Jean Dobremez (38)

Jean Dobremez (38) :

Dossier : ExpressionsMagazine N°671 Janvier 2012Par Jean WERQUIN (38)

S’il fal­lait pré­sen­ter, en quelques mots, la per­son­na­li­té de ce haut fonc­tion­naire de l’État, je retien­drais sa fidé­li­té en ami­tié et son indé­pen­dance d’esprit. En taupe à Gre­noble, ou pen­dant sa pre­mière année sur la mon­tagne Sainte-Gene­viève, ses cama­rades les ont remar­quées, comme aus­si ses infor­tu­nés com­pa­gnons de cap­ti­vi­té en Autriche à l’Oflag XVII A. 

Son père, capi­taine griè­ve­ment bles­sé dans les Vosges en 1916, avait été nom­mé de ce fait dans les bureaux de recru­te­ment. Notre cama­rade a gar­dé des sou­ve­nirs durables des affec­ta­tions pater­nelles à Lyon puis Nar­bonne, et sur­tout de Gre­noble où il était né et où son père prit sa retraite en 1928. Élève du lycée Cham­pol­lion, connu comme un bûcheur, il s’employait cepen­dant, écri­vait- il en pré­pa, « à sous­traire le ski et l’engagement poli­tique à la tyran­nie des maths et de la physique ». 

En matière poli­tique, il a mili­té de 1936 à 1938 au Par­ti social fran­çais, d’orientation natio­na­liste et catho­lique. D’âpres dis­cus­sions dans les quar­tiers popu­laires l’ont ouvert, écri­vait-il, aux pro­blèmes du monde ouvrier : « Ils m’ont appor­té, au total, beau­coup plus que je ne leur ai donné. » 

Reçu à l’X en 1938, puis en for­ma­tion accé­lé­rée dès sep­tembre 1939 à l’École d’application d’artillerie de Fon­tai­ne­bleau, il s’est trou­vé char­gé, en juin 1940, de gar­der Caluire, entre Saône et Rhône. L’armistice a limi­té le nombre de morts, mais il l’a payé de cinq années d’une cap­ti­vi­té plu­tôt rude. À son retour, les exa­mens de sor­tie de l’X lui per­mirent d’obtenir les « Postes et Télé­com­mu­ni­ca­tions d’outre-mer ». Pen­dant ses deux années d’études à Sup Télé­com en même temps qu’à la facul­té de droit de Paris, il ne man­quait pas de prendre sou­vent le train pour Gre­noble et pour Lyon, où il avait décou­vert, écrit-il « un puis­sant centre d’intérêt »… cause de son mariage en décembre 1946 avec Clo­tilde Éme­rard : une belle aven­ture de confiance réci­proque et d’appui mutuel, qui devait leur don­ner trois enfants et durer soixante ans. 

Sports d’hiver
Le ski se méri­tait, à la veille de la guerre. Le jeu­di, avec quelques cama­rades, Jean pre­nait le tram de 6h47 pour Saint-Nizier et des­cen­dait à ski jusqu’au pont du Drac, d’où un autre tram les rame­nait à 9 heures au lycée, juste à temps pour le début des cours. Le dimanche leur per­met­tait de plus longues éva­sions : après la messe de 5 heures, un tram fort mati­nal les menait à Uriage, d’où ils mon­taient, à pied puis avec les peaux de phoque, jusqu’à la Croix de Cham­rousse, pour une unique des­cente ! Nos contem­po­rains ne seront pas éton­nés de tels souvenirs. 

En 1949, pre­mier départ en famille pour Dakar, au ser­vice fédé­ral (pour les huit « ter­ri­toires » de l’A‑OF, Afrique- Occi­den­tale fran­çaise), des postes et télé­com­mu­ni­ca­tions. Ces ser­vices, entre­te­nus tant bien que mal pen­dant les années de guerre, néces­si­taient d’importants inves­tis­se­ments : le FIDES (Fonds d’investissement et de déve­lop­pe­ment éco­no­mique et social) de 1946 les leur attribua. 

Mais les récents pro­grès tech­niques n’avaient pas encore atteint l’Afrique, et l’organisation de ce qui s’appellerait bien­tôt la France d’outre-mer était très cen­tra­li­sée. Qu’il s’agisse d’achats de maté­riels ou de pro­jets tech­niques, tout pas­sait par « la Rue Oudi­not », qui elle-même deman­dait l’avis du minis­tère fran­çais des PTT, peu au cou­rant des par­ti­cu­la­ri­tés tro­pi­cales. Jean Dobre­mez eut du mal à rece­voir l’accord du minis­tère pour choi­sir des solu­tions adap­tées, et pour uti­li­ser sur place, à des prix avan­ta­geux, ses cré­dits d’investissement.

Un grand service public pour l’Afrique

Le mou­ve­ment d’émancipation des peuples colo­ni­sés, avec de solides argu­ments, agi­tait alors le monde entier : l’autonomie interne, puis l’indépendance parais­saient iné­luc­tables. Or les télé­com­mu­ni­ca­tions appa­rais­saient comme un élé­ment majeur de la mise en valeur de ces pays. Il fal­lait donc pou­voir en sou­mettre les pro­grammes et les bud­gets aux nou­velles auto­ri­tés locales. Il fal­lait aus­si remé­dier au dés­équi­libre des dépenses et recettes de ce ser­vice ; ses res­pon­sables n’en avaient pas les moyens. 

Les télé­com­mu­ni­ca­tions appa­rais­saient comme un élé­ment majeur de la mise en valeur des pays nou­vel­le­ment indépendants 

Pour cas­ser le pro­ces­sus san­glant des indé­pen­dances arra­chées en Indo­chine, puis en Algé­rie, la « loi-cadre » de 1956 habi­li­ta le gou­ver­ne­ment à mettre en place d’importantes réformes de struc­ture. Dans le domaine des postes et télé­com­mu­ni­ca­tions, il rem­pla­ça la for­mule admi­nis­tra­tive par des offices à carac­tère indus­triel et com­mer­cial, dotés de la per­son­na­li­té civile et de l’autonomie finan­cière. C’était la pre­mière forme de col­la­bo­ra­tion fran­co-afri­caine dans la ges­tion d’un grand ser­vice public. Deux de ces offices allaient être créés, l’un pour l’Afrique-Occidentale et l’autre pour l’Afrique-Équatoriale. Jean Dobre­mez fut char­gé, début 1957, de mettre en place le second, puis d’en prendre la direc­tion à Braz­za­ville ; il put alors don­ner la mesure de ses capacités. 

Sa petite équipe (deux énarques et lui) éla­bo­ra d’abord des lois orga­niques, adop­tées sans dis­cus­sion par les quatre nou­veaux États (Gabon, Moyen-Congo, Ouban­gui-Cha­ri et Tchad). Une union doua­nière fut ensuite ins­tau­rée, dotée de deux struc­tures com­munes : une Agence tran­sé­qua­to­riale de télé­com­mu­ni­ca­tions (ATEC), un Office équa­to­rial des postes et télé­com­mu­ni­ca­tions (OEPT) sous la tutelle d’un nou­vel orga­nisme, la « Confé­rence des Pre­miers ministres », créé par un trai­té de jan­vier 1959. Dans la rédac­tion des sta­tuts, Jean Dobre­mez, se sou­ve­nant des dif­fi­cul­tés ren­con­trées à Dakar, appor­ta tous ses soins à éta­blir l’autonomie du nou­vel Office, à intro­duire dans son conseil d’administration trois délé­gués du per­son­nel, et à réser­ver au direc­teur des pou­voirs éten­dus. Il a fal­lu pour cela vaincre bien des tra­di­tions, fran­çaises aus­si bien qu’africaines. La créa­tion de caté­go­ries de fonc­tion­naires, leur nota­tion réel­le­ment au mérite, la for­ma­tion des agents et la pro­mo­tion d’un syn­di­ca­lisme res­pon­sable, un nou­veau régime de congés des expa­triés, le déve­lop­pe­ment de la conscience pro­fes­sion­nelle en furent quelques lignes de force. 

Une lettre du Tchad
« J’ai éprou­vé de grandes satis­fac­tions à ser­vir sous vos ordres, le sen­ti­ment de par­ti­ci­per à une entre­prise d’une tout autre enver­gure et d’une tout autre allure que celles où je me suis trou­vé enga­gé pen­dant les vingt pre­mières années de ma car­rière colo­niale. Ce métier que j’accomplissais avec une conscience scep­tique et morne, vous en avez fait une source de satis­fac­tions intel­lec­tuelles, et même par­fois d’enthousiasme », écri­vait à Jean Dobre­mez son délé­gué (euro­péen) au Tchad. 

Toutes ces mesures, accep­tées par tous les agents (euro­péens et afri­cains), n’ont pas seule­ment assu­ré à l’Office une écla­tante san­té et une enviable sta­bi­li­té, à une époque pas­sa­ble­ment trou­blée : elles ont aus­si, modes­te­ment, contri­bué à la prise de conscience des nou­veaux États afri­cains qu’ils deve­naient des nations. Lorsque Jean Dobre­mez quit­ta son poste en décembre 1961, les témoi­gnages favo­rables ne lui man­quèrent pas. Ain­si, l’un des jeunes ins­pec­teurs prin­ci­paux afri­cains, « le cœur gros d’émotion », le remer­ciait « pour le tra­vail accom­pli au béné­fice de l’Office, de ses clients et de ses agents » où il voyait « une oeuvre utile pour l’Afrique ».

« Vous avez choisi les colonies, restez‑y !»

Le retour en France devait ména­ger à Jean Dobre­mez d’autres sur­prises. Sa grande liber­té d’action en Afrique, une car­rière plus rapide que celles de ses homo­logues de métro­pole ne faci­li­taient pas son inté­gra­tion dans un corps qui, en dépit d’études com­munes, n’était pas le sien à l’origine. Comme tant d’autres fonc­tion­naires qui avaient opté pour le ser­vice outre-mer, il s’est peut-être enten­du dire : « Vous avez choi­si les colo­nies, restez‑y ! » Le ministre des PTT de l’époque, qui avait pu appré­cier l’Office au cours d’une mis­sion, lui conseilla de mettre à pro­fit la pos­si­bi­li­té de pas­ser six ans en dis­po­ni­bi­li­té dans le sec­teur privé. 

C’est ce que fit Jean Dobre­mez, en entrant dans le groupe CGE (deve­nu plus tard Alca­tel), où notre cama­rade Ambroise Roux (40) lui offrit de prendre la direc­tion géné­rale des AME – Ate­liers de mon­tages élec­triques – dont le groupe venait de prendre le contrôle, et qu’il s’agissait de « sor­tir du rouge » le plus vite possible. 

Un chrétien de gauche ?

Il vaut la peine de rela­ter leur curieux dia­logue : « J’espère bien que tu n’es pas un chré­tien de gauche. – Allant régu­liè­re­ment à la messe et votant à gauche, j’en suis peut-être un sans le savoir. – C’est bien ennuyeux, alors je te sou­haite davan­tage encore bonne chance. » Le nou­veau direc­teur géné­ral par­vint à réta­blir la situa­tion finan­cière des AME par une forte réduc­tion des dépenses et la prise de nou­velles com­mandes. Mais « le ser­vice d’une col­lec­ti­vi­té natio­nale », selon sa propre expres­sion, lui conve­nait mieux, à tous points de vue, que le sec­teur pri­vé. Au terme de ces six années, il inté­grait enfin, en février 1968, le corps métro­po­li­tain des PTT. Affec­té aux ser­vices logis­tiques de France Télé­com, il y res­ta jusqu’à sa retraite en 1983, à l’âge de 66 ans.

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