En Louisiane

Dossier : Arts, Lettres et SciencesMagazine N°606 Juin/Juillet 2005Par : Bulletin n° 38 de la SabixRédacteur : Jean-Paul DEVILLIERS (57)

Après la chute de l’Empire, des poly­tech­ni­ciens offi­ciers de Napo­léon qui se voient reje­tés ou pros­crits par leur patrie émigrent aux États-Unis. Ain­si Ber­nard, Cro­zet, Buis­son met­tront leurs talents au ser­vice du pays qui les accueille. En par­tant d’une réflexion sur ces des­ti­nées sin­gu­lières, Chris­tian Mar­bach a com­po­sé pour les lec­teurs du Bul­le­tin de la Sabix un vaste tableau de la Loui­siane, riche de mul­tiples per­son­nages, de pay­sages pit­to­resques, d’événements mémo­rables et d’analyses cri­tiques per­ti­nentes. Fon­dé sur des recherches dans les archives, sur de nom­breuses lec­tures, et sur des expé­riences ou sou­ve­nirs per­son­nels, ce tra­vail fait place à l’histoire, à la réflexion sur les hommes et leurs socié­tés, mais aus­si aux rêves liés aux voyages dans les mondes nouveaux.

La pre­mière par­tie, Ces Fran­çais qui ont “fait” l’Amérique, consti­tue une heu­reuse intro­duc­tion aux textes sur la Loui­siane. Elle est due à Jacques Bodelle, qui fut conseiller scien­ti­fique à l’ambassade de France à Washing­ton de 1980 à 1984. En choi­sis­sant judi­cieu­se­ment quelques épi­sodes connus ou peu connus de l’histoire de l’Amérique du Nord, il fait revivre les entre­prises aven­tu­reuses des Fran­çais dans l’exploration de ces vastes contrées. Cette rétros­pec­tive, des­si­née avec une grande clar­té, com­mence avec l’hypothèse de l’accostage des marins bre­tons et basques au Labra­dor, avant la pre­mière expé­di­tion de Chris­tophe Colomb. Puis, à la suite de Jacques Car­tier, Jean Ribaut, René de Lau­don­nière, Cham­plain, Cave­lier de La Salle…, nous par­cou­rons les che­mi­ne­ments auda­cieux qui per­mirent, avec des moyens très modestes, de relier l’embouchure du Saint-Laurent à celle du Mississippi.

Fort Détroit, Fort Nia­ga­ra, Fort Duquesne… furent construits afin d’établir l’autorité des rois de France, mais le royaume n’a jamais consa­cré les res­sources humaines et maté­rielles néces­saires pour contrô­ler un si grand ter­ri­toire. En consé­quence vinrent les renon­ce­ments des trai­tés d’Utrecht et de Paris, le drame du Grand Déran­ge­ment… Certes les Fran­çais se sont bat­tus avec panache à York­town mais par la suite, au cours des XIXe et XXe siècles leurs effec­tifs sont res­tés limi­tés en com­pa­rai­son des grands cou­rants d’immigration. Si l’influence de leurs des­cen­dants sur la poli­tique amé­ri­caine est faible, il ne faut pas pour autant tenir pour négli­geables leurs par­ti­ci­pa­tions au déve­lop­pe­ment des États-Unis, comme la construc­tion de San Fran­cis­co, les usines Dupont de Nemours, les labo­ra­toires Schlumberger…

Dans la deuxième par­tie, cen­trée sur la Loui­siane, Chris­tian Mar­bach met en scène les per­son­nages les plus divers : “ Des sol­dats, des peintres, des princes et des orni­tho­logues et même un prince orni­tho­logue, des uto­pistes rêveurs et des pré­si­dents amé­ri­cains, des esclaves récol­tant du coton et des conven­tion­nels escla­va­gistes ”… Il com­mence par une réflexion sur l’émigration poly­tech­ni­cienne en 1815, axée sur des per­son­na­li­tés qui sus­citent son admi­ra­tion : Hulot de Col­lard, Dufour, Par­chappe, et sur­tout Fab­vier, qui tra­ver­sa les lignes turques pour secou­rir les insur­gés grecs assié­gés dans l’Acropole… Puis il pré­sente une gale­rie des princes de la famille Bona­parte qui furent atti­rés par l’Amérique : Napo­léon lui-même qui envi­sa­gea de s’y réfu­gier, Joseph qui vécut vingt-quatre ans dans le New Jer­sey, Jérôme dont un petit-fils eut plu­sieurs fois rang de ministre aux USA, la belle Pau­line pour qui tant sou­pi­ra le géné­ral Hum­bert… mais sur­tout le fils de Lucien, Charles Lucien, un des fon­da­teurs de l’ornithologie moderne. Il se lia d’amitié et coopé­ra avec le “ grand Audu­bon”, l’observateur pas­sion­né et des­si­na­teur habile, auteur et édi­teur d’un ouvrage admi­rable sur les oiseaux d’Amérique, tré­sor de bibliophilie…

L’espace amé­ri­cain s’étendait comme un champ ouvert à toutes les uto­pies et les émi­grants fran­çais se sont enga­gés dans les ten­ta­tives de créa­tions de cités idéales, Champ d’Asile conçu par Charles Lal­le­mand, New Har­mo­ny, la créa­tion de Robert Owen où séjour­na le des­si­na­teur Lesueur, Cas­tro­ville, la petite Alsace du Texas créée par Hen­ri Cas­tro, et La Réunion, un pro­jet de Vic­tor Consi­dé­rant qui abou­tit mal­heu­reu­se­ment à un nau­frage. Les cir­cons­tances de ces ten­ta­tives, les inten­tions de leurs pro­mo­teurs et les rai­sons des réus­sites ou des échecs font l’objet d’une ana­lyse attentive.

Des cha­pitres sépa­rés résument les bio­gra­phies de Buis­son, Cro­zet et Ber­nard. Ben­ja­min Buis­son (X 1811), res­pon­sable de nom­breux tra­vaux d’aménagement de La Nou­velle-Orléans, est consi­dé­ré comme le créa­teur du célèbre cime­tière La Fayette aux tombes sur­éle­vées qui évitent l’ennoyage des cer­cueils… Clau­dius Cro­zet (X1805) auquel avait été consa­cré le Bul­le­tin n° 6 de la Sabix, un des pères fon­da­teurs du Vir­gi­nia Mili­ta­ry Ins­ti­tute, ingé­nieur en chef de la construc­tion du che­min de fer qui fran­chit les Appa­laches, avait séjour­né en Loui­siane entre 1832 et 1835 sans réus­sir à faire approu­ver son pro­jet de ligne vers Washing­ton… Simon Ber­nard (X 1794), “ Un grand géné­ral ”, char­gé par le Pré­sident Madi­son de l’inspection de l’ensemble des for­ti­fi­ca­tions des États-Unis arri­va en Loui­siane en 1817, reve­nu en France en 1830, il fut ministre de la Guerre…

Cepen­dant ce sont sur­tout les ren­contres entre les hommes qui inté­ressent Chris­tian Mar­bach et ces courtes bio­gra­phies lui donnent pré­texte à intro­duire de nom­breux acteurs. Ain­si Auguste Comte, auquel Simon Ber­nard avait lais­sé espé­rer une charge d’enseignant à West Point, Jean Bap­tiste Mares­tier (X 1799) et Michel Che­va­lier (X 1823). Mares­tier est un pré­cur­seur des mis­sions pré­pa­rant les trans­ferts de tech­no­lo­gie à qui l’on doit un Mémoire sur les bateaux à vapeur des États-Unis d’Amérique impri­mé en 1824, “ qu’on peut ana­ly­ser en scien­ti­fique, en ingé­nieur, en cri­tique lit­té­raire, en cri­tique artis­tique, en biblio­phile ”. Che­va­lier, un des dis­ciples d’Enfantin, pré­pa­ra son voyage d’études aux États-Unis avec l’aide de Simon Bernard…

Dans les com­por­te­ments et les tra­vaux de tous ces per­son­nages peut-on iden­ti­fier des dis­po­si­tions spé­ci­fiques du pas­sage par l’École poly­tech­nique ? Ras­su­rez-vous, l’auteur, en se pen­chant sur la for­ma­tion dis­pen­sée par l’École, ne s’en tient pas à la géo­mé­trie des­crip­tive ; à par­tir de l’exploration des archives, il livre au lec­teur quelques anec­dotes sur la dis­ci­pline, révé­la­trices des men­ta­li­tés, et ne man­quant pas de drôlerie…

Il aborde aus­si, avec un regard aus­si objec­tif que pos­sible, les atti­tudes des immi­grés d’origine fran­çaise, héri­tiers des prin­cipes de la Révo­lu­tion, devant les grands pro­blèmes poli­tiques et moraux de l’Amérique : l’esclavage, le refou­le­ment des Indiens, l’engagement dans l’un ou l’autre camp au moment de la guerre de Sécession.

Pour conclure, il semble dif­fi­cile de rendre compte fidè­le­ment de ce grand puzzle d’idées, d’images et de réfé­rences lit­té­raires éru­dites. Le véri­table pro­ta­go­niste en est sans doute la Loui­siane, avec la poé­sie intense de ses bayous, de sa flore et sa faune, ou plu­tôt La Nou­velle- Orléans, qui fut jadis défen­due dans les marais de Chal­mette par une troupe hété­ro­clite où les hommes du pirate Laf­fite se pres­saient aux pre­miers rangs. Le lec­teur enten­dra aus­si les sif­fle­ments des steam­boats sur le Mis­sis­sip­pi, ceux de la vieille loco­mo­tive de Pont­char­train, et les chants des oiseaux qui enchan­taient l’âme de Saint-John Perse… Bref, une per­sua­sive invi­ta­tion au voyage dans le monde du réel… ou dans celui de l’imaginaire.

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