Henri Poincaré et la relativité

Dossier : Libres proposMagazine N°561 Janvier 2001Par : Pierre SCHNERB (30)

La com­mu­ni­ca­tion de Chris­tian Mar­chal (58) dans La Jaune et la Rouge d’août-sep­tembre 1999 nous fait revivre les débuts de la théo­rie de la rela­ti­vi­té, et nous incite à quelques réflexions sur la pers­pec­tive qu’en pré­sente un recul de près d’un siècle ; d’a­bord à nous poser cette ques­tion : quel a été le rôle d’A. Ein­stein, dans la fon­da­tion de la théo­rie de la rela­ti­vi­té res­treinte, à côté de H. A. Lorentz avec sa trans­for­ma­tion et de Min­kows­ki avec le for­ma­lisme qua­dri­di­men­sion­nel – tous deux pré­cé­dés par Hen­ri Poincaré ?

Ein­stein a consi­dé­ré que les lois expé­ri­men­tales des phé­no­mènes élec­tro­ma­gné­tiques font toutes inter­ve­nir la vitesse rela­tive de deux élé­ments (cir­cuits, par­ti­cules ou charges élec­triques, aimants), et non pas la vitesse de ces élé­ments par rap­port à un réfé­ren­tiel abso­lu. En consé­quence, c’est par leur nature même que ces phé­no­mènes res­tent iden­tiques dans tous les réfé­ren­tiels iner­tiels, ou autre­ment dit, que le prin­cipe de rela­ti­vi­té leur est appli­cable. En par­ti­cu­lier, c’est ce prin­cipe qui entraîne la constance et l’i­so­tro­pie de la vitesse des ondes par rap­port à tous ces réfé­ren­tiels, sans qu’il soit néces­saire d’i­ma­gi­ner comme Fitz­ge­rald et Lorentz que l’é­ther contracte les lon­gueurs en mou­ve­ment par rap­port à lui.


Pour Ein­stein, ce prin­cipe de rela­ti­vi­té, extra­po­lé comme pos­tu­lat à tout phé­no­mène phy­sique, doit pré­va­loir, même contre des idées uni­ver­sel­le­ment consi­dé­rées comme évi­dentes. Ceci jus­ti­fie et impose de recons­truire la méca­nique et la phy­sique sur des fon­de­ments renou­ve­lés en accord avec ce prin­cipe. Effec­ti­ve­ment le prin­cipe de rela­ti­vi­té entraîne la réci­pro­ci­té de la trans­for­ma­tion de Poin­ca­ré-Lorentz, et l’in­tro­duc­tion du fac­teur qui l’as­sure, soit :

À cause de ce fac­teur, les lon­gueurs et les durées dépendent du mou­ve­ment rela­tif d’un obser­va­teur et des objets obser­vés, et ain­si, ne sont plus des gran­deurs intrin­sè­que­ment défi­nies. Mais, selon Ein­stein, ce fait ne s’op­pose à aucune loi scien­ti­fique, à aucun fait expé­ri­men­tal, seule­ment aux idées pro­fes­sées par les phi­lo­sophes d’un espace et d’un temps, cadres néces­saires et préa­lables à toute connais­sance1, idées qu’il juge néfastes pour le pro­grès de la pen­sée scien­ti­fique. Cette affir­ma­tion que temps et espace abso­lus défi­nis « a prio­ri » n’ont pas de valeur scien­ti­fique était expo­sée au début de l’ou­vrage de vul­ga­ri­sa­tion d’Ein­stein sur la rela­ti­vi­té res­treinte (du moins, dans les pre­mières édi­tions)2. Cette idée essen­tielle est aus­si celle qui a pro­vo­qué le plus d’op­po­si­tions à la nou­velle théo­rie, et elle a été ins­pi­rée par Hen­ri Poincaré.

C’est dans La Science et l’Hy­po­thèse, ouvrage cité fort à pro­pos par C. Mar­chal qu’il ana­lyse la construc­tion de l’i­dée d’es­pace3 : celle-ci pro­vient d’a­bord de la vision de corps solides et de leurs dépla­ce­ments ; un obser­va­teur peut com­pen­ser le dépla­ce­ment sans défor­ma­tion d’un objet en se dépla­çant lui-même de façon à retrou­ver la vision qu’il en avait avant le dépla­ce­ment de cet objet. Les sen­sa­tions mus­cu­laires cor­ré­la­tives de l’ob­ser­va­teur contri­buent à lui don­ner l’in­tui­tion d’es­pace. H. Poin­ca­ré éta­blit ain­si l’o­ri­gine expé­ri­men­tale de la notion d’es­pace, ce qui jus­ti­fie l’af­fir­ma­tion d’Ein­stein. Il montre en même temps que cette notion est néces­sai­re­ment liée à des objets – idée consi­dé­rée sou­vent comme « rela­ti­viste ». Pour le phy­si­cien, en dehors de corps qui puissent don­ner lieu à des obser­va­tions et à des mesures, rien n’a une signi­fi­ca­tion objective.

Hen­ri Poin­ca­ré a éga­le­ment ana­ly­sé la défi­ni­tion du temps dans La Valeur de la Science. Il y prend comme exemple l’ac­cé­lé­ra­tion de cer­tains phé­no­mènes, notam­ment astro­no­miques. Ce fait est nor­ma­le­ment attri­bué à un ralen­tis­se­ment de la rota­tion diurne de la Terre, prise comme réfé­rence chro­no­mé­trique. Selon H. Poin­ca­ré, on pour­rait cepen­dant conser­ver sans cor­rec­tion cette rota­tion comme hor­loge, mais alors la méca­nique serait bien plus com­pli­quée. Une hor­loge n’est pas plus valable qu’une autre : elle est plus « com­mode« 4. En somme nous ne « mesu­rons » pas le temps, don­née sub­jec­tive : nous réfé­rons par simul­ta­néi­tés suc­ces­sives les ins­tants d’un phé­no­mène, à un autre phé­no­mène, que nous appe­lons « hor­loge« 5.

En défi­ni­tive, il n’y a pas d’es­pace, il n’y a pas de temps : il y a seule­ment des lon­gueurs ou des dis­tances, et il y a des hor­loges – ou, plus exac­te­ment, des mesures de lon­gueur ou dis­tance, et des lec­tures d’horloges.

Ces consi­dé­ra­tions relèvent de la méthode sui­vie, sur divers pro­blèmes, par Hen­ri Poin­ca­ré, dans ses ouvrages phi­lo­so­phiques, méthode qui vise à mar­quer net­te­ment la fron­tière entre le domaine du scien­ti­fique, donc expé­ri­men­tal et du « méta­phy­sique« 6. Elles libèrent les concepts d’es­pace et de temps des idées clas­siques, et ain­si, comme l’a vu Ein­stein, elles se situent bien à la base de la relativité.

En effet, si l’on ne dis­pose pas d’un moyen de trans­mis­sion ins­tan­ta­née de l’in­for­ma­tion, les mesures des lon­gueurs et celles des durées ne peuvent pas être défi­nies indé­pen­dam­ment les unes des autres. La vitesse des ondes inter­vient pour syn­chro­ni­ser les hor­loges liées à des points dif­fé­rents de chaque réfé­ren­tiel iner­tiel. Et la mesure d’une lon­gueur d’un réfé­ren­tiel dépend, pour chaque autre réfé­ren­tiel, de la défi­ni­tion de la simul­ta­néi­té des ins­tants de visée des deux extré­mi­tés. Cepen­dant, grâce à l’i­so­tro­pie de la vitesse des ondes, l’in­tro­duc­tion de celle-ci, pré­ci­sée par la trans­for­ma­tion de Poin­ca­ré-Lorentz, abou­tit à une vision cohé­rente de l’Univers.

L’in­fluence de ces idées fon­da­men­tales de H. Poin­ca­ré est peut-être plus impor­tante que la chro­no­lo­gie des étapes de l’é­la­bo­ra­tion de la théorie. 

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1. À titre d’exemple, Kant : « L’in­tui­tion de l’es­pace se trouve en nous a prio­ri, c’est-à-dire anté­rieu­re­ment à toute per­cep­tion d’un objet. » New­ton : « L’es­pace abso­lu indé­pen­dant, par sa propre nature, de toute rela­tion avec des objets exté­rieurs, demeure tou­jours immuable et immobile. »
2. Ces pré­misses n’ont pas été reprises dans la plu­part des ouvrages de vul­ga­ri­sa­tion parus vers 1920, parce que peu com­pré­hen­sibles ou « trop rela­ti­vistes ». L’ex­cep­tion est le livre de l’as­tro­nome C. Nord­mann, dont le pre­mier cha­pitre traite du temps et de l’es­pace selon H. Poin­ca­ré, et men­tionne les apports de celui-ci à la théo­rie de la relativité.
3. La Science et l’Hy­po­thèse, 22e éd., 1917, cha­pitre IV, pages 76–79.
4. La Valeur de la Science, 36e éd., 1932, cha­pitre II‑V.
5. On peut même ima­gi­ner un temps très dif­fé­rent du temps clas­sique ; c’est ain­si que Lecomte du Nouy a pro­po­sé pour les êtres vivants un temps dont l’u­ni­té serait pro­por­tion­nelle à la durée écou­lée depuis la nais­sance, donc un temps logarithmique.
6. Ce qui rap­pelle un article remar­qua­ble­ment clair, paru autre­fois dans La Jaune et la Rouge sous la signa­ture de Pierre Nas­lin (39), » Phy­sique et Méta­phy­sique « . Y sont mis en évi­dence les domaines inclus les uns dans les autres de la pen­sée, de la per­cep­tion du monde exté­rieur, et de la connais­sance scientifique.

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