Georges Boulègue (31), 1911–1998

Dossier : ExpressionsMagazine N°540 Décembre 1998Par : Jacques PIRAUD (31), avec la collaboration de Bernard Boulègue, Pierre Dupont (31) et Pierre Stroh (31)

Octobre 1931 : notre pre­mier jour à l’X… La fan­tai­sie des bureaux nous avait fait conver­ger tous les six en salle 50, chef de salle Georges Bou­lègue – comme le vou­lait son très bon rang d’entrée.

Né à Paris en 1911, il avait pas­sé la majeure par­tie de sa jeu­nesse et fait ses études secon­daires à Douai, où son père, entre­pre­neur, tra­vaillait à la recons­truc­tion des régions dévastées.

Georges Boulègue (31)Grand et fort (sans nulle lour­deur), il don­nait sur­tout une impres­sion de pres­tesse peu com­mune. Il excel­lait dans tous les exer­cices phy­siques, obli­ga­toires et… facul­ta­tifs – le laby­rinthe de notre vieille École étant fort pro­pice à ces derniers.

Sur l’o­céan divin des mathé­ma­tiques, il pra­ti­quait un crawl effi­cace et déten­du, là où sou­vent nous ne nagions qu’une brasse appli­quée… Certes il avait bien conscience de sa valeur ; mais nous lui savions gré d’être le meilleur et de tâcher tou­jours de ne pas nous le faire sentir…

Il avait d’autres talents. Une excur­sion sur les toits lui valut huit jours d’ar­rêts de rigueur ; il nous revint por­teur d’un petit poème com­po­sé en son cachot ; chaque strophe était consa­crée à l’un d’entre nous ; en alexan­drins impec­cables ou en octo­syl­labes concis, il y met­tait mali­cieu­se­ment en relief une par­ti­cu­la­ri­té ou un petit tra­vers du cama­rade visé…

Sous sa hou­lette ami­cale et un peu fan­tasque, la salle 50 vivait des jours agréa­ble­ment stu­dieux, dans la quié­tude impru­dente de la France d’alors…

Cette quié­tude fut mise à mal dès notre deuxième année à l’X : une mesure admi­nis­tra­tive rédui­sait bru­ta­le­ment à une tren­taine le nombre des places civiles (les bottes) offertes à la sor­tie. Pour Bou­lègue, que ses goûts auraient por­té vers les sciences « exactes », ces condi­tions nou­velles se tra­dui­sirent par son affec­ta­tion au Corps des eaux et forêts. Après une année de ser­vice mili­taire par­ta­gée entre l’É­cole du génie de Ver­sailles et le 8e régi­ment, il entra donc pour deux ans à l’É­cole fores­tière de Nan­cy, en 1934.

À sa sor­tie, nom­mé à Mont-de-Mar­san, il y par­ti­ci­pa acti­ve­ment à la mise au point des véhi­cules à gazo­gène, dont son admi­nis­tra­tion se pré­oc­cu­pait… Alors se pré­sen­ta pour lui, fin 1938, l’oc­ca­sion d’être affec­té aux Eaux et Forêts du Maroc : il accep­ta. Mais, presque aus­si­tôt, ce fut la guerre.

Mobi­li­sé comme lieu­te­nant des Trans­mis­sions à la 1re Divi­sion maro­caine, qui fut encer­clée fin mai 1940 à Dun­kerque, il fut embar­qué pour l’An­gle­terre, rame­né aus­si­tôt en France via Ply­mouth et Cher­bourg, enfin affec­té le 9 juin, au dépôt de Mon­tar­gis, à la com­pa­gnie T80. On ima­gine après quelles pénibles tri­bu­la­tions Bou­lègue et ses hommes se retrou­vèrent à 400 km de là, en Dor­dogne – mais libres – à la veille de l’ar­mis­tice… Rame­né au Maroc, il y fut démo­bi­li­sé en sep­tembre, et se retrou­va forestier.

Alors sur­vint un évé­ne­ment capi­tal dans sa vie : il fit la connais­sance à Rabat de Mag­de­leine Trey – qui devint peu après Madame Bou­lègue, épouse inou­bliée. Un pre­mier enfant naquit en 1941. À la fin de l’an­née, Bou­lègue fut affec­té à Dem­nat, poste iso­lé du Grand Atlas. Il s’ins­tal­la avec les siens dans ces mon­tagnes très sau­vages, magni­fiques, au cli­mat très sain. Il se plai­sait à par­ler de cette période heu­reuse, du dévoue­ment de leurs auxi­liaires marocains…

En novembre 1942, les Amé­ri­cains débar­quaient au Maroc. Bou­lègue rejoi­gnit, dès fin 1942, le 41e bataillon de Trans­mis­sions à Casa­blan­ca. Sa com­pa­gnie fut affec­tée à la 2e DB du géné­ral Leclerc, en cours de réor­ga­ni­sa­tion au Maroc. Nom­mé capi­taine adjoint au com­man­dant des trans­mis­sions de cette uni­té, il par­tit avec elle pour la Grande-Bre­tagne début 1944. Après le débar­que­ment, il par­ti­ci­pa ain­si à la bataille de Nor­man­die et à la course à la libé­ra­tion de Paris, aux com­bats dans l’Est, à l’en­trée à Stras­bourg, aux opé­ra­tions dans la Bavière du Sud au prin­temps 1945…

Démo­bi­li­sé, le com­man­dant de réserve Bou­lègue retrou­vait sa jeune famille au Maroc, à Salé, fin 1945. Il fut nom­mé début 1946 à Taza, où il connut des années très agréables sous les ordres du conser­va­teur Sou­lou­miac ; il aimait évo­quer ses longues ran­don­nées d’a­lors, sur les pistes du Moyen Atlas… Incon­tes­ta­ble­ment, c’é­tait un fores­tier heu­reux et qui aimait son métier.

Fin 1950, il fut muté en France.

Jan­vier 1951. Georges Bou­lègue, pro­fes­seur à l’É­cole fores­tière des Barres, près de Mon­tar­gis, regret­tait les années cap­ti­vantes qu’il avait vécues au Maroc ; et il ne trou­vait pas, dans l’en­sei­gne­ment de la topo­gra­phie qui lui avait été confié, de quoi satis­faire ses aspi­ra­tions scientifiques.

Atti­ré par la phy­sique nucléaire, il obtint d’être admis à s’y ini­tier, pen­dant ses jours de liber­té, au labo­ra­toire de l’in­gé­nieur mili­taire Paul Chan­son (31) ; c’est à cette occa­sion qu’il par­ti­ci­pa aux expé­riences que celui-ci diri­geait alors, pour l’é­tude du rayon­ne­ment cos­mique, à l’Ai­guille du Midi, à 3 600 m d’altitude.

Nom­mé par son admi­nis­tra­tion à Paris en 1953, il fut aus­si admis au Labo­ra­toire de phy­sique molé­cu­laire et ato­mique de Fran­cis Per­rin, au Col­lège de France ; il y col­la­bo­ra en par­ti­cu­lier au déve­lop­pe­ment d’un géné­ra­teur de neu­trons. C’est alors qu’il pré­pa­ra sa thèse de doc­teur ès sciences (sur l’ac­cé­lé­ra­tion des par­ti­cules dans un bêta­tron), brillam­ment sou­te­nue en 1956 devant Louis de Broglie.

Bou­lègue n’é­tait pas homme à négli­ger pour autant son ser­vice aux Eaux et Forêts, mais c’é­tait là un tour de force. Un Conser­va­teur com­pré­hen­sif, qui lui ména­gea des horaires favo­rables, lui per­mit de le réa­li­ser, au prix de mul­tiples navettes. Tour de force qui, dans ce foyer où gran­dis­saient trois lycéens, devait beau­coup aus­si à son épouse.

Là-des­sus, il obtint de son minis­tère d’être offi­ciel­le­ment déta­ché à l’é­quipe Chan­son du Centre de Limeil (dépen­dant alors des fabri­ca­tions d’ar­me­ment), laquelle déve­lop­pait des études sur l’arme nucléaire. Lorsque ce Centre fut inté­gré dans la Direc­tion des appli­ca­tions mili­taires du Com­mis­sa­riat à l’éner­gie ato­mique, Bou­lègue entra de ce fait, le 1er jan­vier 1959, dans la mou­vance de cet orga­nisme, ce qui com­blait ses vœux. Il par­ti­ci­pa à l’é­la­bo­ra­tion des don­nées de base indis­pen­sables pour abou­tir, en 1960, à Reg­gane. Che­min fai­sant, on pré­pa­rait déjà la fusion thermonucléaire.

À par­tir de 1964, il se consa­cra avec M. Baglin à la créa­tion du Cours supé­rieur d’armes nucléaires, dans le cadre de l’É­cole natio­nale supé­rieure des tech­niques avan­cées ; il exer­ce­ra la direc­tion de ce cours jus­qu’à son départ en 1973.

Ajou­tons que Georges Bou­lègue assu­ra, pen­dant une dizaine d’an­nées, le cours de phy­sique nucléaire à l’É­cole poly­tech­nique fémi­nine ; il joua un rôle impor­tant dans les orien­ta­tions de cette École, où il était très estimé.

Appré­cié comme savant, il ne l’é­tait pas moins pour ses qua­li­tés humaines de rec­ti­tude et d’é­qui­té. Les « notes » qui lui étaient attri­buées, tou­jours très élo­gieuses, étaient, comme il est de règle, trans­mises au minis­tère de l’A­gri­cul­ture d’où, admi­nis­tra­ti­ve­ment, il res­tait « déta­ché » ; cela lui valut, en fin de car­rière, le grade d’in­gé­nieur géné­ral du Génie rural, des Eaux et Forêts.

Vint la retraite. Les Bou­lègue vécurent très agréa­ble­ment à Nice ces pre­mières années de détente et de liber­té – période par mal­heur écour­tée, car, lors d’un séjour au port d’at­tache fami­lial de Beau­mont-du-Péri­gord, en 1979, la mort frap­pa pré­ma­tu­ré­ment Madame Boulègue.

Peut-être ce deuil cruel contri­bua-t-il à orien­ter Georges Bou­lègue de plus en plus vers la nature, la mon­tagne… Il quit­ta Nice pour Mar­seille, puis enfin Mont­pel­lier, où il s’af­fi­lia à plu­sieurs socié­tés de ran­don­neurs. On l’y esti­mait pour sa sim­pli­ci­té, sa socia­bi­li­té tran­quille ; il se fit là des amis. Et, peu à peu, il finit par tout connaître, du pic Saint-Loup à l’Aigoual…

Cela ne l’empêchait pas de visi­ter les siens, d’être fidèle aux réunions et voyages de pro­mo, aux retrou­vailles avec les anciens des ser­vices aux­quels il avait appar­te­nu : Fores­tiers du Maroc, Anciens de la 2e DB.

Nous avions, lui et moi, un peu cou­ru les Pyré­nées ensemble, avant la guerre. Grâce à la retraite, notre équipe mon­ta­gnarde reprit vie en 1977 ; sou­vent même deux cama­rades de pro­mo, Pierre Dupont et Pierre Stroh, se joi­gnaient à nous. Ami­tiés renouées ; Pyré­nées chaque été retrou­vées ; haute sil­houette immuable de Georges Bou­lègue, tou­jours aus­si droit – et tou­jours aus­si cap­ti­vant cau­seur, ce qui char­mait nos étapes… ; mais c’é­tait, de plus en plus, au soir de la vie, sa séré­ni­té qui frappait…

Cette année-ci encore on avait pris ren­dez-vous… La mort, hélas, vint sur­prendre bru­ta­le­ment notre ami chez lui, à Mont­pel­lier, le 12 juillet 1998.

Mon cher Bou­lègue, tu étais le meilleur des cama­rades. Tu as don­né l’exemple de la volon­té et de la per­sé­vé­rance. Sans bruit, tu as ser­vi, avec dis­tinc­tion, la Patrie et les Sciences : n’est-ce pas là, jus­te­ment, ce que sou­hai­taient nos Pères Fon­da­teurs de 1794 ?

Commentaire

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Pie­da­gnel Michelerépondre
12 mai 2021 à 0 h 23 min

J’ai adore Georges Boulegue…j’étais au CEA B3 et tra­vaillais au bureau des constantes nucléaires avec M. Bal­lon. Heu­reuse d’a­voir lu ce docu­ment le concer­nant, j’i­gno­rais tout de lui… Mer­ci à vous
Michele Pie­da­gnel Agen

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