Henri Cuny (26) 1904–1999

Dossier : ExpressionsMagazine N°570 Décembre 2001Par : Maurice LESTIEUX

Henri Cuny est le poète qui a réa­li­sé une triple alliance avec l’ac­tion et la res­pon­sa­bi­li­té, avec la science, avec la recherche d’une poé­tique rigou­reuse et partagée.

Homme d’ac­tion, Hen­ri Cuny le fut. À sa sor­tie de l’É­cole poly­tech­nique il est offi­cier et sert au Maroc.

Nous sommes dans ce pre­mier quart du siècle et Franz Kap­pus vient de publier les Lettres à un jeune poète que Rilke lui avait adres­sées alors qu’il était à l’A­ca­dé­mie mili­taire de Wie­ner Neus­tadt et qu’il deman­dait avis et conseils au maître confirmé.

» Entrez en vous-même, écri­vait Rilke, son­dez les pro­fon­deurs où votre vie prend sa source. C’est là que vous trou­ve­rez la réponse à la ques­tion : devez-vous créer ? Il en sor­ti­ra peut-être que l’Art vous appelle. Alors, pre­nez ce des­tin avec son poids et sa gran­deur, sans jamais exi­ger une récom­pense qui pour­rait venir du dehors. »

Tout se passe dans la vie d’Hen­ri Cuny comme s’il avait enten­du le message.

Il choi­sit l’a­via­tion où il par­ti­cipe comme obser­va­teur et orien­teur aux mis­sions des équipages.

L’ex­pé­rience de l’o­céan sillon­né d’o­rages, du désert affron­té, sur­vo­lé, avec tous les risques de cette époque héroïque n’est pas sans évo­quer en nous celle des pion­niers de l’air mis en scène par Saint-Exupéry.

Chez Saint-Ex, au récit pre­mier de l’a­ven­ture des hommes aux com­mandes des machines, suc­cède le conte poé­tique du Petit Prince puis la réflexion aux mul­tiples aspects d’où naî­tra Cita­delle.

Chez Hen­ri Cuny, le poème jaillit d’a­bord de l’af­fron­te­ment au réel. Le poème est action, se confond avec l’action.

Le poète confronte le monde réel avec sa conscience et son imaginaire.

Mais le point culmi­nant, sans doute, de la démarche qui a orien­té l’œuvre d’Hen­ri Cuny est la ren­contre fas­ci­nante et qui ne cesse aujourd’­hui de han­ter les cher­cheurs et les poètes, la rela­tion qui peut se faire fusion­nelle entre l’es­prit scien­ti­fique et la créa­tion poétique.

Des vers de Lucrèce dans le De natu­ra rerum jus­qu’aux publi­ca­tions de Yves Cop­pens, de Trinh Xuan Thuan évo­quant La mélo­die secrète de l’U­ni­vers, et qui écrit » la beau­té des choses est dans l’œil de celui qui les voit « , de Jean-Pierre Lumi­net, astro­phy­si­cien et poète, nous voyons bien la proxi­mi­té des chemins.

Les voix sont una­nimes à tra­vers les dis­ci­plines et les siècles : le poème com­mence par le silence, l’at­ten­tion, le regard, l’é­coute. La recherche scien­ti­fique ne pro­cède pas dif­fé­rem­ment. Et dans ce moment d’at­ten­tion au monde, l’homme de science n’est pas non plus à court d’émerveillement.

Le mathé­ma­ti­cien Hen­ri Poin­ca­ré, au début du XXe siècle, écri­vait dans La valeur de la Science :

» Le scien­ti­fique étu­die la nature car il y trouve du plai­sir parce que la nature est belle. » Il pré­cise » Je parle de la beau­té intime qui vient de l’ordre har­mo­nieux des par­ties et qu’une intel­li­gence pure est capable d’ap­pré­hen­der. »

Cette har­mo­nie uni­ver­selle du monde implique que tout ce qui se pro­duit dans l’u­ni­vers (cos­mos) soit intel­li­gible. Les mathé­ma­tiques sont un ins­tru­ment mais elles ren­contrent sur ce ter­rain la phi­lo­so­phie et l’esthétique.

Hen­ri Cuny, par sa for­ma­tion scien­ti­fique du plus haut niveau, puis l’exer­cice de res­pon­sa­bi­li­tés concrètes, savait bien, à côté des connais­sances indis­pen­sables, que la part est grande pour ce que Berg­son nom­mait » l’i­ma­gi­na­tion créatrice « .

Nul pro­grès humain, sans doute, sans cette inquié­tude de l’es­prit, sans cette inter­ro­ga­tion per­ma­nente, sans hypo­thèses audacieuses.

Ce que, par com­mo­di­té, on nomme sou­vent le rêve, chez le poète, n’est point vague rêve­rie, mais l’exer­cice d’une puis­sance ima­gi­na­tive qui part de l’a­cui­té du regard et s’a­li­mente par la rigueur de la pensée.

Ain­si le scien­ti­fique pre­nant à bras le corps le réel et le signe, la nature et l’es­prit, le concret et le virtuel.

Ain­si le poète avec son double maté­riau – le sens et le son – (selon le voca­bu­laire de Valé­ry), sou­vent cité par Hen­ri Cuny, la pen­sée et les mots, la pen­sée et le symbole.

Ain­si tout artiste. Et le peintre Manes­sier disait : » J’os­cille conti­nuel­le­ment du monde inté­rieur au monde exté­rieur. »

Ain­si le res­pon­sable dans la cité, et Hen­ri Cuny le fut, en par­ti­cu­lier lors­qu’il eut à ani­mer la Pré­ven­tion rou­tière, sou­cieux en posant sa pierre de contri­buer au bien com­mun, car il sait bien la soli­da­ri­té indis­pen­sable de ses contem­po­rains et des générations.
Ce bien com­mun, Hen­ri Cuny le sait, ne peut trans­gres­ser les exi­gences de la jus­tice et de la per­sonne humaine. Aus­si le per­son­nage d’An­ti­gone, tel qu’il appa­raît chez Jean Anouilh, avec sa pié­té fra­ter­nelle, lui ins­pire un poème émouvant.

Action et poé­sie, science et poé­sie, mais nous trou­vons aus­si chez Hen­ri Cuny une intense réflexion sur l’acte même de la créa­tion poé­tique et sur la forme qui doit le conduire et, s’il faut, le contraindre.

La rigueur du scien­ti­fique n’é­tait sans doute pas étran­gère à cette démarche qui le rap­pro­chait des phi­lo­sophes dont la pen­sée se tour­nait vers l’es­thé­tique. Qu’est-ce que le beau ? Qu’est-ce que la poésie ?

Il s’a­git d’ailleurs là du titre de l’im­por­tant recueil, paru en 1989, avec une pré­face de Jacques de Bour­bon-Bus­set, dans lequel il met en pers­pec­tive un cer­tain nombre de ses poèmes avec leurs commentaires.

Après Le Châ­teau des Muses (1994), antho­lo­gie où alternent poèmes et textes en prose, il est déci­sif, pour appré­hen­der dans sa plé­ni­tude la pen­sée d’Hen­ri Cuny, de lire le der­nier ouvrage paru en 1998, La poé­sie et ses dis­putes - dis­putes, bien sûr au sens clas­sique de dis­cus­sion, dis­ser­ta­tion – avec l’é­blouis­sante pré­face du pro­fes­seur Jean Bernard.

Com­plainte du troubadour

Je par­ti­rai vers ta demeure
Irréelle et bleu­tée à l’heure
Où la lune éclaire les joncs
Les bruyères et les donjons.

Je cueille­rai quelque asphodèle
Des coque­li­cots, pêle-mêle
Et pour atteindre ton parvis
Je fran­chi­rai le pont-levis.

Alors, j’en­tr’ou­vri­rai la porte
Et je dirai » Vois, je t’apporte
De mes poèmes, les meilleurs
Et mon amour, avec ses fleurs. »

Mais j’ai jeté tous mes poèmes
Les fleurs des champs, les chrysanthèmes
Effrayant les cygnes blafards
Dans les douves aux nénuphars.

Hen­ri CUNY

Un thème qui lui est fami­lier est celui de » l’ha­bit de lumière « .

Mais pour qui lit atten­ti­ve­ment La poé­sie et ses dis­putes, que l’on ne s’y trompe pas, l’ou­ver­ture d’es­prit d’un homme per­pé­tuel­le­ment jeune est évidente.

Il ne sou­haite pas pour le poème que l’ha­bit de lumière soit un carcan.

Il demande un assou­plis­se­ment des règles qui régissent le vers classique.

La poé­sie ne se réduit pas à l’ef­fi­ca­ci­té du Dis­cours de la Méthode.

Il y faut une part de mystère.

Des­cartes lui-même dit, en d’autres pro­pos, que l’i­ma­gi­na­tion fait sor­tir de notre esprit des semences de sagesse comme des étin­celles de feu, avec plus de brillant même que ne peut le faire la rai­son. Ces étin­celles, que le poète recueille éclairent un domaine de la connais­sance, au-delà du sensible.

La seule exi­gence abso­lue est la clar­té et il la jus­ti­fie. Car si l’on vou­lait, en fin d’a­na­lyse, carac­té­ri­ser d’un mot la poé­sie d’Hen­ri Cuny, il me semble que l’on pour­rait la pla­cer tout entière sous le signe de la géné­ro­si­té.

Géné­ro­si­té qui se dévoile dans l’un de ses ouvrages essen­tiels, Le Châ­teau des Muses. Allé­go­rie d’un haut lieu pla­cé sous le signe des filles d’A­pol­lon, mais aus­si Temple du Verbe, ce verbe qui, d’a­près saint Jean, est Dieu.

Atta­qué de toutes parts, par les géo­mètres, les doc­teurs de la Loi, les par­ti­sans de ce qu’­Hen­ri Cuny nomme le » cha­ra­bia « , puis recons­truit pierre à pierre, ce Temple de la Beau­té abaisse fina­le­ment son pont-levis et devient » la Mai­son de tous « .

Géné­ro­si­té, car Hen­ri Cuny est de ceux qui pensent que le poète n’é­crit pas pour lui seul.

» Si le poème est créa­tion, le poète n’est pas le seul créa­teur. Dans le face à face soli­taire du lec­teur et de la page écrite, le poème devient l’œuvre com­mune du lec­teur et du poète, vibrant à l’u­nis­son. »

Il rejoint ain­si une grande tra­di­tion qui veut que le poème soit par­tage avec le lec­teur ou l’au­di­teur, lorsque le poème est » dit « , écrit-il dans la pré­face à Quête de rêves, » le poème est recréé, et dif­fé­rem­ment par l’un, par l’autre « .

On le devine proche de Pierre Emma­nuel qui, dans Le goût de l’Un, écrit :

» Je ne me pren­drai pas à d’i­nanes rébus pour oublier l’é­nigme de l’être…
Le lan­gage est affaire entre Toi et moi, non ma seule affaire. Béni soit l’autre par qui j’ar­rive à la vérité.
La poé­sie her­mé­tique est un leurre du nar­cis­sisme malheureux.
Sous pré­texte de pure­té il détruit toute image du monde.
 »

Sur un autre registre, près de nous, Jean Rous­se­lot n’est pas éloigné :

» Je n’é­cris pas pour étonner
Je n’é­cris pas pour me surprendre
Mais pour comprendre
Et pour don­ner.
 »

Si Hen­ri Cuny s’est mon­tré exi­geant sur la forme du poème c’est cer­tai­ne­ment dans cette pers­pec­tive de la com­mu­ni­ca­tion, du par­tage, que dis-je, du don que le poète fait à son lecteur.

Don, dans lequel il y a joie. » Y’a d’la joie » écrit-il en titre d’un cha­pitre en prose du Châ­teau des Muses. Forme sur­pre­nante mais cri d’en­thou­siasme du poète comme du bâtis­seur de cathé­drale. Il y a de la joie à écrire et à par­ta­ger un poème.

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