Entreprise et environnement : histoire d’une longue intégration

Dossier : Entreprise et environnementMagazine N°587 Septembre 2003Par : Thierry LIBAERT, chef de projet EDF R&D, maître de conférences IEP Paris

On peut fixer sché­ma­ti­que­ment quatre périodes pour cette inté­gra­tion de la pré­oc­cu­pa­tion envi­ron­ne­men­tale, qui cor­res­pondent cha­cune à des com­por­te­ments, des atti­tudes de l’en­tre­prise envers les éco­sys­tèmes. Elles regroupent tout à la fois des évé­ne­ments éco­lo­giques, un type d’o­pi­nion publique et un mode de régle­men­ta­tion similaires.

Les quatre étapes clés

1. Exploiter

La pre­mière période dure près de deux siècles, et démarre vers 1780, date de ce que l’on a cou­tume d’ap­pe­ler la révo­lu­tion indus­trielle. C’est le moment où sous l’ef­fet de la géné­ra­li­sa­tion de la machine à vapeur, des pre­miers che­mins de fer, des pre­miers fours indus­triels, l’en­tre­prise com­mence à prendre son essor. L’An­gle­terre est le pre­mier pays à connaître cette évo­lu­tion ; la France ne débu­ta sa révo­lu­tion indus­trielle qu’une qua­ran­taine d’an­nées plus tard, vers 1820. L’en­vi­ron­ne­ment est une notion tota­le­ment absente des pré­oc­cu­pa­tions de l’époque.

La révo­lu­tion indus­trielle coïn­cide avec l’a­po­gée de la phi­lo­so­phie des Lumières, un mou­ve­ment intel­lec­tuel qui pense que l’his­toire a un sens et que le pro­grès est constant. Condor­cet (1743−1794), per­sua­dé de la per­fec­ti­bi­li­té infi­nie de l’homme, est l’un des repré­sen­tants emblé­ma­tiques de ce cou­rant de pensée.

Cette phi­lo­so­phie des Lumières ins­pire la science éco­no­mique qui prend alors son essor, dont Adam Smith (1723−1790) est l’un des pères fon­da­teurs. Dans La richesse des nations, écrit en 1767, il dis­tingue trois fac­teurs de pro­duc­tion : le tra­vail, le capi­tal et la terre. C’est de leur uti­li­sa­tion com­bi­née que les richesses peuvent être produites.

Toute l’é­cole clas­sique qui en est issue (Ricar­do, Stuart Mill) ain­si que les phy­sio­crates regrou­pés autour de leur chef de file Ques­nay ont ceci en com­mun que l’en­vi­ron­ne­ment, qu’ils appellent la Terre, est tou­jours per­çu exclu­si­ve­ment comme une res­source à exploi­ter. Ils s’in­ter­ro­ge­ront certes sur les dan­gers des pro­ces­sus de pro­duc­tion qui abou­tissent à une raré­fac­tion des res­sources natu­relles et donc à une dimi­nu­tion de la rente fon­cière et du taux de pro­fit. Cette idée d’une limite natu­relle à la crois­sance et d’un stock limi­té de res­sources natu­relles déve­lop­pée sur­tout par Ricar­do (1772−1823) et sous une forme dif­fé­rente par Marx (1818−1883) a été prin­ci­pa­le­ment popu­la­ri­sée par Mal­thus (1766−1834).

Tou­te­fois, si l’on ana­lyse l’en­semble des théo­ries éco­no­miques, il appa­raît clai­re­ment que l’en­vi­ron­ne­ment est tou­jours per­çu comme un fac­teur de pro­duc­tion, jamais comme une res­source natu­relle à sau­ve­gar­der. Seuls quelques rares auteurs comme Antoine-Augus­tin Cour­not (1801−1871), qui publie Les prin­cipes de la théo­rie des richesses en 1838, relèvent le déca­lage entre maxi­ma­li­sa­tion immé­diate du pro­fit et ren­ta­bi­li­té à long terme au tra­vers de l’ex­tinc­tion des res­sources non renou­ve­lables et la dis­pa­ri­tion de cer­taines espèces animales.

Les théo­ries éco­no­miques, même plus récentes comme le key­né­sia­nisme, qui se concentre sur la recherche du plein emploi par une poli­tique éco­no­mique axée sur la demande, sont tota­le­ment silen­cieuses sur l’en­vi­ron­ne­ment. La théo­rie moné­ta­riste, déve­lop­pée par Mil­ton Fried­man, prix Nobel d’é­co­no­mie, illustre jus­qu’à la cari­ca­ture cette concep­tion mini­male : » Il existe peu de cou­rants plus dan­ge­reux pour les fon­de­ments mêmes de notre socié­té libre que l’ac­cep­ta­tion par les diri­geants d’en­tre­prise d’une concep­tion de la res­pon­sa­bi­li­té sociale autre que de ser­vir du mieux pos­sible les inté­rêts de leurs action­naires. » (Capi­ta­lisme et liber­té, Chi­ca­go Press, 1962).

Prin­ci­pales dis­po­si­tions concer­nant l’environnement édic­tées avant 1965
1289 Créa­tion de la maî­trise des eaux et forêts.
1669 Ordon­nance sur les eaux et forêts.
1810 Décret (15.10.1810) rela­tif aux manu­fac­tures et ate­liers insa­lubres, incom­modes ou dangereux.
1845 Loi (25.07.1845) sur les sub­stances vénéneuses.
1917 Loi (19.12.1917) rela­tive aux éta­blis­se­ments dan­ge­reux, insa­lubres ou incommodes.
1961 Loi (02.08.1961) rela­tive à la lutte contre les pol­lu­tions atmo­sphé­riques et les odeurs
1964 Loi (16.12.1964) rela­tive à la lutte contre la pol­lu­tion des eaux.

On peut pos­tu­ler que la science éco­no­mique clas­sique a fait autant de bien au déve­lop­pe­ment indus­triel qu’elle a fait de mal à l’en­vi­ron­ne­ment. Il paraît cer­tain, que, conju­guée aux idées phi­lo­so­phiques de l’é­poque basées sur une croyance infi­nie en l’homme et en la tech­nique, l’é­co­no­mie poli­tique a jeté les pre­mières bases d’une théo­ri­sa­tion de la des­truc­tion de la nature. Elle s’est aper­çue de la limi­ta­tion des res­sources natu­relles mais, à aucun moment, elle n’en a tiré de consé­quences posi­tives pour la pro­tec­tion de l’environnement.

Ces idées d’un homme domi­na­teur et exploi­teur de la nature se retrouvent aujourd’­hui dans les États du tiers-monde. Les bases phi­lo­so­phiques et reli­gieuses sont certes tota­le­ment oppo­sées, et les phi­lo­so­phies orien­tales, par exemple, pos­tulent une inser­tion totale de l’homme dans la nature avec laquelle il ne fait qu’un. Tou­te­fois, elles se retrouvent autour d’une évi­dence qui est que la pro­tec­tion de l’en­vi­ron­ne­ment ne passe qu’a­près la pro­tec­tion de soi-même et de sa famille. Dans les États du tiers-monde, tout comme dans les pays occi­den­taux du siècle pré­cé­dent, l’im­pé­ra­tif indus­triel est plus fort que la pro­tec­tion de l’environnement.

C’est une notion essen­tielle pour la com­pré­hen­sion des grands débats mon­diaux sur l’en­vi­ron­ne­ment. Chic­co Tes­ta, par­le­men­taire ita­lien, avait cou­tume d’ex­pli­quer ceci : » Com­ment pou­vons-nous faire com­prendre aux habi­tants du tiers-monde qu’il faut pro­té­ger l’en­vi­ron­ne­ment pour sau­ver les futures géné­ra­tions qui vien­dront sur terre dans cin­quante ou cent ans, alors qu’ils ont un pro­blème immé­diat et urgent, qui est de se nour­rir eux-mêmes et si pos­sible leurs enfants ? »

Durant toute cette période, qui s’é­tend jusque vers la fin des années soixante, les voix de l’o­pi­nion publique ne se font qua­si­ment pas entendre sur l’en­vi­ron­ne­ment. Les Fran­çais d’a­près-guerre ont d’autres centres d’in­té­rêt : les craintes bud­gé­taires, puis de loge­ment, et sur­tout le désen­ga­ge­ment de l’A­frique du Nord les pré­oc­cupent bien plus que la pro­tec­tion de l’environnement.

Il est aus­si inté­res­sant de consta­ter qu’au cours de cette période les Fran­çais sont plu­tôt fiers de leur indus­trie et des grandes réus­sites tech­niques. C’est ain­si que les pre­mières cen­trales nucléaires, qui naissent dans les années 1950, sont saluées comme des réus­sites tech­niques, et ne se heurtent à aucune opposition.

Paral­lè­le­ment à cette absence de demande sociale envers la pro­tec­tion de l’en­vi­ron­ne­ment, les régle­men­ta­tions sont peu nom­breuses et peu contrai­gnantes. Il y a eu plus de règle­ments sur la pro­tec­tion de la nature durant les vingt der­nières années que durant toute l’his­toire qui a précédé.

Au sein des entre­prises, l’en­vi­ron­ne­ment appa­rais­sait comme une don­née absente des stra­té­gies à long terme : si le pro­grès tech­nique pou­vait appor­ter des nui­sances, il pou­vait éga­le­ment les faire disparaître.

Absent des pré­oc­cu­pa­tions, il était éga­le­ment absent des orga­ni­grammes où il n’é­tait envi­sa­gé que sous l’angle des risques poten­tiels. Cette acti­vi­té de pré­ven­tion des pol­lu­tions était alors gérée soit par le ser­vice concer­né, soit par un délé­gué à la sécu­ri­té. Pour le reste, des rejets exté­rieurs limi­tés et l’ab­sence de réelle connais­sance du fonc­tion­ne­ment des éco­sys­tèmes ne néces­si­taient pas de la part de l’en­tre­prise d’autre pré­oc­cu­pa­tion que la ges­tion des risques immédiats.

2. Gérer

La seconde époque s’é­che­lonne entre les années 1967–1968 et 1973–1974. Elle repré­sente l’é­mer­gence de l’en­vi­ron­ne­ment sur la scène poli­tique, sociale et industrielle.

Le 18 mars 1967, le super-tan­ker Tor­rey-Canyon s’é­choue en Cor­nouailles. 12 000 tonnes de pétrole brut s’é­chappent des soutes et se répandent sur près de 400 kilo­mètres de côtes. On comp­te­ra 35 000 tonnes d’a­ni­maux exter­mi­nés, dont 1 500 pin­gouins et 4 000 macareux.

Cet acci­dent aura un pro­fond reten­tis­se­ment dans l’o­pi­nion publique. Il s’a­git du pre­mier acci­dent indus­triel de cette impor­tance et, sur­tout, il est lar­ge­ment média­ti­sé. La télé­vi­sion montre des images d’oi­seaux englués, de pois­sons flot­tant ventre en l’air, l’é­mo­tion­nel est atteint.

Mai 1968 n’est pas un évé­ne­ment éco­lo­gique stric­to sen­su. Il exprime des idées anti-indus­trielles, mais est davan­tage diri­gé contre la socié­té de consom­ma­tion que pour l’environnement.

Les slo­gans de l’é­poque » Sous les pavés la plage « , » On ne fait pas l’a­mour avec un taux de crois­sance » tra­duisent plu­tôt des pré­oc­cu­pa­tions contre que pour un idéal. En ce sens, il est un mou­ve­ment de révolte qui, s’il paraît avoir échoué en juin 1968, aura cer­tai­ne­ment été un des évé­ne­ments majeurs de l’é­co­lo­gie française.

Si Mai 1968 ne prô­nait pas le res­pect de la nature, voire le retour à la terre, il aura été le déclen­cheur de com­por­te­ments en ce sens qui s’ex­pri­me­ront quelques années plus tard.

En 1969 paraît en France Quelle terre lais­se­rons-nous à nos enfants ? de l’A­mé­ri­cain Bar­ry Com­mo­ner. Ce livre, paru en 1963 aux États-Unis, inter­pelle la com­mu­nau­té scien­ti­fique sur les déviances pos­sibles du pro­grès tech­no­lo­gique et relaye un autre grand clas­sique paru l’an­née pré­cé­dente, Le prin­temps silen­cieux de l’A­mé­ri­caine Rachel Car­son. L’ou­vrage Avant que nature ne meure, du res­pon­sable du Muséum d’his­toire natu­relle, Jean Dorst (1924−2001) eut éga­le­ment un grand reten­tis­se­ment. Paru en 1965 et tra­duit en 17 langues, ce livre s’é­le­vait contre l’ex­ploi­ta­tion des­truc­trice de l’en­vi­ron­ne­ment et appe­lait à la sau­ve­garde de la bio­di­ver­si­té. Une ver­sion abré­gée La nature déna­tu­rée parut cinq ans plus tard.

L’af­faire du Lar­zac, à la même époque, prend figure, notam­ment pour les asso­cia­tions éco­lo­giques, d’un véri­table sym­bole. L’ar­mée sou­hai­tait l’ex­ten­sion d’un camp mili­taire, ce qui néces­si­tait l’ex­pul­sion d’une qua­ran­taine de fermes. » Les chars contre les char­rues « , » Des bre­bis, pas des bombes « …, le Lar­zac aura for­te­ment mar­qué toute une géné­ra­tion de mili­tants éco­lo­giques ou anti­mon­dia­listes. La charge émo­tion­nelle fut telle que la pre­mière déci­sion pré­si­den­tielle après le 10 mai 1981 sera d’an­nu­ler le pro­jet d’ex­ten­sion du camp.

En 1972 se déroule sous l’é­gide des Nations unies la pre­mière confé­rence inter­na­tio­nale sur l’en­vi­ron­ne­ment à Stock­holm. Elle marque pour la pre­mière fois la prise de conscience des pro­blèmes d’en­vi­ron­ne­ment, et sou­ligne sur­tout que ceux-ci sont planétaires.

La même année paraît le pre­mier rap­port du Club de Rome, mal­adroi­te­ment tra­duit en fran­çais sous le titre Halte à la crois­sance ? (le titre anglais est The limits to growth). Ce tra­vail, qui réac­tua­li­sait d’an­ciennes thèses éco­no­miques sur l’in­com­pa­ti­bi­li­té entre une crois­sance éco­no­mique et démo­gra­phique illi­mi­tée et des res­sources natu­relles limi­tées, se basait sur des modèles éco­no­mé­triques très sophis­ti­qués. Son reten­tis­se­ment fut d’au­tant plus impor­tant que ses com­man­di­taires étaient des res­pon­sables d’en­tre­prises comme Auré­lio Pec­cei (vice-pré­sident d’O­li­vet­ti) ou Gio­van­ni Agnel­li (pré­sident de Fiat), ses auteurs des cher­cheurs du MIT, et que son conte­nu n’é­tait pas une charge idéo­lo­gique mais une étude quan­ti­ta­tive détaillée.

Par­mi les évé­ne­ments qui illus­trent cette époque, il faut signa­ler éga­le­ment la nais­sance des pre­mières grandes asso­cia­tions de pro­tec­tion de la nature.

En 1969, elles se regroupent au sein de la Fédé­ra­tion fran­çaise des socié­tés de pro­tec­tion de la nature (qui devien­dra France Nature Environnement).

L’an­née sui­vante est créée l’as­so­cia­tion » Les Amis de la Terre » qui s’or­ga­nise immé­dia­te­ment en réseau pour s’im­plan­ter dans la plu­part des grandes villes. Une presse spé­cia­li­sée relaya ces débuts du mou­ve­ment éco­lo­gique, notam­ment Com­bat Nature, lan­cé en 1971, et sur­tout Le Sau­vage (1973) diri­gé par Alain Her­vé, tri­mes­triel de réflexion éco­lo­gique qui eut une grande influence sur les mou­ve­ments de pro­tec­tion de la nature.

L’é­co­lo­gie com­mence à s’ins­ti­tu­tion­na­li­ser. Jacques Cha­ban-Del­mas sera à l’o­ri­gine, en 1971, du pre­mier minis­tère de l’En­vi­ron­ne­ment, confié à Robert Pou­jade. Elle com­mence aus­si à péné­trer les entre­prises qui se dotent d’embryons de ser­vice envi­ron­ne­ment, comme Elf Aqui­taine qui crée en 1971 son Centre d’in­for­ma­tion et de recherche sur les nuisances.

La sen­si­bi­li­té de l’o­pi­nion publique à l’é­gard de l’en­vi­ron­ne­ment com­mence éga­le­ment à être per­cep­tible dans les son­dages. C’est vers 1970 que ceux-ci deviennent ciblés sur des ques­tions plus spé­ci­fi­que­ment éco­lo­giques (pol­lu­tion, qua­li­té de vie, pro­tec­tion de la nature), alors que, quelques années aupa­ra­vant, les ques­tion­ne­ments por­taient davan­tage sur des thèmes d’a­mé­na­ge­ment du ter­ri­toire ou d’urbanisme.

En mars 1973, une enquête de Publi­mé­trie réa­li­sée pour la 2e chaîne de télé­vi­sion indique que 77 % des Fran­çais estiment que les dan­gers de la pol­lu­tion sont sous-esti­més. Selon le même son­dage, 46 % de Fran­çais se déclarent prêts à payer plus cher des pro­duits dont la fabri­ca­tion est non pol­luante : en 1973, l’é­co­lo-mar­ke­ting était déjà en germe.

3. Répondre aux attentes du public

La période sui­vante, que l’on peut situer entre 1974 et 1985, cor­res­pond avant tout à ce qui fut appe­lé « crise éco­no­mique », mais qui n’est peut-être qu’une période de crois­sance « nor­male » après l’eu­pho­rie des trente glorieuses.

Cette crise a eu des effets déci­sifs sur l’é­co­lo­gie et son rap­port au monde indus­triel. Elle a rui­né toute idée de crois­sance zéro, mis le chô­mage au pre­mier plan des pré­oc­cu­pa­tions des Fran­çais, et entraî­né une recon­nais­sance de l’en­tre­prise, sur­tout après 1981, comme acteur essen­tiel de la vie économique.

Quelques catas­trophes marquantes
10 juillet 1976 Acci­dent chi­mique à Seveso.
24 jan­vier 1976 Nau­frage de l’Olym­pic Bra­ve­ry au large d’Ouessant.
13 octobre 1976 Nau­frage du Boeh­len au large de l’île de Sein.
16 mars 1978 Nau­frage de l’Amo­co Cadiz au large des côtes bretonnes
28 mars 1979 Acci­dent nucléaire à Three Mile Island en Pennsylvanie.
3 décembre 1984 Catas­trophe chi­mique à Bho­pal en Inde.

Tou­te­fois de nom­breux acci­dents, lar­ge­ment média­ti­sés, émaillèrent cette période. Toutes ces catas­trophes, qui trou­vèrent un très fort écho dans l’o­pi­nion publique, ont eu des inci­dences fortes sur le déve­lop­pe­ment du mou­ve­ment éco­lo­gique et sur la régle­men­ta­tion des acti­vi­tés industrielles.

Un autre évé­ne­ment, pure­ment fran­çais, aura mar­qué cette époque : il s’a­git du lan­ce­ment, le 5 mai 1974, d’un ambi­tieux pro­gramme de déve­lop­pe­ment de l’éner­gie nucléaire. Le plan Mess­mer, adop­té en Conseil des Ministres, pré­voit l’en­ga­ge­ment de 50 tranches nucléaires de 1 000 méga­watts à l’ho­ri­zon 1980. L’ar­gu­ment avan­cé est la recon­quête de l’in­dé­pen­dance natio­nale après le pre­mier choc pétrolier.

La maturité institutionnelle et industrielle

La période 1974–1985, si elle marque un cer­tain essouf­fle­ment du mou­ve­ment » vert « , aura para­doxa­le­ment été pro­pice au niveau gou­ver­ne­men­tal et industriel.

Au niveau gou­ver­ne­men­tal, on constate sur­tout l’ap­pa­ri­tion d’une réelle régle­men­ta­tion concer­nant la pro­tec­tion de la nature. Une loi est par­ti­cu­liè­re­ment impor­tante, celle du 19 juillet 1976 rela­tive aux ins­tal­la­tions clas­sées pour la pro­tec­tion de l’en­vi­ron­ne­ment, qui subor­donne toute implan­ta­tion nou­velle à une auto­ri­sa­tion préa­lable. Cette der­nière, sou­mise à une enquête publique, doit conte­nir entre autres une étude d’im­pact sur l’en­vi­ron­ne­ment et les éven­tuels risques pré­sen­tés par l’ex­ploi­ta­tion. Cette loi sera ren­for­cée par la loi du 12 juillet 1983 (loi Bou­char­deau) rela­tive à la démo­cra­ti­sa­tion des enquêtes publiques et à la pro­tec­tion de l’environnement.

Devant cette régle­men­ta­tion stricte, assor­tie de sanc­tions très lourdes, l’in­dus­trie a dû inté­grer l’en­vi­ron­ne­ment dans ses choix économiques.

Les entre­prises se sont dotées de ser­vices envi­ron­ne­ment à part entière, voire de Direc­tions spé­ci­fiques, comme Elf Aqui­taine en 1982.

La moi­tié des cent pre­mières entre­prises fran­çaises pos­sé­daient en 1986 leur propre ser­vice envi­ron­ne­ment. Cette fonc­tion envi­ron­ne­ment, his­to­ri­que­ment issue des direc­tions qua­li­té-sécu­ri­té, n’é­tait géné­ra­le­ment consti­tuée que de quelques personnes.

C’est aus­si le début de l’en­vi­ron­ne­ment comme élé­ment d’une stra­té­gie de posi­tion­ne­ment d’i­mage, et l’on voit quelques entre­prises sor­tir les pre­mières cam­pagnes sur ce thème, comme Total qui, dès 1978, pla­car­dait des affiches repré­sen­tant un pay­sage de cam­pagne avec pour accroche « C’est beau chez nous ».

4. Construire une image durable

La der­nière période débute en 1986. Elle se tra­duit par un remo­de­lage de « l’i­dée éco­lo­gique » dû à trois facteurs :

1) de nou­velles catas­trophes : Tcher­no­byl, Bâle, Exxon Valdez ;
2) l’é­mer­gence de pro­blèmes mon­diaux : CFC et couches d’o­zone, CO2 et effet de serre, des­truc­tion de la forêt ama­zo­nienne, pluies acides ;
3) le retour tran­si­toire à la crois­sance à par­tir des années 1986–1987.

Une prise en compte décisive au niveau gouvernemental et industriel

À par­tir de 1988–1989, toute une série de mesures sont prises sur le plan ins­ti­tu­tion­nel. Les plus ori­gi­nales concernent cer­tai­ne­ment le déve­lop­pe­ment de la coopé­ra­tion inter­na­tio­nale. Ain­si, 1989, année euro­péenne de l’en­vi­ron­ne­ment, voit tout à la fois la créa­tion de l’A­gence euro­péenne de l’en­vi­ron­ne­ment, le Som­met inter­na­tio­nal de La Haye sur l’en­vi­ron­ne­ment, la Confé­rence inter­na­tio­nale sur la couche d’o­zone à Londres, le Som­met du G7 à l’oc­ca­sion du bicen­te­naire de la Révo­lu­tion fran­çaise qui fait une large place aux ques­tions d’en­vi­ron­ne­ment, la pre­mière réunion à Paris des États signa­taires du trai­té de l’Antarctique…

Au niveau inter­na­tio­nal com­mence à émer­ger une série de pro­jets gou­ver­ne­men­taux sur les éco­bi­lans, les audits envi­ron­ne­ment, la taxa­tion pol­lueurs-payeurs, des encou­ra­ge­ments fis­caux à la dépol­lu­tion. Le minis­tère de l’En­vi­ron­ne­ment tâche, davan­tage par des pro­cé­dés inci­ta­tifs que régle­men­taires, d’a­gir mal­gré une marge de manœuvre assez étroite.

Quant aux entre­prises, elles paraissent défi­ni­ti­ve­ment inté­grer l’en­vi­ron­ne­ment dans leur stra­té­gie. 40 % des 130 pre­mières entre­prises ont créé leur propre ser­vice envi­ron­ne­ment depuis 1987. Paral­lè­le­ment, elles mettent en place des indi­ca­teurs de sui­vi de l’en­vi­ron­ne­ment et s’en­gagent sur des objec­tifs pré­cis. Cer­taines entre­prises s’a­per­çoivent du cré­neau et décident de por­ter leurs efforts sur l’en­vi­ron­ne­ment. Ain­si, la Lyon­naise des Eaux qui écrit dans son rap­port d’ac­ti­vi­té 1988 : « le futur est l’en­vi­ron­ne­ment ».

En fait, c’est le rôle assi­gné à l’en­tre­prise qui a consi­dé­ra­ble­ment évo­lué. De simple pro­duc­teur, elle appa­raît de plus en plus comme un acteur social aux mul­tiples acti­vi­tés. L’en­tre­prise cherche à deve­nir « citoyenne », et d’elle-même, sans demande exté­rieure, agit et essaye d’an­ti­ci­per les évolutions.

La prise en compte de l’en­vi­ron­ne­ment à tous les stades de la vie de l’en­tre­prise appa­raît alors comme pou­vant entraî­ner des effets posi­tifs, comme celui de mobi­li­ser son per­son­nel, de réduire ses coûts, ou de conqué­rir de nou­veaux mar­chés grâce au posi­tion­ne­ment éco­lo­gique des pro­duits, comme l’illus­trèrent dès 1989 les actions mar­ke­ting des entre­prises Hen­kel (Le Chat Machine) ou Reckitt et Cole­man (Mai­son Verte).

Quant à l’a­ve­nir – le déve­lop­pe­ment durable est-il durable ? – plu­sieurs para­mètres militent dans le sens de l’am­pli­fi­ca­tion de l’in­té­gra­tion envi­ron­ne­men­tale dans l’en­tre­prise : sa place dans la nor­ma­li­sa­tion com­mer­ciale, les enjeux finan­ciers asso­ciés à l’o­rien­ta­tion des flux bour­siers, la valo­ri­sa­tion du consom­ma­teur qu’elle per­met, le poids des inter­lo­cu­teurs externes, ONG et asso­cia­tions, l’am­pli­fi­ca­tion du droit de l’en­vi­ron­ne­ment, la demande sociale et poli­tique et bien sûr le constat d’une nature per­çue comme de plus en plus fragile.

Les Français, l’environnement et l’entreprise

Si les Fran­çais se déclarent pré­oc­cu­pés des pro­blèmes d’en­vi­ron­ne­ment, ils éprouvent quelques dif­fi­cul­tés à cer­ner les enjeux et la réa­li­té de ces problèmes.

Ils ne sont ain­si que 26 % à décla­rer connaître le terme de « déve­lop­pe­ment durable ». Ils sont près de 23 à esti­mer que le pro­grès tech­nique ne résou­dra pas ces pro­blèmes alors qu’ils n’é­taient que la moi­tié dix ans aupa­ra­vant. Les entre­prises res­tent le prin­ci­pal accu­sé concer­nant la dégra­da­tion de l’en­vi­ron­ne­ment, puisque 47 % des Fran­çais estiment qu’elles en portent la res­pon­sa­bi­li­té majeure, loin devant les gou­ver­ne­ments, les consom­ma­teurs ou les agri­cul­teurs. Quatre Fran­çais sur dix vont jus­qu’à s’ac­cor­der à qua­li­fier le dis­cours des entre­prises sur l’en­vi­ron­ne­ment de « bidon » (Source : Baro­mètre Envi­ron­ne­ment EDF – R & D 2002).

Déjà en 1995, un son­dage publié par l’Ins­ti­tut fran­çais de l’en­vi­ron­ne­ment ensei­gnait qu’à la ques­tion « Quelles sources d’in­for­ma­tion, à votre avis, disent la véri­té en ce qui concerne la pro­tec­tion de l’en­vi­ron­ne­ment ? » l’in­dus­trie avait recueilli 0 %. Pour être posi­tif, on peut conclure que cela lui laisse une belle marge de progression.

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