Internet : voie triomphale ou chemin en impasse ?

Dossier : InternetMagazine N°524 Avril 1997
Par Gérard THÉRY (52)

Quel che­min par­cou­ru depuis 1964, lorsque la Rand Cor­po­ra­tion, l’une des plus impor­tantes cel­lules de réflexion diplo­ma­ti­co-scien­ti­fi­co-mili­taire qui fleu­ris­saient pen­dant la guerre froide, lance l’i­dée d’un réseau de com­mu­ni­ca­tion mili­taire sans tête, des­ti­né à demeu­rer opé­ra­tion­nel même si des seg­ments entiers de réseau sont détruits. 

En 1969, l’Ad­van­ced Research Pro­ject Agen­cy, qui dépend du Penta­gone, confie la réa­li­sa­tion d’un réseau expé­ri­men­tal à 4 uni­ver­si­tés. En 1971, 4 super­cal­cu­la­teurs sont inter­con­nec­tés en réseau : l’Ar­pa­net est né. 

Mais le véri­table décol­lage de l’In­ter­net remonte au début des années 1980. Le pro­to­cole IP (Inter­net Pro­to­col), asso­cié au pro­to­cole TCP, né en 1974, per­met au réseau de fonc­tion­ner sur le mode de stan­dards ouverts. Nombre d’u­ni­ver­si­tés s’y rac­cordent. De 10 000 en 1987, le nombre de ser­veurs connec­tés passe à 300 000 en 1990 et à 1 mil­lion en 1992. C’est l’an­née sui­vante que naît le logi­ciel Navi­ga­tor Mosaic, plus sou­vent appe­lé le Web (la Toile). Au même moment, Al Gore le vice-pré­sident des États-Unis lance le concept d’au­to­route de l’in­for­ma­tion.

Étrange coïn­ci­dence, l’In­ter­net est défi­ni l’an­née même où le Mini­tel connaît en France un essor extra­or­di­naire, et ras­semble sur son orga­ni­sa­tion la plus for­mi­dable concen­tra­tion de ser­vices d’in­for­ma­tions, de tran­sac­tions grand public jamais connue dans le monde. 

1 – Internet caractéristiques du réseau

1.1. Des liaisons non identifiables

L’In­ter­net dérange pour plu­sieurs rai­sons prin­ci­pales. La pre­mière est qu’il n’est pas à pro­pre­ment par­ler du même type que les réseaux de télé­com­mu­ni­ca­tion tra­di­tion­nels. Ceux-ci, depuis le déploie­ment des réseaux du télé­graphe vers 1850, puis des réseaux de télé­phone vers 1870, sont de type à connexion c’est-à-dire qu’entre 2 cor­res­pon­dants (2 abon­nés, ou 1 abon­né et 1 ser­veur) une liai­son iden­ti­fiable est affec­tée à la com­mu­ni­ca­tion, par la mise en oeuvre de moyens de trans­mis­sion et de com­mu­ta­tion. L’a­bon­né deman­deur com­mande une liai­son qui est mise à sa dis­po­si­tion le temps qu’il désire, et est affec­tée à d’autres abon­nés dès qu’il rac­croche. Le Mini­tel fonc­tionne selon ce type. Si vous vou­lez réser­ver une place dans le TGV, ou consul­ter votre compte en banque, votre Mini­tel est mis en rela­tion avec le ser­veur de la SNCF, ou celui de votre banque, par une liai­son qui n’ap­par­tient qu’à vous, le temps que vous vou­lez, ce qui consti­tue une garan­tie de sécu­ri­té, de fia­bi­li­té et même de qualité. 

Rien de com­mun dans le prin­cipe de fonc­tion­ne­ment de l’In­ter­net, où vos mes­sages, ain­si que ceux qui vous par­viennent du ser­veur, sont décou­pés en petits paquets, appe­lés « data­grammes », qui peuvent emprun­ter dif­fé­rents che­mins avant d’être regrou­pés, et remis en ordre à l’ar­ri­vée par les pro­to­coles du réseau. L’In­ter­net n’é­ta­blit de connexion, et encore de manière spon­ta­née, non ordon­nan­cée, que pour chaque data­gramme. Le Net est un sys­tème infor­ma­tique pur, un peu comme fonc­tionne un réseau d’en­tre­prise (un réseau local), trans­po­sé au plan mondial. 

1.2. Caractère mondialiste du réseau

C’est jus­te­ment cette orga­ni­sa­tion de type mon­dial, qui consti­tue la deuxième dif­fé­rence majeure avec les réseaux de télé­com­mu­ni­ca­tion clas­siques. L’In­ter­net s’offre d’emblée un sta­tut de réseau mon­dial, alors que les réseaux de télé­com­mu­ni­ca­tion (télex, télé­phone) ont com­men­cé leur déve­lop­pe­ment sur un sta­tut natio­nal ou régio­nal, assor­ti de cette condi­tion fon­da­men­tale, et tou­jours res­pec­tée, que les réseaux natio­naux soient com­pa­tibles entre eux (inter­opé­rables), ce qui a per­mis en toute cir­cons­tance à n’im­porte quel abon­né de n’im­porte quel pays d’at­teindre n’im­porte quel autre en n’im­porte quel lieu du globe. 

En cette époque de l’his­toire éco­no­mique où libre mar­ché et mon­dia­lisme consti­tuent les para­digmes domi­nants, pour ne pas dire une pen­sée unique, l’In­ter­net béné­fi­cie d’une aura incon­tes­table. Si tous les ordi­na­teurs per­son­nels du monde vou­laient bien se don­ner la main, n’est-ce pas le bon­heur tant rêvé d’un monde inté­gra­le­ment com­mu­ni­cant, n’est-ce pas le secret de cette paix libé­rale uni­ver­selle, à laquelle, par l’es­prit et par le cœur, il est impos­sible de résis­ter ? N’est-ce pas la fin de tous les conflits par un pou­voir doux ?

C’est bien l’i­dée expri­mée, non sans naï­ve­té, par deux hauts digni­taires de l’ar­mée amé­ri­caine, MM. S. Nye et A. Owens dans un article fameux de la très offi­cielle revue Forei­gn Affairs, paru en mars-avril 1996. Voi­là qui per­met au com­merce mon­dial de s’af­fir­mer sans res­tric­tion, par échec et mat de toute forme de pro­tec­tion­nisme ou de natio­na­lisme éco­no­mique ou cultu­rel. C’est, en somme, bien mieux que Coca Cola ou CNN. Grâce à l’In­ter­net, c’est la fin du chô­mage, de l’ex­clu­sion, des conflits locaux. Chaque peuple boi­ra à la nou­velle fon­taine de jou­vence de l’In­ter­net, cette infor­ma­tion déli­cieuse et indif­fé­ren­ciée. Aus­si nos res­pon­sables poli­tiques, nos diplo­mates, nos ban­quiers, nos entre­pre­neurs sont-ils priés aima­ble­ment de se mettre en rang et de buti­ner (brow­ser) pour le plus grand bien de l’homme et du consommateur. 

Les médias euro­péens se sont sai­sis de cette nou­velle manne des­ti­née à ali­men­ter les pages des jour­naux, prin­ci­pa­le­ment éco­no­miques ou poli­tiques. Assu­ré­ment, dans ce tapage, c’est le Wall Street Jour­nal qui reste le plus froid et le plus objec­tif, dérou­lant dans ses colonnes les juge­ments les plus contras­tés, par­fois même cruels, par exemple « le break down » récent d’un opé­ra­teur de ser­vices en ligne amé­ri­cain, qui a contri­bué par sa poli­tique tari­faire à un véri­table engor­ge­ment de son réseau. Com­ment ne pas plaindre le sort de ces mil­lions d’in­ter­nautes pié­gés dans le Web comme des mou­che­rons par une arai­gnée dominatrice ! 

Aus­si n’est-il pas inutile de cher­cher à mieux décrire une situa­tion encore confuse, et à en faire une ana­lyse plus critique. 

2 – Internet : le meilleur et le pire à la fois ?

2.1. Internet : une économie non stabilisée

Une pre­mière carac­té­ris­tique d’In­ter­net, mal connue, est la sub­ven­tion dont ce réseau béné­fi­cie, à tra­vers le monde, venant des ins­ti­tu­tion­nels. Nombre d’u­ti­li­sa­teurs d’In­ter­net dis­posent d’ins­tal­la­tions qui sont payées par l’or­ga­nisme auquel ils appar­tiennent, minis­tères ou admi­nis­tra­tions, uni­ver­si­tés, centres de recherche ou entre­prises. Dans bien des cas, c’est le contri­buable qui est appe­lé à finan­cer leur ins­tal­la­tion. Il ne serait pas inutile d’é­va­luer ce pré­lè­ve­ment sur la col­lec­ti­vi­té, et de connaître la part des consom­ma­teurs qui paient sur leurs propres deniers. Dans un pays comme la France, mais c’est aus­si vrai dans les autres, la part du mar­ché véri­ta­ble­ment libre reste à déter­mi­ner. Cette situa­tion consti­tue un petit para­doxe, au moment où l’é­vo­lu­tion de la régle­men­ta­tion sur les télé­com­mu­ni­ca­tions consiste jus­te­ment à éli­mi­ner toute forme de sub­ven­tion de cer­tains consom­ma­teurs au détri­ment d’autres, et de recher­cher une juste adé­qua­tion des prix et des coûts. 

Seconde carac­té­ris­tique d’In­ter­net : les coûts d’une tran­sac­tion, ou d’une consul­ta­tion de site Web sont indé­pen­dants de la dis­tance. Une telle situa­tion ne résiste pas à un exa­men éco­no­mique atten­tif. Il est clair que la consul­ta­tion par un abon­né pari­sien au Net, d’un site situé à Palo Alto, doit coû­ter plus cher que la consul­ta­tion d’un site situé à Asnières ou à Bécon-les-Bruyères, même si, grâce au déve­lop­pe­ment des infra­struc­tures, les coûts du trans­port d’in­for­ma­tion à tra­vers l’At­lan­tique tendent à se réduire. Cette ano­ma­lie éco­no­mique devrait donc être cor­ri­gée en ver­tu du même prin­cipe, vou­lu par toutes les auto­ri­tés de régle­men­ta­tion sur les télé­com­mu­ni­ca­tions, à savoir l’in­dexa­tion des prix sur les coûts. 

Tout se passe comme si l’In­ter­net béné­fi­ciait d’un avan­tage de péréqua­tion qui est inter­dit à tout autre opé­ra­teur. Ce qui revient à dire qu’il y a deux poids deux mesures et que les consom­ma­teurs du télé­phone sub­ven­tionnent, à leur insu, l’u­sage d’Internet. 

En clair, le Net fait excep­tion aux prin­cipes qui régissent les nou­veaux sys­tèmes de régu­la­tion dans le monde. 

2.2. Les limitations d’Internet en matière de débit

À la dif­fi­cul­té assez fon­da­men­tale d’as­seoir l’In­ter­net sur des bases éco­no­miques claires s’a­joute une dif­fi­cul­té liée à sa capa­ci­té à évo­luer vers des tran­sac­tions à très haut débit numérique. 

L’en­jeu est de taille puisque, pour le consom­ma­teur, l’a­van­tage déci­sif d’un réseau est de four­nir toute l’in­for­ma­tion numé­rique, asso­ciant le texte, le son, l’i­mage vidéo (le mul­ti­mé­dia), de manière ins­tan­ta­née, et non par télé­char­ge­ment. Aujourd’­hui, le Net est à 95 % dédié au texte. Obte­nir des pho­tos ins­tan­ta­né­ment, puis du son et de la vidéo devient beau­coup plus dif­fi­cile si l’on veut s’af­fran­chir du han­di­cap du téléchargement. 

À ce stade, les experts s’af­frontent. Les uns disent que le Net va évo­luer, inté­grer les tech­niques de com­mu­ta­tion nou­velles (l’ATM) (1), ou des sys­tèmes de com­pres­sion numé­rique de plus en plus per­for­mants, ou encore évo­luer vers des stan­dards IP de nou­velle géné­ra­tion. Ce n’est pas véri­ta­ble­ment prou­vé, et si c’est pos­sible, l’é­vo­lu­tion du Net vers des sys­tèmes à très haut débit pren­dra du temps. 

D’autres experts, au contraire, consi­dèrent que la four­ni­ture ins­tan­ta­née de conte­nus mul­ti­mé­dia passe par un retour à des réseaux à connexion, uti­li­sant plei­ne­ment les tech­niques de l’ATM de bout en bout, qui ensuite per­mettent d’ou­vrir des ser­vices de visiophonie. 

Si tel était le cas, le Net se trou­ve­rait dans une impasse. 

Le débat est de taille. Déjà, on parle de télé­pho­nie sur le Net. Mais la four­ni­ture d’un ser­vice de télé­phone de qua­li­té, qui demande l’ins­tan­ta­néi­té abso­lue des trans­mis­sions dans les deux sens, s’ac­com­mode mal d’une struc­ture dite sans connexion. Ce qui marche très bien pour la mes­sa­ge­rie, car le trans­port de mes­sages n’a pas besoin d’être ins­tan­ta­né, et le Net est sans contexte le plus for­mi­dable sys­tème de mes­sa­ge­rie jamais connu, est beau­coup plus dif­fi­cile à réa­li­ser pour le télé­phone, qui requiert une ins­tan­ta­néi­té abso­lue dans les deux sens. 

Aus­si entre­voit-on toutes les dif­fi­cul­tés pour offrir, à terme, des ser­vices de visio­pho­nie récla­mant à la fois le trai­te­ment de très hauts débits numé­riques, au moins 2 méga­bits par seconde, et l’instantanéité. 

La logique vou­drait que les opé­ra­teurs, pla­cés aujourd’­hui en situa­tion de concur­rence, puissent s’af­fron­ter à la fois sur des sys­tèmes de connexion à haut débit, et sur des sys­tèmes sans connexion pré­su­més capables d’é­vo­luer sur des débits de plus en plus élevés. 

Au fond, quels que soient les avis des experts, ce qui est impor­tant, c’est que le consom­ma­teur puisse béné­fi­cier des deux types de sys­tèmes et arbi­trer à son avan­tage. Le mar­ché consti­tue la meilleure des sanc­tions dans des batailles d’ex­perts. Le dieu mar­ché recon­naît tou­jours les siens. 

Mais l’é­vo­lu­tion rapide vers une concur­rence totale des réseaux semble avoir de pre­miers effets per­vers. On voit les opé­ra­teurs, les tra­di­tion­nels et les nou­veaux, s’af­fron­ter sur la télé­pho­nie fixe. On peut craindre que les reve­nus géné­rés par les mar­chés du télé­phone clas­sique n’offrent pas les gise­ments de crois­sance pré­su­més. Contrai­re­ment au mar­ché du télé­phone mobile, déjà en concur­rence et qui est for­te­ment crois­sant, le mar­ché du télé­phone fixe semble désor­mais stabilisé. 

Consé­quence directe de la déré­gu­la­tion : la plu­part des opé­ra­teurs du monde entier réduisent leurs inves­tis­se­ments. C’est de mau­vais augure pour l’a­ve­nir. Les réseaux per­met­tant le mul­ti­mé­dia en ligne et, ulté­rieu­re­ment, le visio­phone, réclament au contraire le main­tien de niveaux d’in­ves­tis­se­ments substantiels. 

Les nou­veaux réseaux, uti­li­sant plei­ne­ment toutes les res­sources des tech­no­lo­gies nou­velles, fibre optique, ATM sont un peu com­pa­rables à ce que furent les che­mins de fer par rap­port aux dili­gences au siècle der­nier. À cet égard, une petite anec­dote se raconte aujourd’­hui dans les cercles d’ex­perts en télé­com­mu­ni­ca­tions. Sup­po­sons qu’au siècle der­nier, on ait pri­va­ti­sé et mis en concur­rence les com­pa­gnies de dili­gence sur l’es­pace euro­péen. La consé­quence en eut été cer­tai­ne­ment un meilleur ser­vice, accom­pa­gné de baisses de prix, de quelques inno­va­tions sur la dili­gence et de fré­quences plus grandes dans les pos­si­bi­li­tés de trans­port offertes entre les villes fran­çaises. Mais cer­tai­ne­ment pas l’ou­ver­ture de réseaux de che­mins de fer. 

2.3 L’usage de l’ordinateur personnel et les monopoles sur les logiciels

La géné­ra­li­sa­tion de l’u­sage du Net sup­pose la géné­ra­li­sa­tion d’un ter­mi­nal acces­sible à tous les consom­ma­teurs. En France, le taux de péné­tra­tion de l’or­di­na­teur per­son­nel dans les ménages est encore très faible, moins de 15 %. Aux États-Unis, curieu­se­ment, la péné­tra­tion pla­fonne à 40 %. D’où la ques­tion, qui n’est pas sans impor­tance, d’é­va­luer les pers­pec­tives d’une géné­ra­li­sa­tion de cet équi­pe­ment dans tous les ménages, exac­te­ment comme le télé­phone ou la télé­vi­sion. Dans com­bien de temps, et à quel prix, tout le monde sau­ra se ser­vir de l’or­di­na­teur per­son­nel à la maison ? 

Les avis sont par­ta­gés. Le prix d’un PC reste très éle­vé, 10 000 F envi­ron, même si déjà des baisses sen­sibles sont consta­tées. Mais com­ment Mon­sieur ou Madame Tout-le-Monde peuvent-ils envi­sa­ger l’a­chat d’un appa­reil dont la durée de vie est courte (trois à cinq ans), dont l’emploi néces­site un cer­tain appren­tis­sage, et qui impose chaque année ou tous les deux ans l’ac­qui­si­tion de logi­ciels nou­veaux, pas for­cé­ment plei­ne­ment com­pa­tibles avec les logi­ciels pré­cé­dents. Dans le bud­get fami­lial, c’est encore un luxe. 

On peut envi­sa­ger d’u­ti­li­ser le poste de télé­vi­sion comme ter­mi­nal d’ac­cès à l’In­ter­net, grâce à l’a­chat d’un équi­pe­ment de connexion appro­priée. Mais il convient de res­ter pru­dent vis-à-vis de la géné­ra­li­sa­tion de l’emploi du télé­vi­seur pour des connexions au Net. L’his­toire du Mini­tel le démontre. Le suc­cès du Mini­tel s’est fon­dé sur un ter­mi­nal spé­ci­fique, alors, qu’au début, on pou­vait pen­ser que le poste de télé­vi­sion per­met­trait d’ef­fec­tuer les consul­ta­tions ou les tran­sac­tions aisé­ment. L’ex­pé­rience a mon­tré que les consom­ma­teurs accep­taient mal de détour­ner le poste de télé­vi­sion à des usages autres que ce pour­quoi il était conçu : le pro­gramme et la distraction. 

En réa­li­té, le Mini­tel pré­fi­gure une nou­velle géné­ra­tion de ter­mi­naux, qu’il est conve­nu d’ap­pe­ler le NC (Net­work Com­pu­ter). Un ins­tru­ment d’un prix beau­coup moins éle­vé que le PC, de l’ordre de 2 000 F, entiè­re­ment géré par le réseau, c’est-à-dire affran­chi de l’o­bli­ga­tion, pour le consom­ma­teur, de payer le péage à des four­nis­seurs de logi­ciels pro­prié­taires, et for­cé­ment monopoleurs. 

2.4. Les évolutions du Net à court terme

Aux res­tric­tions que nous avons énu­mé­rées en ce qui concerne l’é­vo­lu­tion tech­nique du Net sur des hauts débits s’en ajoutent deux autres por­tant sur les évo­lu­tions en matière d’usage. 

La pre­mière concerne les édi­teurs de pro­grammes. De récentes études d’ex­perts font res­sor­tir qu’en Europe, la ren­ta­bi­li­té des édi­teurs de pro­duits (Cédé­rom et Inter­net) est encore insuffisante. 

Aus­si est-il ten­tant de finan­cer les pro­duits (les sites Web notam­ment) par la publi­ci­té. Il reste que la res­source publi­ci­taire, qui contri­bue lar­ge­ment au finan­ce­ment de la télé­vi­sion, ne peut se consa­crer aux pro­duits sur les sites Web que si les débou­chés sont larges. Or, on retrouve la dif­fi­cul­té du Net à four­nir des pro­duits à large dif­fu­sion et aus­si à tou­cher des consom­ma­teurs pri­vés nom­breux. Le Net n’est pas encore un mar­ché de masse. Il est majo­ri­tai­re­ment limi­té à la consul­ta­tion gra­tuite de texte. 

La der­nière dif­fi­cul­té concerne l’ap­ti­tude du Net à évo­luer vers des tran­sac­tions payantes, c’est-à-dire vers ce qu’il est conve­nu d’ap­pe­ler le tran­sac­tion­nel. On lit chaque semaine de nou­velles annonces d’ou­ver­ture de ser­vices ban­caires, de vente d’as­su­rances ou de réser­va­tion sur le Net. Mais le déve­lop­pe­ment de ces nou­veaux ser­vices com­mer­ciaux est for­te­ment tri­bu­taire des sys­tèmes de sécu­ri­sa­tion mis en place. Or, quelles que soient les annonces faites, les sys­tèmes de sécu­ri­sa­tion pro­po­sés sou­lèvent, dans bien des cas, beau­coup d’in­ter­ro­ga­tions ou de réti­cences. Celles des auto­ri­tés publiques d’a­bord vis-à-vis de sys­tèmes de sécu­ri­sa­tion pri­va­tifs dont elles redoutent les risques de détour­ne­ment à des fins mafieuses ou cri­mi­nelles. Celles des agents éco­no­miques, banques, com­pa­gnies d’as­su­rances qui craignent que leurs fichiers de clien­tèles ne soient détour­nés au pro­fit de concurrents. 

Res­tent enfin les ques­tions tou­chant au res­pect de la vie pri­vée. Le déve­lop­pe­ment du Mini­tel a néces­si­té la mise en place de règles impo­sées aux pres­ta­taires restrei­gnant la consti­tu­tion de fichiers sur les uti­li­sa­teurs et sur leurs habi­tudes de consom­mer, ain­si que sur leur uti­li­sa­tion à des fins commerciales. 

Encore ces règles étaient-elles faciles à amé­na­ger dans le cadre d’un État. S’a­gis­sant d’un réseau indé­pen­dant, l’ins­tau­ra­tion de règles trans­fron­tières, visant des ser­veurs mul­ti­sites et délo­ca­li­sés, est une ques­tion d’une toute autre ampleur. 

3 – Conclusion

Toutes les ques­tions qui viennent d’être sou­le­vées méritent sans nul doute un appro­fon­dis­se­ment. Aucune n’a de réponse simple. Entre les fana­tiques du Net, convain­cus de son éter­ni­té, et ceux qui le consi­dèrent comme le brouillon impro­vi­sé d’un nou­veau réseau mon­dial mul­ti­mé­dia, brouillon à jeter au panier dès que ce réseau s’im­po­se­ra, il est dif­fi­cile de tran­cher. Rete­nons sim­ple­ment l’es­sen­tiel de ce qui reste en suspens.0

L’In­ter­net s’est construit sur des bases éco­no­miques qui elles-mêmes devraient évo­luer au fur et à mesure que le Net se cou­le­ra dans un modèle pure­ment libé­ral. Il est, pour l’ins­tant, encore trop tri­bu­taire de finan­ce­ments ins­ti­tu­tion­nels, dont il est certes dif­fi­cile de mesu­rer l’am­pleur, ain­si que de sub­ven­tions croi­sées. Son mar­ché est ouvert, mais reste sou­mis à des incer­ti­tudes. Le Net échappe enfin à toute fiscalité. 

Incer­ti­tudes de per­for­mance, car il est actuel­le­ment encore pra­ti­que­ment limi­té au texte. Peut-il notam­ment s’ou­vrir plei­ne­ment au mar­ché du mul­ti­mé­dia en ligne, ou fau­dra-t-il de nou­veaux réseaux ? Là est la ques­tion. Offri­ra-t-il des solu­tions alter­na­tives fiables et durables pour le télé­phone, on peut encore en dou­ter. Pré­fi­gure-t-il le futur réseau de visio­pho­nie ? La réponse est pro­ba­ble­ment négative. 

Va-t-il s’ou­vrir à un mar­ché de la tran­sac­tion com­mer­ciale de grande ampleur ? Voi­là une autre incer­ti­tude. La parole est évi­dem­ment au consom­ma­teur lui-même. Encore fau­drait-il que le consom­ma­teur soit à même d’ar­bi­trer. Il faut pour cela lut­ter contre une sorte de pen­sée unique, au demeu­rant tota­li­taire, qui ne voit pas de salut en dehors du Net. 

On parle déjà aux États-Unis d’In­ter­net II. Voi­là qui nour­ri­rait de nou­veaux doutes. S’a­git-il d’une méta­mor­phose de l’In­ter­net actuel, ou d’un autre Inter­net ? Est-ce une confir­ma­tion des per­for­mances futures de l’In­ter­net, ou l’a­veu d’un semi-échec ? L’In­ter­net II sera-t-il un réseau à connexion, à la dif­fé­rence de l’In­ter­net I ? 

Près d’un an après leur entrée fra­cas­sante en Bourse, les socié­tés amé­ri­caines liées au déve­lop­pe­ment du réseau mon­dial Inter­net ont per­du 38 % de leur valeur au 31 décembre 1996. Est-ce le mar­ché qui se met à dou­ter, ou s’a­git-il d’un flé­chis­se­ment conjoncturel ? 

Reste que l’Eu­rope paraît bien absente dans cette bataille dont l’en­jeu touche aux nou­veaux modes de com­mu­ni­ca­tion. Si l’Eu­rope de l’éner­gie, de la chi­mie, de l’es­pace, de l’aé­ro­nau­tique et des trans­ports fer­ro­viaires fait plus que bonne figure dans la com­pé­ti­tion mon­diale, l’Eu­rope de la nou­velle com­mu­ni­ca­tion paraît bien terne. Si l’hy­po­thèse se confirme que l’In­ter­net I est limi­té dans son évo­lu­tion, il reste à l’Eu­rope d’in­ves­tir et d’an­ti­ci­per sur l’In­ter­net II, qui est peut-être tout autre chose que l’Internet. 

Et, ce qui n’est pas le moindre, on ne sau­rait se limi­ter aux enjeux éco­no­miques et indus­triels. Les moda­li­tés d’ap­pli­ca­tion de la fis­ca­li­té à l’In­ter­net en sont à leurs bal­bu­tie­ments. L’In­ter­net ne peut res­ter en dehors de toute léga­li­té fis­cale, natio­nale ou inter­na­tio­nale. De sur­croît, 90 % de la valeur ajou­tée géné­rée par l’In­ter­net sont loca­li­sés aux États-Unis. Les deux tiers des conte­nus sont four­nis par des bases de don­nées amé­ri­caines. Ce qui signi­fie que l’en­jeu cultu­rel, édu­ca­tif et tout sim­ple­ment socié­tal est au moins aus­si fort. Aus­si sou­hai­tons-nous aux res­pon­sables poli­tiques, éco­no­miques et cultu­rels la plus grande luci­di­té dans leurs juge­ments et dans leurs actions. 

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(1) ATM : Asyn­chro­nous Trans­fer Mode. Il s’a­git d’une nou­velle tech­no­lo­gie per­met­tant la com­mu­ta­tion de débits numé­riques éle­vés et notam­ment de l’i­mage de télévision.

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