérite d’être une direc­tion auto­nome. Si la fidé­li­sa­tion n’est pas ren­table, elle revient au com­mer­cial qui fera l’ar­bi­trage selon sa connais­sance des clients avec l’acquisition.

Mal­gré le carac­tère sché­ma­tique de cette matrice, nous espé­rons avoir mon­tré la dif­fi­cul­té de don­ner à la fidé­li­sa­tion la place qu’elle mérite. Ce qui est sûr, c’est que la pire des situa­tions est l’é­cla­te­ment de la fonc­tion entre plu­sieurs services.

Conclusion

En grande consom­ma­tion, autant les actions de vente sont publiques, autant celles de fidé­li­sa­tion sont confi­den­tielles. La fidé­li­sa­tion consti­tue en effet un avan­tage concur­ren­tiel évident. Elle per­met de conser­ver ou prendre des parts de mar­ché en toute dis­cré­tion. La confi­den­tia­li­té est néces­saire pour une deuxième rai­son : ne pas engen­drer de com­por­te­ment per­vers de la part des clients, qui connais­sant les règles du jeu, pour­raient en pro­fi­ter pour en tirer des avan­tages. Nous n’en dirons donc pas plus…

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