Eugène Belgrand

Eugène Belgrand (1829), ingénieur, hydrologue et géologue

Dossier : ExpressionsMagazine N°660 Décembre 2010
Par Pierre-Alain ROCHE (75)

Mécon­nu plus qu’ou­blié, Eugène Bel­grand s’ins­crit dans la lignée des grands ingé­nieurs qui ont mar­qué le XIXe siècle par leurs réa­li­sa­tions. Ses pres­ti­gieux et auda­cieux ouvrages d’art ne doivent pas cacher les autres facettes de son talent, en matière d’hy­dro­lo­gie, de géo­lo­gie et de paléon­to­lo­gie qui condui­ront à son élec­tion à l’A­ca­dé­mie des sciences.

Marie Fran­çois Eugène Bel­grand naît à Ervy-le-Châ­tel (Aube) le 23 juin 1810.

Condis­ciple au lycée Louis-le-Grand d’É­va­riste Galois, entré à l’É­cole poly­tech­nique en 1829, il par­ti­cipe comme nombre de ses cama­rades aux Trois Glo­rieuses des 27, 28 et 29 juillet 1830, ému par le décès de leur cama­rade Van­neau lors d’une mani­fes­ta­tion, et mobi­li­sé par un dis­cours d’A­ra­go qui, dans un éloge à Fres­nel, insé­ra une dia­tribe anti-bour­bon. Il intègre l’É­cole natio­nale des Ponts et Chaus­sées en 1832.

Naissance d’un observateur

En 1832, ingé­nieur-aspi­rant, Bel­grand est char­gé de la construc­tion d’un petit pont sur la Brenne à Vit­teaux-en-Auxois (Côte-d’Or). Un impor­tant orage génère une crue attei­gnant le para­pet du pont en construc­tion. Les cours de l’é­cole à l’é­poque ne tiennent alors pas compte de la per­méa­bi­li­té du bas­sin ver­sant pour le cal­cul des débits de crue de réfé­rence. Eugène Bel­grand, recon­nais­sant l’im­por­tance du sub­stra­tum imper­méable du bas­sin amont, étu­die les rela­tions entre la géo­lo­gie et le régime des eaux et en conclut » qu’un ingé­nieur des ponts doit être non seule­ment géo­mètre mais encore géologue « .

Naissance d’un ingénieur

Sa pre­mière prouesse est l’ad­duc­tion d’eau d’A­val­lon, à la fois pour la com­pré­hen­sion hydro­géo­lo­gique des sources qu’il va cap­ter à 4 km de la ville, mais aus­si pour un ouvrage en siphon tra­ver­sant la val­lée du Cou­sin, un record mon­dial de déni­ve­lé à l’é­poque (88 m) et pour l’emploi auda­cieux d’un » ciment romain » (qu’on appelle aujourd’­hui plus com­mu­né­ment » mor­tier de chaux ») local (ciment de Vas­sy) pour l’a­que­duc et le réservoir.


Premières publications

Ingé­nieur d’ar­ron­dis­se­ment à Aval­lon en 1845, il rédige sa pre­mière pro­duc­tion scien­ti­fique recon­nue, un Mémoire sur les études hydro­lo­giques de la par­tie supé­rieure du bas­sin de la Seine qu’il deman­de­ra à Ara­go, secré­taire de l’A­ca­dé­mie des sciences, de pré­sen­ter en 1846.
L’es­sen­tiel des études hydro­lo­giques d” Eugène Bel­grand est réuni dans son ouvrage La Seine, études hydro­lo­giques publié en 1872. C’est un natu­ra­liste et un obser­va­teur pas­sion­né qui se révèlent. On lui prête l’in­ven­tion du nom même de la dis­ci­pline : l’hy­dro­lo­gie, dans son accep­tion moderne. Ce terme déjà employé avant lui (Annuaire des eaux de la France, 1851) dans un sens plus large.


La prévision des crues

En 1852, il est nom­mé ingé­nieur en chef des Ponts et Chaus­sées en charge du ser­vice de la Navi­ga­tion de la Seine entre Rouen et Paris et fonde un ser­vice d’hy­dro­mé­trie dont il res­te­ra res­pon­sable jus­qu’à sa mort. Il y met en place le pre­mier ser­vice d’an­nonce des crues de la Seine, fon­dé sur des obser­va­teurs amont et une trans­mis­sion par télé­graphe des infor­ma­tions à Paris. L’a­lerte, don­née à temps, de la crue de 1876 consacre le suc­cès de ce service.

L’alimentation en eau de Paris

En 1853 Georges Eugène Hauss­mann qui s’est lié à lui en 1850 quand ils étaient tous deux en poste dans l’Yonne (« une sym­pa­thie mutuelle » dira Hauss­mann dans ses Mémoires) devient pré­fet de la Seine. Cinq pro­jets pré­voient de pré­le­ver de l’eau dans la Seine. Hauss­mann s’op­pose à ces pro­jets mal­gré les avis conver­gents du Corps des Ponts et Chaus­sées et des méde­cins, qui voyaient dans l’eau de Seine, bras­sée et sans cesse renou­ve­lée, une eau de bien meilleure qua­li­té que celles des puits contaminés.


Le modèle romain

La fas­ci­na­tion d’Eu­gène Bel­grand pour les aque­ducs et tra­vaux hydrau­liques romains trans­pa­raît dans un de ses ouvrages Les Aque­ducs romains (1875). Les trois grands aque­ducs romains, l’a­qua appia (312 avant J.-C.), le cura­tor aqua­rum de Fron­ti­nus et la cloa­ca maxi­ma, ont indis­cu­ta­ble­ment ins­pi­ré l’i­mage de la ville attrac­tive qu’­Hauss­mann et Bel­grand avaient à coeur de construire.
Les tra­vaux de l’a­que­duc de la Vanne le conduisent à des fouilles scru­pu­leuses de l’a­que­duc romain d’Arcueil.


Hauss­mann veut, lui, des eaux de source. Il demande à Bel­grand d’é­tu­dier si c’est pos­sible. Après un pre­mier échec, en 1860, Hauss­mann pro­pose de déri­ver les eaux de la Dhuys et du Sur­me­lin. Il demande ensuite à Bel­grand d’é­tu­dier un aque­duc ame­nant les eaux de la Vanne à Paris. L’a­que­duc de 131 km de déri­va­tion de la Dhuys jus­qu’au réser­voir de Ménil­mon­tant (avec seule­ment 20 m de déni­ve­lée au total) est décla­ré d’u­ti­li­té publique en 1862 et mis en ser­vice en 1865. L’a­que­duc de la Vanne est décla­ré d’u­ti­li­té publique en 1866 et sera mis en ser­vice en 1874 après une inter­rup­tion des tra­vaux durant la guerre de 1870–1871.

L’assainissement des eaux de Paris

En 1867, nom­mé direc­teur des Eaux et Égouts de Paris, Eugène Bel­grand dirige la réa­li­sa­tion du grand réseau d’é­gouts de la capi­tale. En 1878, six cents kilo­mètres sont construits (aujourd’­hui 2 400 km). Ces grands col­lec­teurs gra­vi­taires, ins­pi­rés de la Cloa­ca maxi­ma romaine, qui, elle, ne fai­sait que 800 mètres de long, ont consti­tué un inves­tis­se­ment colos­sal et struc­tu­rant pour la ville. Les eaux de la rive gauche passent sous la Seine par des siphons et rejoignent celles de la rive droite pour être reje­tées en Seine à Cli­chy, idée dont Bel­grand et Hauss­mann ne man­que­ront pas de se dis­pu­ter la paternité.

« Il dirige la réalisation du grand réseau d’égouts de la capitale. »

Ces vastes gale­ries visi­tables ont per­mis, au fur et à mesure des évo­lu­tions tech­no­lo­giques, de très nom­breux usages com­plé­men­taires (télé­graphe, télé­phone, tubes pneu­ma­tiques, et aujourd’­hui câbles de télé­com­mu­ni­ca­tion publics ou privés).Un pro­fil de voies urbaines aujourd’­hui fami­lier s’est ain­si impo­sé, comme le sou­ligne André Guillerme : » Des trot­toirs en léger dévers, conte­nant le réseau, revê­tu d’as­phalte […]; chaus­sée légè­re­ment bom­bée et pavée pour écou­ler l’eau plu­viale dans les cani­veaux. […] Très vite cette infra­struc­ture dis­crète et imper­méable, qui exige peu pour entre­te­nir une grande pro­pre­té publique, est copiée à Saint-Péters­bourg, Ber­lin, Vienne… L’o­ri­gi­nal est pari­sien ; le modèle universel. »

Géologie et paléontologie

Bien qu’oc­cul­té par son image d’in­gé­nieur, un trait remar­quable d’Eu­gène Bel­grand est sa pas­sion scien­ti­fique pour la géo­lo­gie et la paléon­to­lo­gie. L’hy­dro­lo­gie comme les tra­vaux sou­ter­rains l’ont conduit à s’in­té­res­ser aux for­ma­tions géo­lo­giques les plus récentes et à intro­duire la pre­mière clas­si­fi­ca­tion des ter­rains allu­viaux qua­ter­naires du bas­sin parisien.

« C’est l’hydrologue, le géologue et le paléontologue que nous oublions d’honorer en lui. »

Il fait un rele­vé sys­té­ma­tique des fos­siles (notam­ment des osse­ments d’au­rochs dans les sablières de Mon­treuil et un hume­rus fos­sile d’é­lé­phant d’1,30m de la car­rière Tri­mou­let, expo­sé au Muséum et qui mar­que­ra les esprits), décri­vant Cer­vus bel­gran­di, Ursus spe­loeus, Rhi­no­ce­ros etrus­cus, Rhi­no­ce­ros ticho­rhi­nus et bien d’autres), mais aus­si des silex taillés et de nom­breuses pierres polies.

L’enthousiasme de la connaissance

Dans les fouilles qu’il mène­ra toute sa vie, Eugène Bel­grand n’est visi­ble­ment pas moti­vé par des enjeux d’in­gé­nie­rie, mais par l’en­thou­siasme de la connais­sance. Ses tra­vaux sont regrou­pés dans son ouvrage le plus ori­gi­nal et le plus mécon­nu : Le bas­sin pari­sien aux âges anté­his­to­riques, accom­pa­gné d’un volume de planches de paléon­to­lo­gie et d’un volume de planches de géo­lo­gie et de conchy­lio­lo­gie (figure 1).

Com­ment, le 16 mai 1870, Bel­grand trou­va-t-il le temps d’al­ler faire des fouilles sur les pentes de la col­line de Mont­faute (com­mune de Guillon) dans des » ter­ras­se­ments anciens » au milieu d’une zone de vignes avec de » petits mon­ti­cules » de trois à quatre mètres de dia­mètre ? Cette fouille a livré des silex, de la pote­rie et des osse­ments de rumi­nants qu’il décrit avec soin.

Oublié ou méconnu ?

Un col­lège à Ervy-le-Châ­tel, une rue dans le 20e arron­dis­se­ment de Paris, non loin de l’en­droit où l’eau de la Somme était cen­sée arri­ver dans son pre­mier pro­jet non abou­ti, portent son nom qui est éga­le­ment gra­vé par­mi ceux de 77 savants sur la tour Eif­fel. Recon­nu à juste titre comme un ingé­nieur auda­cieux et inven­tif, Eugène Bel­grand aura aus­si été un scien­ti­fique, non pas hydrau­li­cien comme nombre de ses col­lègues de l’é­poque, mais, comme Hauss­mann le dit si jus­te­ment dans ses Mémoires : » Un hydro­logue et un géo­logue des plus forts. »

Commentaire

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Leveau Phi­lipperépondre
13 mai 2013 à 12 h 19 min

aque­ducs romains

J’ai consul­té la page consa­crée à E. Bel­grand pour un tra­vail sur les aque­ducs romains (sujet dont je suis un spé­cia­liste). Ses tra­vaux ne sont pas mécon­nus. Mais les com­men­ta­teurs s’ac­cordent à consi­dé­rer qu’il s’est trom­pé dans l’hy­po­thèse selon laquelle les Romains adop­taient des pentes fortes pour leurs aque­ducs parce qu’elles ren­daient négli­geables les erreurs de nivel­le­ment. Selon eux, l’ar­chéo­lo­gie dément cette infor­ma­tion. C’est en réa­li­té une erreur totale de leur part et c’est lui qui a rai­son. Mais je n’ai pas pu consul­ter les pages 59 et 65 de son livre sur les aque­ducs romains qui sont citées. Si quel­qu’un peut m’en pro­cu­rer le pdf, j’en serai heureux.

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