Femmes Polytechnique

Ingénieurs : pour une formation au service de la société

Dossier : L'ingénieur dans la sociétéMagazine N°737 Septembre 2018
Par Denis MERIGOUX (2013)
Par Nilo SCHWENCKE (2015)
Par Amaury MICHELI (2015)

Dans un monde en muta­tion rapide et pro­fonde, la res­pon­sa­bi­li­té de ceux qui ini­tient et pilotent les chan­ge­ments de toute nature est de plus en plus consi­dé­rable, notam­ment la res­pon­sa­bi­li­té sociale et envi­ron­ne­men­tale. Parce que les ingé­nieurs sont au cœur de ces chan­ge­ments, il est essen­tiel que la for­ma­tion qui leur est dis­pen­sée les pré­pare à assu­mer ces nou­velles res­pon­sa­bi­li­tés et ne soit pas trop influen­cée par les visions sou­vent court-ter­mistes des acteurs du mar­ché du travail. 

REPÈRES
La Sphinx est un groupe de réflexion créé par des élèves de l’École sou­cieux d’apporter un point de vue inclu­sif et sen­sible à la dimen­sion sociale et col­lec­tive de l’enseignement supé­rieur. Les enquêtes et publi­ca­tions du groupe sont dis­po­nibles sur la-sphinx.fr.

Pour expli­quer ce qui a moti­vé nos réflexions, nous com­men­ce­rons par rap­pe­ler l’évolution des débou­chés de l’X ces der­nières décen­nies. Pen­dant les trente glo­rieuses, la moi­tié de chaque pro­mo­tion était absor­bée par les corps d’État, tan­dis que l’autre était direc­te­ment embau­chée par les grandes entre­prises fran­çaises his­to­ri­que­ment liées à l’État. La for­ma­tion très géné­ra­liste et théo­rique dis­pen­sée à l’École était alors com­plé­tée dans les écoles d’application qui dis­pen­saient un savoir tech­nique spé­cia­li­sé pour un métier ou un sec­teur d’activité. La for­ma­tion com­plé­men­taire des corps appor­tait quant à elle les notions de droit, de comp­ta­bi­li­té et de ges­tion néces­saires à l’entrée dans l’administration. Que ce soit dans le pri­vé ou dans le public, la mis­sion des futurs ingé­nieurs était de mettre en œuvre les grands pro­jets indus­triels pilo­tés par l’État, donc au ser­vice de l’intérêt général. 


La ques­tion de la place et de l’orientation des femmes dans cette formation
se doit d’être prise en compte lorsque l’on parle de la for­ma­tion des ingénieurs. 

Des débouchés essentiellement dans le secteur privé

La taille des pro­mo­tions de l’X a presque dou­blé, de 300 à 500 élèves depuis les années 60 ; en paral­lèle, le nombre de places dans les corps est pas­sé d’environ 150 à 70. Cela a chan­gé fon­da­men­ta­le­ment les débou­chés pour les poly­tech­ni­ciens : si une mino­ri­té d’entre eux conti­nue à rejoindre les corps d’État ou les grandes entre­prises fran­çaises, la majo­ri­té arrive en fin de qua­trième année sur le mar­ché du tra­vail des cadres supé­rieurs. Mais avec quelle formation ?
L’École dis­pense une for­ma­tion très théo­rique et géné­ra­liste en pre­mière et deuxième année, avec un début de spé­cia­li­sa­tion en troi­sième année. Une par­tie des élèves (envi­ron un tiers entre 2011 et 2014) s’oriente ensuite vers les corps et écoles d’application, mais la majo­ri­té choi­sit de pour­suivre en M2 en France ou en mas­ter à l’étranger. Ces qua­trièmes années effec­tuées en milieu uni­ver­si­taire ne sont pas pro­fes­sion­na­li­santes, mais plu­tôt cen­trées sur l’acquisition de savoirs aca­dé­miques, avec sou­vent une forte com­po­sante de recherche. Pour ces élèves, l’arrivée sur le mar­ché du tra­vail se fait donc bru­ta­le­ment, avec un CV émaillé de com­pé­tences aca­dé­miques diverses mais très peu d’expérience professionnelle.
Après avoir décrit l’offre, pas­sons à la demande et ana­ly­sons quelles sont les entre­prises qui recrutent actuel­le­ment à la sor­tie de l’X. Tout natu­rel­le­ment, ce sont celles qui recherchent des per­sonnes avec des com­pé­tences géné­rales et une bonne capa­ci­té d’analyse. Les cabi­nets de conseil recrutent ain­si envi­ron 20 % des pro­mo­tions chaque année 1, mais il existe éga­le­ment de grandes ten­dances qui évo­luent au fil du temps. Au début des années 2000, le sec­teur de la finance a recru­té énor­mé­ment à la sor­tie de l’X ; depuis quelques années c’est au tour du sec­teur de l’analyse de don­nées et de l’intelligence arti­fi­cielle. Le point com­mun de ces nou­veaux débou­chés qui recrutent la majo­ri­té des pro­mo­tions sor­tantes est qu’ils ne sont plus contrô­lés direc­te­ment ou indi­rec­te­ment par l’État. Désor­mais, c’est le mar­ché qui contrôle l’orientation des poly­tech­ni­ciens et ce pour quoi ils uti­li­se­ront leurs compétences. 

Les femmes ingénieures
La ques­tion de la place et de l’orientation des femmes dans cette for­ma­tion, bien que non trai­tée direc­te­ment dans cet article, se doit d’être prise en compte lorsque l’on parle de la for­ma­tion des ingé­nieurs. La Sphinx a par exemple publié une enquête mon­trant l’influence des sté­réo­types de genre sur l’orientation à l’X. Ori­gi­nel­le­ment en écri­ture inclu­sive, cet article a été réécrit au mas­cu­lin à la demande du comi­té de rédac­tion, afin de res­pec­ter les usages demeu­rant en vigueur dans la presse. 

De nouvelles exigences imposées par ces débouchés

Or, ce mar­ché com­mence éga­le­ment à faire pres­sion sur le conte­nu de la for­ma­tion des ingé­nieurs qu’il recrute. Des cours de mana­ge­ment obli­ga­toires, sur le modèle de ceux dis­pen­sés par HEC, ont été inclus afin de répondre aux nou­velles exi­gences de la Com­mis­sion des titres d’ingénieur (CTI), dont moins d’un quart des membres sont issus du milieu aca­dé­mique, le reste étant un mélange de repré­sen­tants du patro­nat, des syn­di­cats cor­po­ra­tistes et des asso­cia­tions d’anciens élèves. Le volume horaire accor­dé à ces cours se fait au détri­ment d’autres ensei­gne­ments, scien­ti­fiques ou des huma­ni­tés. Cet ajout obli­ga­toire dans la for­ma­tion nous incite à nous poser la ques­tion du pou­voir de déci­sion dans ce pro­ces­sus. Sou­hai­tons-nous vrai­ment que la for­ma­tion des ingé­nieurs soit déter­mi­née uni­que­ment par les demandes du mar­ché du tra­vail ? Les nou­veaux débou­chés offerts par le mar­ché mettent-ils encore les ingé­nieurs au ser­vice de l’intérêt géné­ral comme le dis­cours conti­nue de l’affirmer ?

Mesurer et anticiper les effets de ses choix

Dans son livre Wea­pons of Math Des­truc­tion, la mathé­ma­ti­cienne amé­ri­caine Cathy O’Neil décrit son par­cours pro­fes­sion­nel au sein d’entreprises du sec­teur de la finance, puis de l’analyse de don­nées. Elle y décrit com­ment les modèles mathé­ma­tiques éla­bo­rés par des ingé­nieurs à par­tir de don­nées non signi­fiantes ont conduit à la crise finan­cière de 2008 qui a mis à la rue des cen­taines de mil­liers de per­sonnes. Cet exemple extrême lui a fait prendre conscience de la mul­ti­tude de situa­tions dans les­quelles les ingé­nieurs doivent prendre en compte la socié­té et les per­sonnes tou­chées par leurs déci­sions tech­niques. La ques­tion de l’utilisation des don­nées per­son­nelles, cen­trale dans les métiers vers les­quels s’orientent les ingé­nieurs aujourd’hui, est un nou­vel exemple de l’importance de dis­po­ser d’ingénieurs à la fois com­pé­tents tech­ni­que­ment mais aus­si conscients de l’impact de leur choix sur la société.
Dans une éco­no­mie libé­ra­li­sée, les ingé­nieurs sont d’autant plus res­pon­sables de leurs inno­va­tions tech­niques que les régu­la­tions ne se font qu’avec plu­sieurs années (voire décen­nies) de retard. Or, leur for­ma­tion ne les pré­pare en rien à cette res­pon­sa­bi­li­té. Pire, la croyance en une capa­ci­té de la science à déli­vrer une véri­té abso­lue et immuable pousse les ingé­nieurs à pen­ser que la tech­no­lo­gie ne peut qu’apporter le bien là où elle est uti­li­sée. Cette pen­sée posi­ti­viste se déve­loppe par­ti­cu­liè­re­ment chez les étu­diants lors de leurs années en CPGE, où l’enseignement se concentre sur la science du XIXe siècle et où les pro­blèmes obtiennent tous une solu­tion tech­nique incontestable.
Nous pen­sons donc que le temps en école d’ingénieurs se doit de cas­ser ce mythe et d’apporter des grilles de lec­ture sociales et envi­ron­ne­men­tales adap­tées au XXIe siècle. Ceci pour­rait se faire selon trois axes complémentaires. 

Weapons of math destruction
Dans son livre Wea­pons of Math Des­truc­tion,
la mathé­ma­ti­cienne amé­ri­caine Cathy O’Neil décrit
son par­cours pro­fes­sion­nel au sein d’entreprises
du sec­teur de la finance, puis de l’analyse de données.

Une pédagogie plus active

Pre­miè­re­ment, il faut évo­luer d’une péda­go­gie pas­sive où l’élève est éva­lué uni­que­ment sur sa capa­ci­té à assi­mi­ler des savoirs pré­sé­lec­tion­nés, vers un modèle où l’élève est encou­ra­gé à ques­tion­ner la per­ti­nence des savoirs qu’il apprend. Cela se tra­duit par le rem­pla­ce­ment des cours magis­traux par des groupes de lec­ture enca­drés par les pro­fes­seurs où les élèves sont encou­ra­gés à échan­ger sur des lec­tures et des exer­cices pres­crits par le pro­fes­seur, ain­si que par la géné­ra­li­sa­tion de l’évaluation par pro­jet ouvert plu­tôt que par exa­men res­sem­blant à un sujet de concours. 

Donner aux sciences humaines et sociales la place qu’elles méritent

Deuxiè­me­ment, il s’agit de faire entrer les sciences sociales par la grande porte dans les écoles d’ingénieurs. À tra­vers des cours de phi­lo­so­phie des sciences, de socio­lo­gie, ou de sciences poli­tiques, il est impor­tant de don­ner aux futurs ingé­nieurs la culture néces­saire pour com­prendre le fonc­tion­ne­ment de la socié­té et com­ment leurs actions peuvent l’influencer. L’École poly­tech­nique est en avance sur cette ques­tion et pro­pose un large choix de sciences humaines. Cepen­dant, ces cours de sciences sociales ne doivent pas être conçus, pen­sés et pré­sen­tés comme sup­plé­men­taires et décor­ré­lés des cours tech­niques, mais bien comme un néces­saire com­plé­ment. De plus, les cours tech­niques doivent eux-mêmes inté­grer les contextes de leurs dis­ci­plines dans leur ensei­gne­ment. L’économie, déjà ensei­gnée à l’X, l’est avec une approche uni­que­ment mathé­ma­tique, qui laisse de côté la remise en cause des hypo­thèses des modèles et des consé­quences socio-éco­no­miques des conclu­sions mathé­ma­tiques. De la même façon, les cours de mana­ge­ment de l’X ne se concentrent que sur les aspects stra­té­giques et d’optimisation comp­table sans jamais s’interroger sur les consé­quences pour celles et ceux qui sont managés. 

Stages École polytechnique
Il est impor­tant que les futurs ingé­nieurs côtoient le plus possible
d’autres milieux que celui de leurs cama­rades, très homo­gène socialement.

Décloisonnement social

Troi­siè­me­ment, il est impor­tant que les futurs ingé­nieurs côtoient le plus pos­sible d’autres milieux que celui de leurs cama­rades, très homo­gène socia­le­ment. En ne côtoyant que leurs sem­blables, les ingé­nieurs risquent de for­mer une caste cou­pée du reste de la socié­té que leur action contri­bue pour­tant à trans­for­mer. Pour contrer cela, la géné­ra­li­sa­tion du ser­vice civique en tant que pré­re­quis du diplôme d’ingénieur nous paraît recom­man­dable. L’année de césure peut éga­le­ment four­nir l’occasion pour ce contact, au lieu d’être une anti­chambre de l’arrivée sur le mar­ché du tra­vail. Mais sur­tout, le décloi­son­ne­ment entre grandes écoles et uni­ver­si­tés est indis­pen­sable pour faire se ren­con­trer ces popu­la­tions étu­diantes qui pour l’instant s’ignorent. Concrè­te­ment, cela pour­ra pas­ser par des semestres d’échange dans les deux sens entre grandes écoles et universités. 

Vers un ingénieur plus responsable

Nos grandes écoles d’ingénieurs forment indu­bi­ta­ble­ment des ingé­nieurs dotés d’une culture et d’une capa­ci­té d’analyse tech­nique très com­plètes. Cepen­dant, une fois en entre­prise, ceux-ci font face à des pro­blèmes qui ont des consé­quences éco­no­miques, éco­lo­giques et sociales. La recherche d’une solu­tion opti­male à un pro­blème tech­nique sup­pose une hié­rar­chie de valeurs qui exclut trop sou­vent les para­mètres sociaux et envi­ron­ne­men­taux. Il est donc néces­saire que le contexte de l’action de l’entreprise et ses consé­quences soient mis en exergue dans la for­ma­tion de ces ingé­nieurs. Lais­sé seul déci­deur, le mar­ché du tra­vail, qui répond d’abord aux exi­gences de ren­ta­bi­li­té des entre­prises, est inca­pable d’influencer la for­ma­tion dans le sens que nous avons décrit. Il est temps de réin­ven­ter l’ingénieur afin de lui don­ner une maî­trise et une conscience pleine de son action. 


1. Selon l’étude pre­mier emploi publiée par le Ser­vice orien­ta­tion et inser­tion à l’emploi en 2016 :
https://gargantua.polytechnique.fr/siatel-web/linkto/mICYYYU%28%28DY6

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