Fiscalité environnementale : gains de bien-être et double dividende ?

Dossier : Environnement et FiscalitéMagazine N°534 Avril 1998
Par Henri LAMOTTE

La thèse du « double dividende » occupe en effet aujourd’hui une place centrale dans les réformes fiscales environnementales

La thèse du « double divi­dende » consiste à avan­cer qu’il est pos­sible de pro­mou­voir simul­ta­né­ment une crois­sance plus riche en emplois et plus sou­te­nable sur le plan envi­ron­ne­men­tal par une modi­fi­ca­tion des prix rela­tifs du tra­vail et des res­sources envi­ron­ne­men­tales par une réforme fis­cale fon­dée sur deux volets :

• la mise en place d’une fis­ca­li­té envi­ron­ne­men­tale pour inté­grer les effets externes environnementaux ;
• l’al­lé­ge­ment du coin fis­cal pesant sur le tra­vail grâce aux recettes engen­drées par les éco­taxes pour pro­mou­voir une crois­sance plus riche en emplois.

Le gra­phique ci-des­sous est une repré­sen­ta­tion simple du mar­ché du tra­vail. Le salaire net après impôt sur le reve­nu est noté Wno , salaire pour lequel la demande de tra­vail (Ld) qui est fonc­tion décrois­sante du coût du tra­vail (Wgo) est seule­ment de Lo. Il en résulte un niveau d’emploi plus faible que dans une situa­tion sans taxa­tion du tra­vail. La perte sociale est repré­sen­tée par le tri­angle (ABC). Selon l’hy­po­thèse du double divi­dende, le reve­nu engen­dré par une éco­taxe per­met de réduire les charges pesant sur le tra­vail et la perte de bien-être à un niveau infé­rieur repré­sen­té par le tri­angle (DEC).

La thèse du double divi­dende ne consti­tue pas seule­ment une approche théo­rique puisque dans les années récentes un cer­tain nombre de pays de l’OCDE ont uti­li­sé les reve­nus engen­drés par les éco­taxes pour réduire le coin fis­cal sur le tra­vail. C’est notam­ment le cas au Dane­mark, aux Pays-Bas, en Suède et au Royaume-Uni. Au niveau com­mu­nau­taire, la thèse du double divi­dende est pré­sente dans de nom­breux docu­ments de stra­té­gie éco­no­mique de la Com­mis­sion tel que le Livre blanc sur la Crois­sance, la Com­pé­ti­ti­vi­té et l’Em­ploi (1993).

Toutefois, la thèse du double dividende suscite quatre types de réserves ou d’interrogations

En pre­mier lieu, la réa­li­té du double divi­dende dépend for­te­ment du type d’é­co­taxes et de l’ar­chi­tec­ture d’en­semble de la réforme fiscale.

En fait , les seules taxes sus­cep­tibles actuel­le­ment de géné­rer des recettes fis­cales suf­fi­santes pour exer­cer un impact macroé­co­no­mique signi­fi­ca­tif sont les taxes éner­gé­tiques (ou les taxes sur la cir­cu­la­tion rou­tière). S’il s’a­git de taxes éner­gé­tiques sur la consom­ma­tion, le rem­pla­ce­ment de taxes sur le tra­vail par des taxes éner­gé­tiques ne pour­ra béné­fi­cier à l’emploi selon l’OCDE que dans la mesure où les inac­tifs sup­portent une par­tie du far­deau fis­cal et que leurs reve­nus ne sont pas tota­le­ment indexés sur les prix, condui­sant une réduc­tion nette des taxes sup­por­tées par les actifs. Lorsque la fis­ca­li­té éner­gé­tique se situe au stade de la pro­duc­tion, son impact final va dépendre des moda­li­tés de réper­cus­sion de la taxe.

L’OCDE dis­tingue trois types de situa­tions selon que la charge fis­cale peut être trans­fé­rée sur les consom­ma­teurs, les pro­duc­teurs d’éner­gie ou sur le fac­teur capi­tal. Si des taxes aux fron­tières (« bor­der taxes ») peuvent être intro­duites, la charge fis­cale est bien in fine sup­por­tée par les consom­ma­teurs puisque ceux-ci ne peuvent pas arbi­trer au pro­fit de pro­duits impor­tés non taxés. On revient alors au cas pré­cé­dent de taxes sur la consommalion.

La charge fis­cale peut, en second lieu, être sup­por­tée par les pays pro­duc­teurs d’éner­gie pri­maire lors­qu’une forte coor­di­na­tion des poli­tiques fis­cales des pays indus­tria­lises engendre une dimi­nu­tion de la demande d’hy­dro­car­bures et une dimi­nu­tion de la rente des pays producteurs.

Si la charge fis­cale n’est sup­por­tée ni par les consom­ma­teurs ni par les pro­duc­teurs, elle ne peut être repor­tée que sur le capi­tal ou sur le tra­vail. À long terme, la charge fis­cale est repor­tée sur le fac­teur le moins mobile, le tra­vail. À court terme tou­te­fois, le capi­tal phy­sique, immo­bile dans une large mesure, est sus­cep­tible de sup­por­ter une par­tie de la charge fiscale.

Au total, dans son étude sur l’emploi (1994), l’OCDE esti­mait que l’im­pact sur l’emploi d’un rem­pla­ce­ment de taxes sur le tra­vail par des taxes éner­gé­tiques est à prio­ri faible et de signe indé­ter­mi­né sur le plan théo­rique et dépend d’un cer­tain nombre de méca­nismes éco­no­miques condi­tion­nant la trans­la­tion de la charge fiscale .

En second lieu, dans les éco­no­mies où les salaires réels sont rigides, l’im­pact glo­bal sur l’emploi va dépendre du mode de réac­tion des salaires face aux écotaxes.

L” intro­duc­tion d’une éco­taxe se tra­duit par une hausse du prix des biens à la pro­duc­tion engen­drant une hausse des prix à la consom­ma­tion. Les sala­riés vont donc subir une baisse de leur » salaire net de consom­ma­tion » (ou » consump­tion wage » selon la ter­mi­no­lo­gie anglo-saxonne), c’est-à- dire de leur capa­ci­té à ache­ter des biens. Dans l’é­qua­tion sui­vante, Pc aug­mente et Wc diminue.

Wc = Wg ( 1 – tw ) / Pc
Salaire de consom­ma­tion Salaire brut Charge fis­cale Prix des biens

Si l’on consi­dère que les sala­riés s’ef­forcent de main­te­nir leur salaire de consom­ma­tion , la mise en place de la taxe envi­ron­ne­men­tale se tra­dui­ra par une hausse du coût du tra­vail et une dimi­nu­tion du niveau d’emploi. L’al­lé­ge­ment du coin fis­cal du fait de la baisse des impôts sur le tra­vail (tw) que la taxe envi­ron­ne­men­tale per­met de finan­cer ne fera que com­pen­ser l’ef­fet pré­cé­dent engen­dré par la hausse du prix des biens (Pc). Les deux effets peuvent s’an­nu­ler exac­te­ment ou pas. En tout état de cause, le rai­son­ne­ment qui sous-tend l’hy­po­thèse brute du double divi­dende appa­raît clai­re­ment par trop sim­pliste et ne prend pas en compte l’im­pact des éco­taxes sur le mar­ché du tra­vail. Le pro­blème est d’ailleurs clai­re­ment iden­ti­fié par l’OCDE (1997).

Au total, l’am­pleur du double divi­dende va dépendre du fonc­tion­ne­ment du mar­ché du tra­vail et notam­ment de l’é­las­ti­ci­té-prix de la demande de travai1 et de la réac­tion des salaires réels aux éco­taxes. L’im­pact posi­tif sur l’emploi pour­rait par exemple être plus éle­vé si les allé­ge­ments de coti­sa­tions sociales sont concen­trés sur les tra­vailleurs fai­ble­ment qua­li­fiés. li n’y a donc pas de rai­son a prio­ri pour que le double divi­dende soit inté­gral et que l’am­pleur du double divi­dende soit iden­tique dans les dif­fé­rents pays de l’OCDE.

En outre, l’exis­tence du double divi­dende va dépendre de la situa­tion de réfé­rence avant la réforme fis­cale et notam­ment de l’exis­tence ou non d’une poli­tique environnementale.

Ful­le­non et Met­calf (1997) dis­tinguent ain­si trois types de situations.

1. À par­tir d’une situa­tion ne com­por­tant aucune pro­tec­tion de l’en­vi­ron­ne­ment, la mise en place d’une poli­tique régle­men­taire engendre une hausse du chô­mage. En effet, l’in­tro­duc­tion de normes pro­voque une hausse du prix des biens et une baisse du salaire de consom­ma­tion. Si les sala­riés s’ef­forcent de main­te­nir leur salaire de consom­ma­tion, il en résulte une hausse du coût du tra­vail et du chô­mage. La perte de bien-être engen­drée par la hausse du chô­mage peut être d’ailleurs supé­rieure au gain de bien-être engen­dré par la pro­tec­tion de l’environnement.

2. À par­tir d’une situa­tion de réfé­rence ne com­por­tant aucune pro­tec­tion de l’en­vi­ron­ne­ment, la mise en place d’une fis­ca­li­té envi­ron­ne­men­tale engendre bien un gain envi­ron­ne­men­tal mais l’im­pact sur l’emploi peut être nul si les sala­riés s’ef­forcent de main­te­nir leur salaire de consom­ma­tion. La dif­fé­rence avec la situa­tion pré­cé­dente réside donc dans l’ab­sence d’ef­fet néga­tif sur l’emploi.

3. In fine, seul le rem­pla­ce­ment d “une poli­tique envi­ron­ne­men­tale régle­men­taire par une taxe envi­ron­ne­men­tale per­met de sup­pri­mer l’im­pact néga­tif sur l’emploi de la poli­tique envi­ron­ne­men­tale régle­men­taire. Le double divi­dende s’in­ter­prète alors seule­ment comme l’é­vi­te­ment de l’im­pact néga­tif sur l’emploi des poli­tiques envi­ron­ne­men­tales réglementaires.

Couche de pollution sur ParisEnfin, on ne peut tota­le­ment négli­ger le risque d’une aug­men­ta­tion du chô­mage d’i­na­dé­qua­tion engen­dré par le choc tran­si­toire sur l’offre que consti­tue la réforme fis­cale envisagée.

Même si les recettes engen­drées par les taxes envi­ron­ne­men­tales sont redis­tri­buées sous fonne par exemple d’al­lé­ge­ments de coti­sa­tions sociales, l’ins­tau­ra­tion d’une fis­ca­li­té envi­ron­ne­men­tale cou­plée avec une baisse du coin fis­cal sur le tra­vail engendre bien un choc d’offre du fait de la modi­fi­ca­tion des prix rela­tifs. Même si cette modi­fi­ca­tion des prix rela­tifs est sou­hai­table en rai­son des gains de bien-être qu’elle engendre (réduc­tion des effets externes envi­ron­ne­men­taux, baisse éven­tuelle du chô­mage d’é­qui­libre), les pou­voirs publics ne peuvent négli­ger le choc d’offre engen­dré ain­si que ses mani­fes­ta­tions : pro­blème de com­pé­ti­ti­vi­té, réal­lo­ca­tions sec­to­rielles … sus­cep­tibles de se tra­duire par des coûts d’a­jus­te­ment éle­vés dans cer­tains sec­teurs inten­sifs en énergie.

Certes, d’un point de vue éco­no­mique, il convient de dis­tin­guer la notion de com­pé­ti­ti­vi­té et celle d’a­van­tage com­pa­ra­tif qui reste la bonne approche du com­merce exté­rieur au niveau macroé­co­no­mique. L’ins­tau­ra­tion d’une fis­ca­li­té envi­ron­ne­men­tale accom­pa­gnée d “une baisse du coin fis­cal sur le tra­vail ne se tra­dui­rait que par un dépla­ce­ment des avan­tages com­pa­ra­tifs au pro­fit des sec­teurs inten­sifs en tra­vail et peu uti­li­sa­teurs de res­sources envi­ron­ne­men­tales et au détri­ment des sec­teurs inten­sifs en res­sources environnementales.

Tou­te­fois, les éco­no­mies des pays déve­lop­pés subissent depuis vingt ans une suc­ces­sion de chocs d’offre – chocs pétro­liers, choc de taux d’in­té­rêt, fluc­tua­tions de taux de change réels, déré­gle­men­ta­tions sec­to­rielles … – qui se sont tra­duits par des coûts d’a­jus­te­ment éle­vés sur le mar­ché du tra­vail et un chô­mage d’i­na­dé­qua­tion (« mis­match ») dans les pays où les mar­chés du tra­vail sont rigides. Ceci conduit plu­tôt à consi­dé­rer qu’une réforme envi­ron­ne­men­tale de la fis­ca­li­té doit être réa­li­sée de façon pro­gres­sive et, lorsque cela est néces­saire, de façon coor­don­née au niveau international.

Les simulations macroéconomiques réalisées jusqu’à présent confirment que le double dividende est plutôt positif mais d’ampleur limitée

Les études empi­riques réa­li­sées pour appré­cier la réa­li­té du double divi­dende four­nissent des résul­tats qui, à défaut d’être concor­dants, confirment dans l’en­semble la réa­li­té du double divi­dende même si celui-ci reste d’am­pleur modé­rée. Une étude du Cen­tral Plan­ning Bureau (1993) des Pays-Bas mon­trait qu’une dimi­nu­tion des coti­sa­tions sociales employeurs finan­cée par des taxes éner­gé­tiques pou­vait réduire le chômage.

Tou­te­fois, une autre étude néer­lan­daise (Wolf­son, 1992) don­nait des résul­tats inverses en l’ab­sence d’une large coor­di­na­tion inter­na­tio­nale. Les simu­la­tions réa­li­sées avec le modèle QUEST de la Com­mis­sion euro­péenne sou­lignent éga­le­ment que l’im­pact sur l’emploi pour­rait être posi­tif si la taxe éner­gé­tique était intro­duite de façon coor­don­née dans l’U­nion euro­péenne. Les simu­la­tions réa­li­sées sur le modèle HERMES donnent éga­le­ment des résul­tats com­pa­rables. Néan­moins, toutes ces simu­la­tions macroé­co­no­miques souffrent de lacunes empi­riques, notam­ment quant à l’im­pact des éco­taxes sur les com­por­te­ments salariaux.

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En défi­ni­tive, la fis­ca­li­té envi­ron­ne­men­tale doit être éco­no­mi­que­ment jus­ti­fiée indé­pen­dam­ment de l’u­ti­li­sa­tion des reve­nus qu’elle engendre et de la situa­tion de l’emploi dans le pays consi­dé­ré. Inver­se­ment d’ailleurs, la réduc­tion du coin fis­cal et social ne doit pas dépendre de l’am­pleur des reve­nus engen­drés par les écotaxes.

Dans celle pers­pec­tive, l’u­ti­li­sa­tion qui peut être faite des reve­nus des taxes envi­ron­ne­men­tales ne doit pas consti­tuer un argu­ment en faveur de leur intro­duc­tion. Une telle approche ris­que­rait de trans­for­mer les taxes envi­ron­ne­men­tales en ins­tru­ments de pure com­pen­sa­tion fis­cale. Or, la recherche de recettes maxi­males ris­que­rait de conduire à réduire le carac­tère inci­ta­tif de la fis­ca­li­té et donc son effi­ca­ci­té éco­no­mique. Par exemple, dans le cas de lutte contre le chan­ge­ment cli­ma­tique, une telle approche pour­rait conduire à choi­sir une taxa­tion uni­forme de toutes les sources d’éner­gie, indé­pen­dam­ment de leur contri­bu­tion au chan­ge­ment cli­ma­tique, afin de maxi­mi­ser les recettes fis­cales . Or, les études empi­riques montrent qu’une taxa­tion uni­forme de l’éner­gie ne per­met pas de réduire les émis­sions au moindre coût puis­qu’elle a pour effet d’aug­men­ter le prix rela­tif de l’éner­gie dans son ensemble et non le prix rela­tif des éner­gies fos­siles émet­trices de gaz à effet de serre.

Tou­te­fois, ces inter­ro­ga­tions ne signi­fient pas que la réforme envi­ron­ne­men­tale de la fis­ca­li­té et la pour­suite de la poli­tique d’al­lé­ge­ments des coti­sa­tions sociales pesant sur le tra­vail peu qua­li­fié ne soient pas néces­saires, bien au contraire. Elles signi­fient sim­ple­ment qu’il ne faut pas attendre de » miracle » de la fis­ca­li­té envi­ron­ne­men­tale et que, en tout état de cause, l’é­va­lua­tion du double divi­dende est moins un sujet d’ordre théo­rique qu’empirique qui concerne les éco­no­mistes du mar­ché du tra­vail plu­tôt que les éco­no­mistes de l’environnement.

L’au­teur s’ex­prime à litre stric­te­ment per­son­nel et n’en­gage pas le Minis­tère dans lequel il travaille.

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