Formes, forces, beauté

Dossier : L'aéronautiqueMagazine N°607 Septembre 2005
Par André TURCAT (40)

Pro­ces­sus aus­si vrai et aus­si faux que les théo­rèmes du bon Charles.

Aus­si vrai parce que la phy­sique et le mar­ché, par­fois aus­si la poli­tique, ont force de lois et éli­minent les moins aptes. Ne don­nons que deux exemples des sanc­tions par les lois de la phy­sique : Ader n’a jamais pu faire de son » Avion 3 » une machine opé­ra­tion­nelle parce que l’aile d’une chauve-sou­ris prise pour modèle ne convient pas davan­tage à un avion à moteur que des pattes à une auto­mo­bile ou des nageoires à un navire. Léo­nard de Vin­ci n’a jamais réus­si à fondre son immense che­val de bronze parce que mal­gré tous ses des­sins la cou­lée et le poids du métal ne se pliaient pas à une pen­sée trop éthérée.

Aus­si faux parce que l’ap­pa­ri­tion de nou­velles espèces n’est ni déter­mi­niste ni aléa­toire, mais fruit de l’es­prit inven­tif. L’a­vion à réac­tion est appa­ru parce que des aéro­dy­na­mi­ciens ont ima­gi­né de des­si­ner des com­pres­seurs rem­pla­çant avan­ta­geu­se­ment le fébrile mou­ve­ment alter­na­tif des pis­tons, et que des métal­lur­gistes ont su trou­ver les alliages et des modes d’an­crage conve­nant aux aubes de tur­bines. De même l’in­com­pa­rable éclat des mosaïques raven­nates et byzan­tines est dû tant à l’é­lan théo­lo­gique des Orien­taux après les pre­miers Conciles qu’à l’in­ven­tion tech­nique des ors lumi­neux dépo­sés sous les tes­selles de verre.

Ain­si en va-t-il de la forme des avions de chaque construc­teur, déter­mi­née à la fois par les forces et les lois impla­cables de l’aé­ro­dy­na­mique et par les méthodes et astuces des ingé­nieurs mai­son, rodées en souf­fle­rie et faciles à repé­rer d’un modèle au sui­vant ; puis le des­sin bas­cule à inter­valles, selon les objec­tifs, après des inno­va­tions lit­té­ra­le­ment bou­le­ver­santes, telle la voi­lure del­ta la plus apte au trans­so­nique après avoir été conçue par von Lip­pisch pour un pla­neur, et reprise sou­dain aus­si avec l’aile souple de Rogal­lo. Aus­si révo­lu­tion­naire en art fut le réa­lisme pic­tu­ral, le pro­fil au lieu du fron­tal, et les à‑plats de cou­leur chez Giot­to, cette fois sans autre force que celle de l’in­ven­tion, puisque la fresque avait déjà des siècles de gloire.

Ain­si en va-t-il de l’ar­chi­tec­ture, où les forces dictent les formes, ou les dic­tèrent jus­qu’à ce que l’in­ven­tion du béton armé, puis pré­con­traint, vint auto­ri­ser toutes les audaces. Cela ne veut pas dire bien enten­du que les formes répon­dant aux forces soient uniques : pour qu’un monu­ment tienne, on peut faire un tas de pierres géo­mé­trique et même en del­ta ver­ti­cal comme les Égyp­tiens sans prendre de grands risques d’ef­fon­dre­ment, on le voit après cinq mil­lé­naires ; on peut aus­si poser can­di­de­ment un lin­teau sur des pié­droits comme les Grecs à la seule condi­tion de limi­ter la por­tée du lin­teau, et ne cou­vrir qu’en char­pente ; on peut faire des arcs cla­vés comme les Romains, des voûtes de plein cintre ou en arc bri­sé comme les Romans à condi­tion de mettre un excès de masse et des contre­forts sans rien cal­cu­ler, pas plus que ne cal­cu­lèrent (faute de moyen de cal­cul, qua­si­ment impos­sible d’ailleurs en chiffres romains) les archi­tectes du gothique ; et ceux-ci prirent, mal­gré les secrets de l’art, plus de risques, comme le confir­mèrent les effon­dre­ments en cours même de chan­tier (Clu­ny, Beau­vais). On peut igno­rer la notion pré­cise de force et de pous­sée comme encore à la Renais­sance. Les lois de la phy­sique, ensei­gnées par l’ex­pé­rience et même seule­ment flai­rées ne contrai­gnaient pas moins les struc­tures, tan­dis que le sen­ti­ment, réso­nance sub­tile, affi­nait les formes vers ce qui nous appa­raît encore, à des degrés divers, comme de la beauté.

Mais quelle est la nature et quelle est l’o­ri­gine de ce sen­ti­ment ? Vieux débat, asso­cié à celui de la beau­té en soi, comme d’ailleurs du bien ou du vrai. Pour nous, théo­ri­ciens ou pra­ti­ciens de la phy­sique, nous savons déjà, par forces, que le vrai, pour com­men­cer, n’est pas l’ar­bi­traire de cha­cun. Il y a des lois. Mais tenons-nous-en ici à l’esthétique.

Tout être vivant, semble-t-il, est sen­sible à la forme. L’a­ni­mal en tout cas, et l’en­fant nou­veau-né déjà, sont cer­tai­ne­ment sen­sibles à la forme de recon­nais­sance, forme d’un objet, d’un visage, plus sub­ti­le­ment d’une voix, formes aux­quelles il s’at­tache par réflexe, sans autre pro­ces­sus men­tal. Des radars mili­taires sont sen­sibles aus­si à des formes de recon­nais­sance ; eux, comme l’a­ni­mal et le jeune enfant, peuvent d’ailleurs être trom­pés par des leurres, ce qui est signe de leur niveau limi­té de per­cep­tion. Je n’ai jamais été ani­mal, ni radar d’ailleurs, ni même psy­cho­logue, mais enfant, et n’est-il pas clair que seul l’homme gran­di, édu­qué, devient sen­sible à la forme esthé­tique, ce qui consti­tue le goût.

Bien sûr l’ha­bi­tude, et sur­tout cette édu­ca­tion et le déve­lop­pe­ment de la pen­sée chez l’homme, contri­bue­ront à for­mer le goût, quoique sans uni­ver­sa­li­té, admet­tons-le : les visages des reliefs romans, comme les pos­tures des boud­dhas, n’at­teignent pas le fond sen­ti de qui est igno­rant de ces styles. Mais la contem­pla­tion, depuis celle de la voûte du ciel, est aus­si édu­ca­trice du goût. D’ailleurs n’y a‑t-il pas des formes que tout le monde s’ac­corde à recon­naître belles ? Et ne seraient-ce pas jus­te­ment, et plus par­ti­cu­liè­re­ment celles que les forces phy­siques ont dic­tées ou mode­lées, et qui forcent à la contem­pla­tion ? Formes exté­rieures ou inté­rieures entraî­nant un sen­ti­ment d’aise et d’har­mo­nie, et jus­qu’à ins­pi­rer l’enthousiasme :

• en archi­tec­ture de pierre, qui n’é­prouve ce sen­ti­ment dans l’ab­baye de Sil­va­cane ou les cathé­drales de Bourges ou de Cologne, devant le Taj Mahal ou le Bayon ;
• en construc­tion de métal de nos avions devant le Constel­la­tion hier, Concorde aujourd’­hui, même remi­sé ? Les forces, les lois natu­relles, les ont lis­sés après le coup de crayon ini­tial du maître d’œuvre.

Certes il y a bien des demeures et comme des aimants qui touchent davan­tage tel ou tel indi­vi­du, telle ou telle époque :

 ain­si le bon­heur du roman, c’est la paix, la médi­ta­tion médié­vale, comme un rond bouclier ;
 la ten­sion du gothique, c’est le com­bat, la visée vers l’in­vi­sible, l’é­pée pointée ;
 le super­flu du baroque, c’est en revanche la pal­pi­ta­tion, d’ailleurs joyeuse, quand ce n’est pas même l’oc­cul­ta­tion de la forme architecturale ;
 et l’on peut ima­gi­ner des com­pa­rai­sons aéro­nau­tiques, navales, fer­ro­viaires ou même mon­ta­gnardes, dont je vous laisse le soin.

Mais n’existe-t-il pas aus­si des formes que l’on peut juger objec­ti­ve­ment laides ou méchantes :

 soit volon­tai­re­ment pour ins­pi­rer la peur, comme les monstres des cha­pi­teaux romans pour ins­pi­rer l’hor­reur du péché, ou les masques de guer­riers pri­mi­tifs pour ter­ro­ri­ser l’adversaire ;
 soit sans cette volon­té, comme nombre de reliefs mayas pour ce qui est de l’art, ou comme le sai­sis­sant F117, déplo­rable aéro­dy­na­mique que seule jus­ti­fie la furtivité ?

Enfin il y a aus­si des formes sim­ple­ment pataudes…

Pous­sant un peu plus loin en avia­teurs, ne pour­rait-on por­ter des juge­ments esthé­tiques sur les postes de pilo­tage, car il en est où l’on se sent aus­si­tôt heu­reux, ce qui est tout de même un signe. Au temps de nos pre­miers del­tas, j’eus affaire, pour l’ar­ran­ge­ment du poste pilote, à un homme d’une car­rière bien curieuse : venu des Arts déco­ra­tifs, il avait d’a­bord par­ti­ci­pé à la déco­ra­tion du paque­bot Nor­man­die ; puis, remar­qué par le pré­cur­seur de l’a­vion de trans­port d’a­vant-guerre Wibault, à la déco­ra­tion de cabines pas­sa­gers ; la guerre venue et ce sou­ci deve­nu vain, il avait avan­cé vers le poste de pilo­tage, s’a­dap­tant vite à ce tra­vail d’a­mé­na­ge­ment de pure effi­ca­ci­té et acqué­rant une nou­velle com­pé­tence en ins­tru­ments et en électricité.

Cet homme d’ailleurs char­mant s’ap­pe­lait Louis Tho­mas, et j’ai plai­sir à citer son nom pour le seul sou­ve­nir. À l’Ar­se­nal de l’Aé­ro­nau­tique, il était deve­nu res­pon­sable des postes, ses poches tou­jours bour­rées de pous­soirs, dis­jonc­teurs ou inter­rup­teurs de divers modèles, et nous eûmes beau­coup à dis­cu­ter. Lors­qu’il vou­lait me per­sua­der d’a­dop­ter l’un ou l’autre de ses bidules qui ne me conve­naient pas pour leur incom­mo­di­té, et que j’é­tais à bout d’ar­gu­ments, il suf­fi­sait que je lui dise : » Voyons, Tho­mas, regar­dez, ce n’est pas beau » ; et sans un argu­ment de plus, il répon­dait : » Bien, je vais cher­cher autre chose. »

Alors, lorsque je vois paraître un livre de Fas­ci­na­tion de la lai­deur, j’ai envie de crier. Je savais que le Vrai et le Bien étaient pour beau­coup des notions désuètes, mais je croyais naï­ve­ment que le Beau résis­te­rait aux destructeurs.

Eh bien ! Il résiste tout de même, puisque nous voyons des foules béates d’ad­mi­ra­tion devant Notre-Dame et que nous les avons vues devant Concorde

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