Fixer un prix du carbone pour modifier les comportements

Dossier : Réchauffement climatiqueMagazine N°709 Novembre 2015
Par Patrick POUYANNÉ (83)

Patrick Pouyan­né (83), direc­teur géné­ral, de Total l’affirme : « Même si les phé­no­mènes tou­chant au cli­mat sont com­plexes et ne peuvent s’apprécier véri­ta­ble­ment que sur des périodes longues, il existe aujourd’hui un large consen­sus pour sou­te­nir le diag­nos­tic scien­ti­fique syn­thé­ti­sé par le GIEC.

En par­ti­cu­lier sur le fait que l’activité humaine a un impact sur le chan­ge­ment cli­ma­tique. Et donc il faut agir.

“ Mettre nos moyens d’action au service de nos parties prenantes ”

« Pour le diri­geant de com­pa­gnie pétro­lière et gazière inter­na­tio­nale que je suis, pré­cise-t-il, c’est une ques­tion clé car une de mes mis­sions est bien sûr de pré­pa­rer l’avenir à moyen et long terme de la socié­té dont j’ai la responsabilité.

« Or, 40 % des émis­sions de CO2 sont liées aux pro­duits pétro­liers et gaziers. Nous sommes donc au cœur du débat, nous pou­vons y faire face car nous avons aus­si des solutions.

« Au-delà, même si on parle d’une échelle de temps qui nous dépasse car nous ne ver­rons pas toutes les consé­quences d’une éven­tuelle inac­tion, il est clair que cette évo­lu­tion du cli­mat concerne de nom­breuses par­ties pre­nantes de notre entre­prise : nos clients, qui nous demandent certes de plus en plus d’énergie mais qui soit à la fois plus propre, plus fiable et plus com­pé­ti­tive en prix ; nos col­la­bo­ra­teurs, qui s’engagent s’ils se sentent utiles à la socié­té et contri­buent à appor­ter des solu­tions aux grands enjeux du monde actuel, et enfin nos action­naires, qui recherchent des inves­tis­se­ments pro­fi­tables et durables. »

SIX ACTIONS

« Total promeut le gaz naturel, la moins émissive des énergies fossiles (deux fois moins que le charbon) et le meilleur complément aux énergies renouvelables dans la production d’électricité ; nous produisons aujourd’hui autant de gaz naturel que de pétrole, contre seulement 35 % il y a dix ans. Nous en produirons plus encore demain. »
« Nous nous impliquons dans les énergies renouvelables présentant le meilleur potentiel économique de développement. Avec notre filiale SunPower, Total est aujourd’hui numéro 2 mondial du solaire photovoltaïque et investit dans de multiples start-ups dans le monde pour trouver des réponses aux enjeux de l’intermittence et proposer de nouveaux modèles de gestion de la demande. Nous sommes également impliqués dans les biocarburants de première et deuxième générations. »
« Nous mettons en place un plan d’action en faveur de l’efficacité énergétique, en interne (réduction de notre empreinte environnementale et de nos coûts) et chez nos clients (fourniture de produits et de services permettant de consommer moins, et mieux). »
« Le programme Awango de commercialisation de lampes solaires permet, à moindre coût, l’accès rapide à l’énergie des populations d’Afrique qui en sont aujourd’hui privées. »
« Total développe la technologie de capture et séquestration du carbone avec notamment la réalisation et le suivi d’un pilote à taille réelle sur le bassin de Lacq. » « Nous participons à des initiatives internationales en faveur du climat, comme celle sur le prix du carbone ou encore celles de la Banque mondiale, de l’ONU ou de la communauté Oil & Gas lancée début 2014. »

Définir un cadre

« La dimen­sion morale de cet enjeu, qui sup­pose des évo­lu­tions majeures dans tous les domaines de la socié­té et en par­ti­cu­lier des modi­fi­ca­tions dans les com­por­te­ments de consom­ma­tion, repose en pre­mier lieu sur les États et les ins­tances de régu­la­tion. Il appar­tient en effet à ces der­niers de défi­nir le cadre qui per­met­tra la mise en place de ces évo­lu­tions et modi­fi­ca­tions – sans les ren­voyer à nos successeurs.

“ Un mouvement vertueux semble avoir été lancé ”

« Cepen­dant, en tant qu’entreprise de taille mon­diale, nous avons aus­si notre rôle à jouer car nous ne sommes pas seule­ment des four­nis­seurs de biens et de ser­vices. Notre influence va au-delà et nous devons, comme j’ai cou­tume de le dire, par­ti­ci­per à la vie de la cité et ne pas fuir nos res­pon­sa­bi­li­tés, mais mettre nos moyens d’action au ser­vice de nos par­ties prenantes.

« L’énergie est une indus­trie du temps long, nous fai­sons des choix d’investissements à plu­sieurs mil­liards pour plus de vingt-cinq ans en géné­ral, donc nous ne pou­vons pas ren­voyer le sujet à plus tard, tout en assu­rant notre mis­sion qui est de répondre à l’enjeu d’approvisionnement en éner­gie du plus grand nombre. »

Ne pas remettre à plus tard

« C’est pour cela que, en com­pa­gnie de cinq autres com­pa­gnies pétro­lières et gazières inter­na­tio­nales, nous avons déci­dé d’intervenir dans le débat public sur le prix du car­bone et de dire que nous appe­lons à la mise en place d’une tari­fi­ca­tion du car­bone dans les diverses régions du monde, pas néces­sai­re­ment le même prix par­tout mais des prin­cipes com­muns qui orientent les acteurs éco­no­miques vers les bonnes déci­sions d’investissement et évitent les dis­tor­sions de concurrence. »

Fournir une énergie plus propre

« La mis­sion de Total, affirme Patrick Pouyan­né, est et res­te­ra de four­nir au plus grand nombre une éner­gie plus propre, plus sûre et plus com­pé­ti­tive en prix, tout en contri­buant à la lutte contre le chan­ge­ment climatique.

Total est aujourd’hui numé­ro 2 mon­dial du solaire photovoltaïque.
© PAOLO SARTORI / FOTOLI

« Compte tenu de l’impératif d’agir au plus vite, la réduc­tion des émis­sions de gaz à effet de serre doit être fon­dée sur une approche qui pri­vi­lé­gie les solu­tions offrant les meilleures carac­té­ris­tiques en termes de rapi­di­té de déploie­ment, résul­tat obte­nu, coût de mise en œuvre et dura­bi­li­té, sans dis­tinc­tion de géo­gra­phie ou de technologie.

« Compte tenu de son exper­tise tech­nique, de son enver­gure mon­diale et de son enga­ge­ment à long terme, Total peut uti­le­ment par­ti­ci­per au dia­logue pour recher­cher ces solu­tions opti­males. Tout en res­tant une major du pétrole et du gaz, Total sera dans les années à venir davan­tage orien­tée gaz, renou­ve­lables, effi­ca­ci­té éner­gé­tique et ges­tion de la demande notam­ment grâce aux moyens nou­veaux offerts par la digi­ta­li­sa­tion de l’économie. »

Infléchir la tendance actuelle

« Je suis convain­cu, reprend Patrick Pouyan­né, que la mobi­li­sa­tion actuelle aura pour résul­tat d’infléchir le scé­na­rio busi­ness as usual qui condui­rait à des consé­quences très graves, par exemple dans les zones côtières où l’élévation du niveau de la mer pour­rait nuire à cer­taines acti­vi­tés por­tuaires ou indus­trielles comme les nôtres.

LE RÔLE DES GRANDES ENTREPRISES

« Les entreprises s’investissent déjà dans l’action pour limiter les effets du changement climatique et elles prendront leur part pour répondre aux enjeux. In fine, si les États fixent le cap et ont entre leurs mains les outils de régulation, ce sont bien les entreprises qui investissent.
Et comme je l’ai dit, une entreprise du secteur de l’énergie investit à long terme et ses choix doivent résister à l’usure du temps ; donc nous prendrons en compte cette question dans l’établissement de notre stratégie, qu’il y ait ou non un accord ambitieux à Paris. »

« La raré­fac­tion des res­sources en eau pour­rait éga­le­ment être pré­ju­di­ciable à nos opé­ra­tions dans cer­taines régions. Je ne sais pas si nous serons sur la tra­jec­toire 2 °C mais l’essentiel est d’infléchir la ten­dance actuelle.

« L’évaluation des risques est un exer­cice per­ma­nent dans un Groupe comme le nôtre. Le risque du chan­ge­ment cli­ma­tique est inté­gré dans ces exer­cices régu­liers, y com­pris au moment de la concep­tion des ins­tal­la­tions indus­trielles. Au-delà, les para­mètres de risque cli­ma­tique sont éva­lués en conti­nu dans nos plans de ges­tion et de pré­ven­tion des risques. »

Un travail de longue haleine

« Une grande par­tie du résul­tat de la COP 21 prend corps dès main­te­nant. Les acteurs de la socié­té civile se mobi­lisent pro­gres­si­ve­ment : ce ne sont pas seule­ment les experts, les ONG, les médias fami­liers de la ques­tion et quelques grands pays lea­ders qui semblent prêts à s’engager mais de nom­breux gou­ver­ne­ments, de nom­breuses grandes entre­prises, de nom­breux inves­tis­seurs et bailleurs de fonds.

« Bien sûr, il y aura des écarts entre les contri­bu­tions des prin­ci­paux pays indus­tria­li­sés et les demandes légi­times des pays en crois­sance et cer­tains risquent d’être déçus. Mais les contri­bu­tions et enga­ge­ments seront expo­sés aux yeux du monde.

« Et la ten­dance actuelle d’émission de gaz à effet de serre sera modi­fiée s’ils sont mis en œuvre effec­ti­ve­ment. Ce qui importe, c’est que la COP 21 s’accorde sur un méca­nisme de pro­grès conti­nu col­lec­tif, de contrôle et de révi­sion des enga­ge­ments, car il s’agit d’un tra­vail de longue haleine.

« Un mou­ve­ment ver­tueux semble avoir été lan­cé et la clé du suc­cès réside en par­ti­cu­lier dans la capa­ci­té des acteurs à ne pas lais­ser retom­ber la mobi­li­sa­tion une fois l’événement passé. »

Deux éléments clés

« Une tari­fi­ca­tion du CO2 par­tout sur la pla­nète et les méca­nismes de finan­ce­ment du Fonds Vert sont deux élé­ments clés d’un accord cli­ma­tique inter­na­tio­nal », affirme le direc­teur géné­ral de Total. « Si un prix est don­né au car­bone au niveau mon­dial, cela orien­te­ra le com­por­te­ment des acteurs dans chaque région et dans chaque pays vers les solu­tions les moins coû­teuses et les plus effi­caces pour réduire les émis­sions de gaz à effet de serre.

« L’un de mes pre­miers actes en tant que direc­teur géné­ral de Total a été de signer à l’automne der­nier la charte Glo­bal Com­pact des Nations unies qui demande, entre autres, à fixer un prix mon­dial du car­bone. Du reste, chez Total, nous pre­nons en compte depuis une dizaine d’années un prix du CO2 de 25 €/t dans l’analyse de tous nos investissements. »

UN PARI SUR L’AVENIR

Quels sont les freins à la mise en place de poli­tiques cli­ma­tiques ambitieuses ?

REVENIR AU PROTOCOLE DE KYOTO

« Si les États souhaitent vraiment une réorientation rapide des investissements vers des énergies plus sobres en carbone, ils doivent revenir à la pratique du protocole de Kyoto et au clean development mechanism pour que les États riches aident les États plus démunis à baisser l’intensité carbone de leur économie.
Ce mécanisme permettait en effet aux pays riches de réaliser les réductions d’émissions demandées dans d’autres pays, atteignant ainsi le même objectif à un coût moindre.
Si l’Europe le réintroduisait dans sa contribution à la COP 21 cela pourrait contribuer à ramener à un niveau de coût plus raisonnable l’effort à réaliser sur son propre territoire d’ici à 2030. »

Patrick Pouyan­né en voit « de deux types au moins ».

« Le pre­mier concerne l’horizon de temps : le cli­mat est un enjeu pro­gres­sif à cent ans, les gou­ver­ne­ments ont en géné­ral un hori­zon maxi­mum d’environ cinq ans. Il est donc facile et ten­tant de remettre à plus tard des déci­sions par nature dif­fi­ciles et peu populaires.

« Le second a trait à la com­plexi­té du sujet sur un plan géo­po­li­tique, éco­no­mique et tech­no­lo­gique : des conti­nents en crois­sance rapide comme l’Afrique ou l’Asie, qui n’ont jamais connu (ou connaissent depuis peu) un niveau de vie et de confort équi­valent au nôtre, y aspirent : peut-on ima­gi­ner les en pri­ver ? Les pays riches ne peuvent pas dic­ter leur loi au monde.

« Si l’on veut évi­ter que l’Inde ne fonde sa crois­sance éco­no­mique sur le char­bon, sa seule res­source natu­relle, cela sup­pose des trans­ferts tech­no­lo­giques et finan­ciers mas­sifs pour lui per­mettre d’avoir accès à des éner­gies à bas car­bone for­te­ment capi­ta­lis­tiques, comme le solaire ou le nucléaire.

« Cer­taines solu­tions tech­no­lo­giques, encore incon­nues aujourd’hui, per­met­tront peut-être de résoudre le pro­blème cli­mat dans le futur ; ce genre de réflexion peut aus­si contri­buer à ne pas déci­der aujourd’hui. Mais avons-nous le droit de faire ce pari sur l’avenir, aux dépens éven­tuels des géné­ra­tions futures ? »

Pour la Patrie, les Sciencs et l’Avenir

Quel rôle pour l’État, pour le privé ?

« Des rôles com­plé­men­taires : l’État four­nit le cadre stable et inci­ta­tif qui va per­mettre aux entre­prises de prendre des déci­sions éco­no­miques ration­nelles et d’investir dans des solu­tions favorables.

“ Les pays riches ne peuvent pas dicter leur loi au monde ”

« Il faut tra­vailler ensemble, s’écouter, se faire confiance, avan­cer pas à pas. Et j’ai confiance car ce mou­ve­ment ver­tueux est déjà en marche. Je vois de plus en plus mes équipes quo­ti­dien­ne­ment au tra­vail avec les grandes ins­ti­tu­tions inter­na­tio­nales, gou­ver­ne­ments et ONG pour des­si­ner ensemble notre ave­nir commun.

« Si on me deman­dait de choi­sir un seul sujet, un seul pôle d’attention essen­tiel pour résoudre l’enjeu du chan­ge­ment cli­ma­tique je cite­rais sans hési­ter l’éducation. L’X, comme tout autre éta­blis­se­ment de for­ma­tion, mais peut-être davan­tage encore compte tenu des res­pon­sa­bi­li­tés que seront ame­nés à exer­cer les élèves qui en sortent, a un rôle essen­tiel à jouer. Pour la Patrie, les Sciences – et l’avenir de la planète. »

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