La Carpe du Duc de Brienne

Dossier : Arts, Lettres et SciencesMagazine N°577 Septembre 2002Par : Jacques Mougenot, par la Compagnie de l’Arbre perché, dans une mise en scène de Stéphane GuilleminRédacteur : Philippe OBLIN (46)

Il est amu­sant de médire du théâtre contem­po­rain, au motif qu’il le mérite en effet sou­vent. Il convient pour­tant de se sou­ve­nir aus­si que cette médi­sance fut de tou­jours. Ouvrez n’importe quel recueil de chro­niques théâ­trales, ou de textes en tenant lieu, rédi­gés avant ou après J.-C. vous y trou­ve­rez tou­jours des lamen­ta­tions du genre : jamais on n’aurait vu des choses pareilles du temps de nos pères, et même “ de mon temps ”, pour peu que le teneur de plume, voire de calame ou de sty­let, soit un tan­ti­net che­nu, et incli­né à ronchonner.

Ce, tout bête­ment parce qu’il y aura tou­jours, sur la scène comme ailleurs, du bon et du mau­vais, mais que seule l’excellence laisse des traces durables dans la mémoire col­lec­tive, et encore pas tou­jours. Du théâtre comique grec par exemple, nous ne connais­sons vrai­ment qu’une par­tie de l’oeuvre d’Aristophane, alors qu’à chaque concours annuel des Grandes Dio­ny­sies athé­niennes trois auteurs comiques voyaient leurs textes rete­nus pour la repré­sen­ta­tion publique, par­mi de plus nom­breux can­di­dats, qu’un seul rece­vait le prix et que cela dura plu­sieurs siècles ! Cela fait beau­coup de comé­dies oubliées et à jamais per­dues, qui n’étaient sans doute pas toutes mauvaises.

Ne mau­dis­sons donc pas, comme par esprit de sys­tème, tout ce qui se peut écrire pour le théâtre en ce début de XXIe siècle. Dans cette petite chro­nique, j’avais eu l’occasion de vous dire beau­coup de bien des Direc­teurs, de Daniel Besse, ou de Corot, de Jacques Mou­ge­not, deux auteurs vivants et jeunes, qui ne cherchent pas à “ sur­prendre ” – dans un sou­ci de moder­ni­té dévas­ta­trice – mais tout sim­ple­ment à “ plaire ”, et qui y par­viennent, cha­cun à sa manière.

De Jacques Mou­ge­not jus­te­ment, nous pou­vions récem­ment voir jouer, en reprise, une autre pièce, La Carpe du Duc de Brienne, dans une petite salle toute intime, celle du Théo-théâtre, nichée dans un recoin du XVe arron­dis­se­ment, au fin fond de la rue Théo­dore Deck, qui se ter­mine en impasse. Trois gar­çons, Fran­çois Mou­ge­not le frère de Jacques, Pas­cal Ivan­cic et Sté­phane Guille­min – tous élèves de Jean-Laurent Cochet – dis­ser­taient devant nous, sans décor, du bien-fon­dé de se jeter à l’eau, de la meilleure manière de pêcher l’ablette, de savoir s’il convient alors d’amorcer ou pas, de l’existence du Para­dis après la mort, de cent autres sujets qui les fai­saient sans cesse oublier leur inten­tion pre­mière, celle de mettre fin à leurs jours.

Après bien des ter­gi­ver­sa­tions ils se décident tout de même à pas­ser à l’acte : noir, bruit de bulles. Mais ils repa­raissent, et reprennent leurs dis­cus­sions, si pas­sion­nées à pro­pos de riens qu’ils en viennent à oublier qu’ils sont morts. Ce qui conduit à d’étranges dialogues.

À pro­pos d’urbanisme, l’un d’eux parle du tra­vail d’un “ topo­logue ”. Non, on dit topo­graphe – Tu crois ? – J’en suis sûr. La preuve, mon beau-frère était topo­graphe – Pour­quoi dis-tu “ était ” ? Il l’est tou­jours. C’est toi qui es mort. Tu vois bien, tu mélanges tou­jours tout. Tu ne sais pas ce que tu dis.

Je ne peux pas tout vous racon­ter, mais seule­ment consta­ter qu’il n’est d’évidence pas don­né à beau­coup d’accéder à une pareille com­bi­nai­son d’humour et de poé­sie oni­rique, tout au long d’un spec­tacle d’une heure et demi envi­ron, en sou­te­nant l’attention amu­sée de l’assistance, qua­si­ment sans action dra­ma­tique ni autre sus­pens que l’étrangeté de la situa­tion et l’inattendu dans la suc­ces­sion des répliques.

Du grand théâtre ? Peut-être pas, au sens où l’on entend d’ordinaire le mot “ grand ”. Du théâtre infi­ni­ment ori­gi­nal en tout cas. Presque un genre nou­veau, dont la mani­fes­ta­tion laisse à coup sûr une trace dans la mémoire, signe assu­ré de haute qualité.

Quand on joue du Jacques Mou­ge­not, il faut l’aller voir, croyez-moi.

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