Réseau des acqueducs de Rome au premier siècle après JC

Frontin, un ingénieur au premier siècle (après Jésus-Christ) ?

Dossier : ExpressionsMagazine N°581 Janvier 2003Par Henri ARNOUX (46)

Qui était Frontin ?

Avant de par­ler du livre, quelques mots sur l’au­teur et sur les rai­sons qui ont pu le conduire à com­po­ser ce trai­té, car ce n’est pas un simple ouvrage technique. 

Fron­tin n’é­tait pas vrai­ment un ingé­nieur au sens pré­cis du terme (ni le mot ni la fonc­tion n’exis­taient à l’é­poque) : on le défi­ni­rait mieux en disant que c’é­tait un haut fonc­tion­naire de l’É­tat romain. Il était né vrai­sem­bla­ble­ment vers l’an 35 après Jésus-Christ, et il était entré dans la car­rière administrative. 

On trouve son nom pour la pre­mière fois en l’an 70 où il est pré­teur, donc à un rang déjà éle­vé du cur­sus hono­rum puisque c’é­tait l’a­vant-der­nier degré dans l’é­chelle des magis­tra­tures. Il aurait ensuite exer­cé un com­man­de­ment mili­taire sur l’ac­tuel ter­ri­toire des Pays-Bas vers l’é­poque de la révolte des tri­bus bataves conduites par Civilis. 

Vers 73 il est consul, c’est-à-dire au plus haut niveau de l’ad­mi­nis­tra­tion romaine et l’an sui­vant, il est gou­ver­neur de Bre­tagne (c’est-à-dire de la Grande-Bre­tagne actuelle) ; il y fait à nou­veau de la paci­fi­ca­tion, mais en bon Romain il fait aus­si construire une route, la Via Julia, dont on trouve encore les traces dans le sud du pays de Galles. 

Après l’an 83 il est pro­con­sul d’A­sie, c’est-à-dire de l’ac­tuelle Tur­quie, un des gou­ver­ne­ments les plus impor­tants de l’Em­pire, mais se retire ensuite des affaires, peut-être parce qu’il est dan­ge­reux d’être trop près d’un empe­reur comme Domi­tien. Celui-ci meurt en sep­tembre 96 et il est rem­pla­cé par Ner­va, empe­reur beau­coup plus calme. 

Fron­tin reprend alors du ser­vice quand Ner­va le nomme cura­teur des eaux, c’est-à-dire, en lan­gage d’au­jourd’­hui, direc­teur du Ser­vice des eaux de la ville de Rome, et c’est ce qui le condui­ra à écrire son Trai­té des aque­ducs de Rome.

À l’ex­pi­ra­tion de son man­dat, il est à nou­veau consul, il siège au Sénat à la droite de l’empereur, c’est donc un des plus hauts per­son­nages de l’Em­pire. On voit qu’il s’a­git d’une car­rière très variée, puis­qu’il a été suc­ces­si­ve­ment admi­nis­tra­teur, mili­taire, gou­ver­neur de colo­nie et chef d’une grande entre­prise publique, pour ter­mi­ner dans le pre­mier cercle du pouvoir. 

Pourquoi le Traité sur les aqueducs de Rome ?

On pour­rait répondre à cette ques­tion de façon humo­ris­tique en lan­gage d’aujourd’hui.Vers la fin du pre­mier siècle après Jésus-Christ, le grand jour­nal du soir, le Tem­pus Romae, dénonce » le scan­dale de la Romaine des Eaux » et demande que le gou­ver­ne­ment impé­rial prenne enfin les mesures qui s’imposent. 

Quelques semaines plus tard, un com­mu­ni­qué du Cabi­net impé­rial annonce la nomi­na­tion d’un nou­veau pré­sident-direc­teur géné­ral, Sex­tus J. Fron­ti­nus, qui est char­gé de faire rap­port à l’empereur sur la ges­tion de la Romaine des Eaux. 

Un an plus tard le même jour­nal annonce la publi­ca­tion des » bonnes feuilles » de ce rap­port Fron­ti­nus qu’on atten­dait avec impa­tience. On y découvre les détour­ne­ments d’eau au pro­fit de par­ti­cu­liers et les mal­ver­sa­tions des agents de la société. 

Les déve­lop­pe­ments arides de ce rap­port sur la nor­ma­li­sa­tion des tuyau­te­ries et le débit réel des aque­ducs ne feront évi­dem­ment pas par­tie des bonnes feuilles. Mais, se demande le jour­nal, le gou­ver­ne­ment sera-t-il capable de don­ner des suites concrètes à ce rapport ? 

Reve­nons à une façon plus sérieuse de racon­ter l’his­toire : l’empereur Ner­va qui appré­ciait les qua­li­tés de Fron­tin l’a­vait appe­lé à cette charge pour remettre de l’ordre dans une admi­nis­tra­tion dont le fonc­tion­ne­ment était loin d’être satis­fai­sant1.

Il ne faut pas oublier que ce ser­vice public, un des rares sinon le seul de l’é­poque, était de toute pre­mière impor­tance pour une ville dont la popu­la­tion était, d’a­près les his­to­riens modernes, de l’ordre du mil­lion d’habitants. 

L’a­li­men­ta­tion en eau de la ville était donc une ques­tion vitale. Fron­tin, après s’être employé appa­rem­ment avec effi­ca­ci­té à cette remise en ordre, a éta­bli un rap­port dans lequel il consigne ce qu’il a appris et fait au cours de la période pen­dant laquelle il a diri­gé ce ser­vice des eaux. 

Ce rap­port est aus­si une pas­sa­tion de ser­vice à l’u­sage des suc­ces­seurs : on y trou­ve­ra donc un his­to­rique du ser­vice, un résu­mé de la légis­la­tion, mais aus­si une des­crip­tion très tech­nique et très détaillée du réseau. 

Le descriptif des aqueducs

L’ou­vrage com­mence donc par un état des lieux. 

La ville de Rome est à l’é­poque ali­men­tée en eau par un ensemble de neuf aque­ducs pro­ve­nant pour la plu­part d’une région située à l’est de Rome, entre les agglo­mé­ra­tions de Tivo­li et de Subiaco. 

Leur lon­gueur varie entre 16 km pour le plus court et 90 km pour les deux plus longs qui viennent de Subia­co ; ils sont enter­rés sur la plus grande par­tie de leur par­cours, le tra­cé sou­ter­rain repré­sen­tant entre 80 et 99 % de la lon­gueur totale. 

Pour cer­tains d’entre eux la par­tie qui n’est pas sou­ter­raine est ins­tal­lée sur des arches ou sur des murs de sou­tè­ne­ment. Il s’a­git donc d’ou­vrages de génie civil très auda­cieux dont la construc­tion s’est éten­due sur près de quatre siècles2.

Fron­tin se trouve à la tête d’un ensemble qui ne sera plus agran­di. Son tra­vail consiste donc à en assu­rer l’ex­ploi­ta­tion et la main­te­nance, et ce sera le conte­nu du livre qu’il nous a laissé.Il com­mence par nous don­ner avec toute la pré­ci­sion pos­sible à l’é­poque les carac­té­ris­tiques de cha­cun des neuf aque­ducs : tra­cé, lon­gueur, lon­gueur de la par­tie sou­ter­raine, date de construc­tion et qua­li­té de l’eau four­nie. Il explique ain­si pour­quoi il a jugé néces­saire d’é­ta­blir cette nomen­cla­ture plu­tôt aride : 

» Il ne m’a pas sem­blé hors de pro­pos de don­ner aus­si la lon­gueur des conduits de chaque aque­duc et même de dis­tin­guer les genres d’ou­vrage. Car une par­tie essen­tielle de la charge que j’exerce étant leur entre­tien, il faut que le titu­laire sache quels sont ceux qui demandent le plus de frais. Et mon zèle ne s’est pas conten­té d’ins­pec­ter cha­cun d’eux un à un : j’ai fait dres­ser en outre des plans des aque­ducs, mon­trant les endroits où ils tra­versent les val­lées et les dimen­sions de celles-ci, où ils tra­versent des rivières, où les canaux éta­blis à flanc de mon­tagne demandent un soin plus atten­tif pour la visite et la répa­ra­tion des conduits. Il en résulte cet avan­tage que je puis avoir en quelque sorte la situa­tion d’un seul coup sous les yeux et prendre mes déci­sions comme si j’é­tais sur place. » (Cha­pitre 17). 

Tra­dui­sons en termes modernes : » Il me faut un dos­sier de plans conformes à l’exé­cu­tion, ce qui me per­met­tra d’ob­te­nir le meilleur rap­port coût/efficacité des tra­vaux de main­te­nance que je devrai faire exécuter. » 

Mais comme on n’é­chappe pas à sa nature, il ajoute ce com­men­taire qui, de nos jours, lui vau­drait de sévères cri­tiques et le ferait trai­ter de tech­no­crate réfrac­taire à la culture : 

» Aux masses si nom­breuses et si néces­saires de tant d’a­que­ducs, allez donc com­pa­rer des pyra­mides qui ne servent évi­dem­ment à rien ou encore les ouvrages des Grecs, inutiles, mais célé­brés par­tout. » (Cha­pitre 16). 


Repro­duc­tion de la carte jointe au trai­té de Fron­tin dans la col­lec­tion Guillaume Budé. La plu­part des aque­ducs se trouvent dans la zone hachu­rée en vert qui passe aux envi­rons de Fras­ca­ti, puis par Tivo­li pour abou­tir à Subia­co. Les noms de lieux sont mal­heu­reu­se­ment illi­sibles sur la carte.
L’aqueduc Vir­go qui abou­tit de nos jours à la fon­taine de Tre­vi est beau­coup plus court ; son tra­jet est sou­li­gné en rouge
.

Un réseau de distribution très normalisé

Après cet état des lieux, Fron­tin passe à l’un des objets essen­tiels de son ouvrage : une défi­ni­tion indis­cu­table du débit de chaque aque­duc, car il a consta­té qu’il sor­tait des aque­ducs plus d’eau qu’il n’y en ren­trait : 12 755 uni­tés à l’en­trée et 14 018 à la sor­tie, ce qui l’a­vait à juste titre éton­né. Il a donc déci­dé de pro­cé­der à une révi­sion totale du sys­tème de contrôle de cet énorme réseau d’eau. Les comp­teurs d’eau n’existent évi­dem­ment pas, et le seul mode de mesure à la dis­po­si­tion des gérants du réseau est la sec­tion des cana­li­sa­tions. Fron­tin sait bien que ce n’est pas vrai et que d’autres fac­teurs entrent en jeu : la pres­sion (cha­pitre 35) et l’angle que fait la prise d’eau par rap­port à l’a­que­duc (cha­pitre 36) mais il n’a pas les outils (mathé­ma­tiques et méca­nique des fluides) néces­saires pour prendre ces élé­ments en compte. 

N’ayant que la sec­tion des cana­li­sa­tions comme moyen de mesure, il pré­sente ce qu’on défi­ni­rait main­te­nant comme une norme de tuyau­tages ; cette norme concerne évi­dem­ment les fabri­cants de tuyaux, cités au cha­pitre 25, mais dans l’es­prit de Fron­tin, c’est net­te­ment l’as­pect comp­tage de l’eau qui prime. 

Il défi­nit donc vingt-cinq tuyaux dont il donne le dia­mètre, le péri­mètre et la section. 

Le dia­mètre est expri­mé en pouces de 18 mm et la sec­tion en qui­na­ria, qui est le tuyau de base dont le dia­mètre est de 54 de pouce3.

La qui­na­ria consti­tue l’u­ni­té de mesure et les sec­tions des autres tuyaux sont expri­més en qui­na­riae. Mais dans le sys­tème de numé­ra­tion romain, si les mul­tiples étaient déci­maux, les sous-mul­tiples ne l’é­taient pas ; et c’est ain­si qu’on apprend, par exemple, que le tuyau de 100 a une sec­tion de 81 qui­na­riae 512 et 10288 !

On peut véri­fier que ces chiffres sont exacts au 10 000e près, ce qui ins­pire un cer­tain res­pect pour les capa­ci­tés mathé­ma­tiques de Fron­tin (ou de ses adjoints), sur­tout quand on pense aux com­pli­ca­tions du cal­cul en chiffres romains ! 

On note aus­si qu’en bon nor­ma­li­sa­teur Fron­tin a pré­vu une série com­plète de calibres selon des règles mathé­ma­tiques, rela­ti­ve­ment simples et ceci le conduit à défi­nir un cer­tain nombre de calibres théo­riques non uti­li­sés (10 sur les 25). 

Ces tuyaux sont rac­cor­dés aux aque­ducs par une prise dont la fabri­ca­tion et l’im­plan­ta­tion sont déter­mi­nées par des règles pré­cises, car c’est cette prise qui défi­nit le débit alloué à chaque abon­né, et qui tient donc lieu de comp­teur (cha­pitre 36). Elle doit être d’un calibre déter­mi­né appar­te­nant à la série défi­nie ci-des­sus, et elle doit être nor­male à l’axe du tuyau, car on a consta­té qu’en fai­sant varier l’angle, on peut faire varier le débit. Elle doit être en bronze, et non en plomb, trop facile à élar­gir ou à rétré­cir, elle doit avoir une lon­gueur mini­male de 12 pouces, soit 21,6 cm et être poin­çon­née par le ser­vice des eaux (cha­pitre 105), tout comme nos comp­teurs sont éta­lon­nés et plom­bés par le ser­vice des eaux. 

Enfin, elle semble avoir été géné­ra­le­ment implan­tée à une pro­fon­deur constante de 12 cm en des­sous du niveau nor­mal de l’a­que­duc afin d’ob­te­nir une charge constante, et elle doit être sui­vie d’une lon­gueur mini­male de 50 pieds (15 m) de tuyau de la même sec­tion, pour évi­ter un effet Ven­tu­ri qui vien­drait modi­fier le débit. 

Ces normes repré­sen­taient à l’é­poque les meilleures garan­ties d’un contrôle effi­cace de la dis­tri­bu­tion de l’eau. Elles ne sont hélas ! pas res­pec­tées comme elles devraient l’être, et cela du fait du per­son­nel même du ser­vice des eaux, les fon­tai­niers, qui ont faus­sé cer­tains calibres. Fron­tin nous donne donc pour ces calibres les deux défi­ni­tions : la défi­ni­tion offi­cielle et celle des fontainiers. 

Ceux-ci avaient d’une part réduit la sec­tion réelle des tuyaux de dis­tri­bu­tion, ce qui leur per­met­tait de dis­tri­buer aux abon­nés moins que le débit nomi­nal auquel ils avaient droit, et aug­men­té celle des tuyaux col­lec­tifs ali­men­tant les bas­sins inter­mé­diaires dont ils étaient res­pon­sables, ce qui leur per­met­tait de rece­voir plus que le débit nomi­nal de leur jonc­tion4.

Les fon­tai­niers dis­po­saient ain­si d’un volume d’eau à leur dis­po­si­tion, qu’ils ven­daient à leur pro­fit per­son­nel, grâce à un réseau » secret » de rac­cor­de­ments clandestins. 

Il n’y a d’ailleurs pas que les fon­tai­niers qui fraudent sur l’eau. Les par­ti­cu­liers » piquent » de l’eau en ins­tal­lant sur les aque­ducs des déri­va­tions clan­des­tines, qu’ils appellent des » piqûres » (punc­ta) avec le concours d’un » pré­po­sé aux piqûres » qui pro­ba­ble­ment était encore un fon­tai­nier. Fron­tin a fait sup­pri­mer toutes ces » piqûres « , ce qui a per­mis la récu­pé­ra­tion d’un ton­nage appré­ciable de plomb (cha­pitre 115). 

Débits et répartition

Les normes ne concernent évi­dem­ment pas les aque­ducs eux-mêmes dont la sec­tion est d’un autre ordre de grandeur. 

Fron­tin va donc pro­cé­der à une cam­pagne de mesures, afin de déter­mi­ner quelle est la sec­tion réelle des neuf aqueducs. 

Les cha­pitres 65 à 73 donnent le résul­tat de ces mesures, aque­duc par aque­duc, et on constate que les chiffres mesu­rés sont tou­jours très supé­rieurs aux chiffres por­tés sur les registres. 

Le total des neuf aque­ducs s’é­ta­blit à 24 805 qui­na­riae, soit le double du chiffre por­té sur les registres ! On admet en fonc­tion de la pente des aque­ducs romains que le débit d’une qui­na­ria était de l’ordre de 40 m3/jour. Cela nous conduit à un débit de 520 000 m3 par jour, si on s’en tient aux registres, et à un débit réel de près d’un mil­lion de mètres cubes par jour, d’a­près les rele­vés effec­tués sur l’ordre de Frontin. 

Remar­quons au pas­sage que cette éva­lua­tion cor­res­pon­drait d’a­près le chiffre pro­bable de la popu­la­tion de Rome à un débit très hono­rable, même aux normes actuelles, de 1 m3 par per­sonne et par jour. Il faut pré­ci­ser qu’une des obli­ga­tions du ser­vice des eaux était d’a­li­men­ter les fon­taines publiques vingt-quatre heures par jour. Il y avait, semble-t-il, envi­ron 500 fon­taines publiques (cha­pitre 104) ce qui devait cor­res­pondre à un très impor­tant débit permanent. 

Le réseau des aque­ducs pré­sente une autre carac­té­ris­tique très moderne : les aque­ducs sont inter­con­nec­tés, mais quand il prend son ser­vice, Fron­tin constate que ces inter­con­nexions sont faites n’im­porte com­ment, sans tenir compte de la qua­li­té des eaux, alors que cette qua­li­té varie beau­coup selon les aque­ducs, et qu’on dis­tri­bue aus­si cette eau n’im­porte com­ment sans égard pour sa qualité. 

Fron­tin déplore que l’eau de la Mar­cia qui est la meilleure du réseau » soit uti­li­sée pour des bains, des blan­chis­se­ries et des usages qu’on ne sau­rait hon­nê­te­ment nom­mer » (cha­pitre 91). Il ordonne donc de reprendre tota­le­ment l’or­ga­ni­sa­tion du réseau selon la qua­li­té des eaux en réser­vant la Mar­cia à la bois­son et en affec­tant » à l’ar­ro­sage et aux usages les moins nobles » l’Anio Vetus moins sain et cap­té plus bas. 

Il pro­fite de cette réor­ga­ni­sa­tion du réseau pour réa­li­ser une double ali­men­ta­tion des fon­taines publiques qui sont main­te­nant » dotées cha­cune de deux bouches ali­men­tées par des aque­ducs dif­fé­rents, afin que si un acci­dent arrê­tait l’une ou l’autre, l’autre la rem­place et que le ser­vice ne fût point inter­rom­pu. » (Cha­pitre 87). 

Fron­tin avait inven­té le bou­clage des réseaux et la sûre­té de fonc­tion­ne­ment par la redondance. 

Exploitation et maintenance

Après cette minu­tieuse des­crip­tion de l’é­tat des lieux Fron­tin aborde la der­nière par­tie de son travail : 

» Nous avons main­te­nant à expo­ser la légis­la­tion de l’ad­duc­tion des eaux et celle de leur entre­tien : la pre­mière a pour objet de conte­nir les par­ti­cu­liers dans les limites de la conces­sion obte­nue, l’autre le main­tien en état des conduites elles-mêmes. » (Cha­pitre 94). 

Fron­tin divise donc la fin de son trai­té, ou de son rap­port, en deux par­ties bien dis­tinctes, une par­tie juri­dique sur la ges­tion des abon­ne­ments et une par­tie plus tech­nique sur la main­te­nance des aqueducs. 

Un rap­pel his­to­rique montre l’im­por­tance que les auto­ri­tés romaines ont atta­chée très tôt à ce ser­vice des eaux : l’ar­ro­sage du Grand Cirque devait être auto­ri­sé par les édiles ou les cen­seurs même les jours où il y avait jeux du cirque, et le fait de souiller l’eau des aque­ducs était puni d’une lourde amende (10 000 ses­terces)5.

Le Pont du Gard
Le pont du Gard, aque­duc romain de Nîmes (seconde moi­tié du pre­mier siècle), 273 mètres de lon­gueur, 49 mètres de hau­teur, et se com­pose de trois rangs d’arches.

Un autre signe de l’im­por­tance du ser­vice était repré­sen­té par les pri­vi­lèges du cura­teur des eaux, titre offi­ciel de Fron­tin : » Hors de la ville, deux lic­teurs (un peu l’é­qui­valent de nos modernes motards), un archi­tecte, un secré­taire et un teneur de livres, plus des huis­siers et des crieurs publics. » (Cha­pitre 100). 

Mais Fron­tin ajoute que les huis­siers ont dis­pa­ru et que » lors­qu’il fera l’ins­pec­tion des aque­ducs, ce sont sa bonne foi et l’au­to­ri­té dont le Prince l’a revê­tu qui lui ser­vi­ront de lic­teurs. » (Cha­pitre 101). 

Le cura­teur doit veiller à ce que la dis­tri­bu­tion de l’eau se fasse confor­mé­ment à la loi : l’u­ti­li­sa­tion de l’eau pour des besoins pri­vés est subor­don­née à une lettre de l’empereur qui défi­nit le calibre de la prise ; cette prise ne doit pas être posée sur l’a­que­duc pro­pre­ment dit mais sur un châ­teau d’eau qui est ali­men­té à par­tir de l’a­que­duc ; enfin, la conces­sion n’est pas transférable. 

(On note­ra que comme dans toute bonne admi­nis­tra­tion le fonc­tion­naire res­pon­sable de l’a­que­duc concer­né devra rece­voir copie ou au moins être infor­mé de cette lettre de conces­sion.) (Cha­pitre 105). 

Il revient au cura­teur de veiller à la bonne exé­cu­tion de ces dis­po­si­tions, et en par­ti­cu­lier de pro­cé­der à des ins­pec­tions à l’im­pro­viste des aque­ducs afin de véri­fier les conces­sions. Natu­rel­le­ment au cours de ses ins­pec­tions, Fron­tin a consta­té nombre d’ir­ré­gu­la­ri­tés : prises plus grosses que ce que pré­voit la lettre de conces­sion, géné­ra­le­ment non poin­çon­nées, tuyau élar­gi en aval de la prise, tuyau rac­cor­dé direc­te­ment à l’a­que­duc sans l’in­ter­mé­diaire d’une prise, dont on pou­vait donc faci­le­ment adap­ter le calibre, tuyaux » piqués » (punc­ta dans le texte) clan­des­ti­ne­ment sur des cana­li­sa­tions publiques pour des­ser­vir des par­ti­cu­liers. On frau­dait beau­coup en l’an 100 après Jésus-Christ ! (Cha­pitres 112 à 115). 

Enfin Fron­tin expose ses idées sur la main­te­nance des aque­ducs, et nous nous retrou­vons dans une pro­blé­ma­tique tout à fait moderne. 

Pre­mier pro­blème : com­ment finan­cer les tra­vaux de main­te­nance ? Avant l’ar­ri­vée de Fron­tin, les rede­vances ver­sées au ser­vice arri­vaient dans la cas­sette de l’empereur, Domi­tien. Le nou­vel empe­reur Ner­va, dont Fron­tin ne cesse de van­ter la ver­tu, a mis fin à ce détour­ne­ment de deniers publics : » La jus­tice du divin Ner­va la ren­dit au peuple. » (Cha­pitre 118). 

Le pro­duit de ces rede­vances sert à payer le per­son­nel du ser­vice des eaux dépen­dant de l’É­tat. Les autres per­son­nels qui relèvent de l’empereur sont rému­né­rés sur la cas­sette per­son­nelle de celui-ci. 

Fron­tin relève que » les per­son­nels des deux caté­go­ries étaient régu­liè­re­ment détour­nés de leur tâche par les com­plai­sances des res­pon­sables et affec­tés à des tra­vaux pri­vés. » Les emplois fic­tifs ne sont pas très loin. 

Second pro­blème : la pro­gram­ma­tion des tra­vaux et leur répar­ti­tion entre la sous-trai­tance et l’exé­cu­tion par les moyens propres de la cura­ture des eaux : » Il convient d’y appor­ter un mélange de pru­dence et de hâte, car il ne faut pas tou­jours se fier à ceux qui cherchent à exé­cu­ter un ouvrage ou à le faire durer. C’est pour­quoi le cura­teur devra avoir pour lui non seule­ment la science des experts, mais son expé­rience per­son­nelle, et se ser­vir non seule­ment des archi­tectes de son bureau, mais avoir recours autant à la loyau­té qu’à la science experte d’autres encore pour lui per­mettre de juger ce qui est à faire aus­si­tôt, ce qui est à dif­fé­rer et aus­si ce qui doit être exé­cu­té soit par des adju­di­ca­taires, soit par ses ouvriers à lui. » (Cha­pitre 119). 

La pro­gram­ma­tion des tra­vaux doit tenir compte de deux impé­ra­tifs : évi­ter les tra­vaux en été qui est la sai­son dans laquelle on a le plus besoin d’eau et où les tem­pé­ra­tures trop éle­vées sont nui­sibles à la prise du ciment mais éga­le­ment en hiver pro­ba­ble­ment à cause de la dif­fi­cul­té d’exé­cu­ter des tra­vaux de ce genre par mau­vais temps, peut-être aus­si à cause des réper­cus­sions sur le ciment : » Le prin­temps et l’au­tomne sont donc les deux sai­sons les plus favo­rables à condi­tion de tra­vailler avec la plus grande hâte, une fois tout pré­pa­ré à l’a­vance, de façon que les conduits ne soient inter­rom­pus que pen­dant le moins de temps pos­sible en pro­cé­dant à ces opé­ra­tions aque­duc par aque­duc. » (Cha­pitre 122). 

Enfin, à pro­pos des rai­sons pour les­quelles il faut exé­cu­ter ces tra­vaux de main­te­nance, usure du temps, mal­fa­çons (dans les ouvrages récents) et dété­rio­ra­tions dues aux rive­rains, Fron­tin s’é­tend plus lon­gue­ment sur ce der­nier cas : » Les pro­prié­taires rive­rains endom­magent les conduits de plu­sieurs façons. D’a­bord, ils occupent avec des bâti­ments ou des arbres les zones qui, confor­mé­ment à un séna­tus-consulte, doivent res­ter libres autour des aque­ducs. Les arbres sont les plus nui­sibles ; leurs racines font écla­ter les voûtes et les murs laté­raux. Puis ils font pas­ser des che­mins vici­naux et des sen­tiers au tra­vers des cana­li­sa­tions elles-mêmes. Fina­le­ment, ils inter­disent l’ac­cès pour l’en­tre­tien. »

Des dis­po­si­tions légales ont donc été adop­tées pour évi­ter de telles pra­tiques et per­mettre à la cura­ture des eaux de mener à bien les tra­vaux de main­te­nance de sa responsabilité : 

  • libre accès aux pro­prié­tés et droit d’ex­traire les maté­riaux néces­saires contre rétribution, 
  • zone incons­truc­tible et dans laquelle il est inter­dit de plan­ter des arbres sur une lar­geur de 15 pieds de part et d’autre des canaux sou­ter­rains, sous peine d’une amende de 10 000 sesterces, 
  • inter­dic­tion de per­cer, de rompre, de dété­rio­rer les canaux, les conduits, les arches, les tuyaux, les châ­teaux d’eau, etc., sous peine d’une amende de 100 000 ses­terces6.

*

Le but de cet article était seule­ment de don­ner un aper­çu du conte­nu de ce trai­té qui, mal­gré son âge res­pec­table, est un docu­ment où on retrouve des pré­oc­cu­pa­tions très modernes : 

  • nor­ma­li­sa­tion du matériel, 
  • sur­veillance de la qua­li­té de l’eau, 
  • sûre­té de fonc­tion­ne­ment par inter­con­nexion des aque­ducs et bou­clage des alimentations, 
  • éta­blis­se­ment d’un dos­sier de plans conformes à l’exécution, 
  • pro­gram­ma­tion des tra­vaux de main­te­nance en fonc­tion des néces­si­tés du ser­vice et des contraintes d’exé­cu­tion des travaux, 
  • choix entre la main­te­nance par les moyens propres du ser­vice et la main­te­nance sous-traitée, 
  • ser­vi­tudes non edi­fi­can­di7 pour per­mettre la sur­veillance et la main­te­nance des aqueducs. 


On le voit, une grande par­tie de la pro­blé­ma­tique moderne de la main­te­nance se trouve déjà dans l’œuvre d’un haut fonc­tion­naire de l’Em­pire romain qui écri­vit son livre il y a presque exac­te­ment 1 900 ans. 

_____________________________________________
1. Cer­tains pas­sages opposent la vigi­lance de
Ner­va à la fraude ou à l’in­cu­rie qui ont pré­cé­dé ce règne, et donnent un sen­ti­ment de règle­ment de comptes avec l’ad­mi­nis­tra­tion précédente.
2. 
De 312 avant J.-C. à 52 après J.-C.
3. Le pouce romain valait 1,85 cm et le dia­mètre de la qui­na­ria était donc de 2,31 cm.
4. C’est ain­si que le tuyau de 100, revu par les fon­tai­niers, avait une sec­tion de plus de 92 qui­na­riae au lieu de 81, soit une majo­ra­tion de 13 % au pro­fit des fon­tai­niers.
5. La tra­duc­tion de ces amendes en francs 2002 n’a évi­dem­ment guère de sens. On peut tou­te­fois noter dans l’ou­vrage de Fron­tin lui-même que le total des rede­vances concer­nant le ser­vice des eaux s’é­le­vait à 250 000 ses­terces, ce qui conduit à pen­ser que les chiffres cités de 10 000 et 100 000 ses­terces (voir plus loin) étaient des chiffres énormes et pro­ba­ble­ment au-delà des pos­si­bi­li­tés de paie­ment de n’im­porte quel particulier.
6. Voir note 4 ci-dessus.
7. Et même inter­dic­tion de plantation.

Poster un commentaire