Emploi, croissance et monnaie : pour une nouvelle politique

Dossier : Emploi et temps de travailMagazine N°532 Février 1998Par : Jacques MÉRAUD (46)

Le « pur » libéralisme, creuset d’une société duale

Le « pur » libéralisme, creuset d’une société duale

L’une des com­po­santes du « pur » libé­ra­lisme est la poli­tique dite « de l’offre ». Elle consiste à don­ner aux entre­prises en acti­vi­té et aux déten­teurs de capi­taux sus­cep­tibles de finan­cer la créa­tion d’u­ni­tés nou­velles le plus pos­sible de res­sources. Elle pousse à accroître les pro­fits plu­tôt que les salaires – du moins ceux des sala­riés moyens et modestes – afin que ces pro­fits soient réin­ves­tis par les entre­prises ou dis­tri­bués aux ménages rela­ti­ve­ment aisés, qui vont pou­voir finan­cer l’in­no­va­tion, créant des emplois : au XIXe siècle, les salaires ver­sés aux nou­veaux embau­chés qui, sans tra­vail ni pro­tec­tion sociale, vivaient jus­qu’a­lors sur les res­sources de leurs proches, venaient aug­men­ter le pou­voir d’a­chat glo­bal, même si ces salaires étaient peu éle­vés ; ain­si « l’offre créait sa propre demande ».

Une telle poli­tique est aujourd’­hui sans doute encore effi­cace dans les pays où la part de popu­la­tion sans emploi sala­rié est très éle­vée et la pro­tec­tion sociale qua­si inexis­tante. Aux États-Unis, proches par cer­tains côtés du XIXe siècle et par d’autres du XXIe siècle, le jeu libé­ral a éga­le­ment été pous­sé plus loin que dans d’autres pays indus­triels ; les résul­tats en ont été posi­tifs en termes d’emplois, mais accom­pa­gnés d’ef­fets néga­tifs sur le niveau de vie des caté­go­ries sociales moyennes et modestes. En Europe de l’Ouest, seul le Royaume-Uni, à l’i­ni­tia­tive de Lady THATCHER, a joué plei­ne­ment le jeu libé­ral ; si l’on se fie à ses sta­tis­tiques de chô­mage, il en a lui aus­si tiré pro­fit en matière d’emploi, mais la pau­vre­té s’y est déve­lop­pée de manière sensible.

Dans les autres pays de l’U­nion euro­péenne, et en France en par­ti­cu­lier, l’ex­pé­rience libé­rale n’a pas jus­qu’i­ci été pous­sée aus­si loin : les gou­ver­ne­ments suc­ces­sifs, qui l’ont bon gré mal gré pra­ti­quée quelle que soit leur cou­leur poli­tique, ont cher­ché à en atté­nuer les consé­quences sociales. La dure­té de la concur­rence inter­na­tio­nale a cepen­dant conduit à limi­ter le niveau des bas salaires, notam­ment chez les jeunes, et à allé­ger cer­taines charges sociales ou fis­cales pesant sur les entre­prises. Les effets de sti­mu­la­tion de l’embauche que cer­tains en atten­daient ont été faibles : une entre­prise ne crée pas un emploi seule­ment parce que cela ne lui coûte pas cher, mais parce qu’elle en a besoin. Quant à l’ef­fet de ces mesures sur le pou­voir d’a­chat des ménages, il a été plu­tôt néga­tif, car il a fal­lu allé­ger en com­pen­sa­tion cer­taines pres­ta­tions sociales et trans­fé­rer une par­tie des charges des entre­prises sur les ménages. Si au total la marche vers une socié­té duale a été plus lente dans ces pays qu’au Royaume-Uni ou aux États-Unis, elle n’en est pas moins enga­gée : en France, en une dou­zaine d’an­nées, l’aug­men­ta­tion du pou­voir d’a­chat de la masse des salaires nets a été voi­sine de 10 % et celle des reve­nus du capi­tal allant aux ménages de près de 50 % ; depuis le début des années 80, l’am­pleur des inéga­li­tés sociales s’ac­croît, contrai­re­ment à ce qu’on obser­vait les 25 années précédentes.

Il n’est pas alors éton­nant que, depuis quelque quinze ans, le taux de crois­sance de ces pays atteigne à peine, bon an mal an, les 2 % qui étaient à peu près le taux moyen du XIXe siècle. Cette crois­sance fait la syn­thèse d’un pro­grès sen­sible pour une mino­ri­té et d’une qua­si-stag­na­tion, par­fois même une régres­sion, pour la majo­ri­té. Devant ce bilan, cer­taines voix dans notre pays, d’autres en Europe et dans les ins­tances inter­na­tio­nales, insistent cepen­dant pour que le mou­ve­ment enga­gé non seule­ment se pour­suive, mais s’ac­cen­tue. On peut craindre mal­heu­reu­se­ment qu’à long terme1 la situa­tion ne s’a­mé­liore pas, qu’il s’a­gisse de crois­sance, d’emploi ou d’i­né­ga­li­tés sociales. Car c’est dans la nature même d’une poli­tique « pure­ment » libé­rale de pro­duire les effets que nous venons d’ob­ser­ver. C’est bien pour cela qu’on en a dans le pas­sé atté­nué les effets néga­tifs pour en faire en Europe de l’Ouest, jus­qu’au début des années 80, ce « capi­ta­lisme rhé­nan » – mélange de com­pé­ti­tion et de soli­da­ri­té – dont Michel ALBERT a décrit les mérites. Certes, cette poli­tique a des ver­tus d’ef­fi­ca­ci­té. Mais, pro­pice à ceux qui ont le pri­vi­lège de l’hé­ri­tage ou la chance d’être « très doués », elle laisse sur le bord de la route, par la dure­té de son pou­voir sélec­tif quand on le pousse à l’ex­trême, une part impor­tante de la popu­la­tion. Les gens sou­cieux d’é­thique ne peuvent accep­ter cette poli­tique que si elle s’ac­com­pagne d’un effort consi­dé­rable de for­ma­tion, d’in­ser­tion et d’a­dap­ta­tion – qui coû­te­ra cher aux entre­prises et à la socié­té – ain­si que du main­tien ou de la mise en place de struc­tures de soli­da­ri­té qui soient autre chose que des struc­tures d’assistance.

Mais le pro­blème n’est pas que social. Si la poli­tique en ques­tion n’a pas sus­ci­té dura­ble­ment une plus forte crois­sance, c’est parce que la satis­fac­tion des besoins des caté­go­ries sociales qu’elle pri­vi­lé­gie se suf­fit de la crois­sance actuelle. Pour en pro­vo­quer une plus forte, il fau­drait que soient davan­tage sol­vables les besoins insuf­fi­sam­ment satis­faits des caté­go­ries moyennes et modestes, besoins qui sont consi­dé­rables. Faute de cette sol­va­bi­li­té, nos entre­prises manquent de clients. Ain­si le sys­tème actuel s’il se pro­lon­geait irait – len­te­ment sans doute, mais sûre­ment – vers une impasse éco­no­mique, tout en ris­quant d’a­bou­tir à une explo­sion sociale.

Le partage du travail ou l’alternative malthusienne

À cette poli­tique est oppo­sée, depuis deux décen­nies, une alter­na­tive pré­sen­tée par cer­tains comme la clé du pro­blème de l’emploi : le par­tage du tra­vail. Cette idée, sou­te­nue par des gens géné­reux, par soli­da­ri­té avec les chô­meurs, ne pou­vait a prio­ri sus­ci­ter que la sym­pa­thie. Elle vient d’a­bou­tir à un pro­jet de loi ins­tau­rant une réduc­tion géné­rale de la durée heb­do­ma­daire légale du tra­vail de 39 à 35 heures, avec des inci­ta­tions publiques à des embauches com­pen­sa­trices et – en prin­cipe – le main­tien du salaire du per­son­nel actuel­le­ment occupé.

Beau­coup de par­ti­sans de ces mesures se sont lais­sé convaincre par les nom­breux éco­no­mistes qui, obser­vant depuis près de vingt ans une crois­sance infé­rieure en moyenne à 2 %, en ont déduit qu’une crois­sance dura­ble­ment plus forte était doré­na­vant impos­sible. Ils n’i­ma­ginent pas que la fai­blesse de la crois­sance pas­sée ait pu venir de l’i­na­dap­ta­tion de la poli­tique éco­no­mique, et qu’on puisse chan­ger l’a­ve­nir de l’emploi en chan­geant cette poli­tique. Ils se résignent ain­si au par­tage de la pénu­rie, don­nant au pro­blème du chô­mage une solu­tion mal­thu­sienne qui, renon­çant à créer autant qu’il le fau­drait pour mieux répar­tir, va ren­for­cer les inéga­li­tés sociales, sans résoudre vrai­ment le pro­blème de l’emploi.

Au cours des débats qui ont entou­ré l’an­nonce du pro­jet gou­ver­ne­men­tal, on a sou­vent lais­sé de côté l’exa­men objec­tif des moda­li­tés dudit pro­jet pour faire de ce qui va être un dif­fi­cile pro­blème de ges­tion éco­no­mique un simple pro­blème d’af­fron­te­ment poli­tique et social : droite contre gauche, patro­nat contre sala­riés. Voyons plu­tôt ce qu’on peut concrè­te­ment attendre des mesures annoncées.

Au départ, le pro­jet de pas­sage à la semaine de 35 heures a cru pou­voir s’ap­puyer sur des tra­vaux d’é­co­no­mistes selon les­quels il en résul­te­rait une baisse mas­sive du chô­mage. L’a­rith­mé­tique qui les fon­dait était sim­pliste : les 18,7 mil­lions de sala­riés tra­vaillant cha­cun 4 heures de moins » libé­re­raient » 75 mil­lions d’heures, per­met­tant à 7535 = 2,1 mil­lions de chô­meurs de tra­vailler à temps com­plet. Une masse indif­fé­ren­ciée d’heures allait pou­voir être dis­tri­buée à des êtres abs­traits, sans loca­li­sa­tion géo­gra­phique ni qua­li­fi­ca­tion spécifique.

Certes, si la mesure doit être en prin­cipe géné­rale, les moda­li­tés de sa réa­li­sa­tion doivent être négo­ciées par branches et entre­prises. Mais ce n’est pas seule­ment chaque entre­prise qui pose un pro­blème par­ti­cu­lier, c’est chaque poste de tra­vail. La réduc­tion de l’ho­raire d’un actif occu­pé n’é­tant que de 4 heures, il fau­dra, pour embau­cher un chô­meur à temps com­plet, dimi­nuer les horaires de 9 per­sonnes accom­plis­sant des tâches suf­fi­sam­ment voi­sines. Ce peut être le cas des ouvriers d’un grand ate­lier uti­li­sant des machines ana­logues ou des cais­sières d’un hyper­mar­ché. Mais leurs horaires ne sont-ils pas sou­vent déjà réduits ? Plus géné­ra­le­ment, les sala­riés tra­vaillant déjà à temps par­tiel (30 % des femmes) ne seront pas concer­nés. Quant à l’ar­ti­sa­nat et aux très petites entre­prises indus­trielles, qu’ils appliquent la baisse d’ho­raires en ques­tion demain ou en 2002, ils rédui­ront leur pro­duc­tion. Le petit com­merce n’embauchera pas. Beau­coup de postes de cadres ne pour­ront pas être confiés 4 heures par semaine à un autre titu­laire. Il en sera de même pour cer­tains tra­vaux très spé­cia­li­sés de bureau ou d’atelier.

Cer­tains ont sug­gé­ré de déve­lop­per le tra­vail par équipes, qui per­met une uti­li­sa­tion plus conti­nue des équi­pe­ments, d’où des pro­grès de pro­duc­ti­vi­té. Mais il concerne prin­ci­pa­le­ment les ouvriers de la grande indus­trie, soit une part aujourd’­hui réduite des sala­riés ; il y est sou­vent déjà pra­ti­qué, avec des horaires de 35 heures ou moins. Et il est peu réa­liste d’en­vi­sa­ger son exten­sion – sur­tout la nuit – aux emplois de bureau, aux com­merces et à la plu­part des services.

Conscients de ces obs­tacles, d’au­cuns en concluent que leur levée sup­pose un réamé­na­ge­ment com­plet des struc­tures et des tâches. La réa­li­sa­tion risque tou­te­fois d’en être dif­fi­cile, et, si elle débouche – ce qui est sou­hai­table – sur une ges­tion plus ration­nelle, il n’est pas sûr qu’elle entraîne de nom­breuses créa­tions d’emplois. Elle peut même en sup­pri­mer. D’au­tant qu’ins­tal­ler de nou­veaux postes de tra­vail coûte cher. Quant aux emplois qui seront pro­po­sés, tous ne trou­ve­ront pas néces­sai­re­ment leur contre­par­tie par­mi les deman­deurs locaux : même aujourd’­hui des offres ne trouvent pas preneur.

Le pas­sage aux 35 heures devrait en prin­cipe se faire sans baisse de salaire. Qu’en seront les effets sur les coûts ? Cer­tains ont esti­mé que leur hausse serait évi­tée grâce aux pro­grès de pro­duc­ti­vi­té que sus­ci­te­rait la mesure elle-même. Cette hypo­thèse est contra­dic­toire avec l’é­ven­tua­li­té de créa­tions mas­sives d’emplois. En fait, les deux hypo­thèses sont l’une et l’autre peu réa­listes. Sup­po­ser en effet que les per­sonnes qui vont trou­ver ou retrou­ver ain­si un emploi se révé­le­ront toutes, d’en­trée de jeu, non seule­ment aus­si bien adap­tées, mais mieux adap­tées à leurs nou­velles fonc­tions que celles les exer­çant déjà, c’est sup­po­ser que les entre­prises ont bien mal choi­si leur per­son­nel actuel.

Le pro­jet de loi2 semble s’être effor­cé de limi­ter les hausses de coûts. Ain­si les entre­prises qui vou­dront gar­der leurs horaires anté­rieurs en payant les 4 heures dépas­sant désor­mais la durée légale à un tarif supé­rieur de 25 % au tarif nor­mal n’aug­men­te­ront leur coût sala­rial que de 2,5 %, c’est-à-dire dans une pro­por­tion voi­sine du taux habi­tuel de hausse ces der­nières années, hausse à laquelle celle résul­tant de la nou­velle loi devrait tou­te­fois se sub­sti­tuer la pre­mière année et non s’a­jou­ter, si l’on veut évi­ter cette année-là un « sur­coût ». Dans ces entre­prises, tou­te­fois, il n’y aura pas d’emploi créé au titre de la loi nouvelle.

Quant à celles qui, pas­sant à 35 heures et les payant 39, pour­ront satis­faire aux condi­tions d’embauche per­met­tant de béné­fi­cier des aides publiques annon­cées (9 000 francs par sala­rié de l’en­tre­prise – et pas seule­ment par nou­vel embau­ché – en 1998), elles devraient atté­nuer for­te­ment l’im­pact de la loi sur leurs coûts. Mais l’ex­pé­rience de la loi ROBIEN a mon­tré les limites de l’ef­fi­ca­ci­té d’in­ci­ta­tions de même nature : les enga­ge­ments deman­dés en matière d’emploi étaient res­treints dans le temps et les allé­ge­ments de charges accor­dés impor­tants et durables. Or les créa­tions d’emplois qui en ont résul­té sont esti­mées à 17 000, ce qui n’est pas rien, mais est modeste. C’est le signe d’une pru­dence en matière d’embauche qui risque d’être plus grande encore avec une baisse d’ho­raires imposée.

Reste le cas des entre­prises qui pas­se­ront aux 35 heures et seront ame­nées à conti­nuer à les payer 39 sans pou­voir satis­faire à la condi­tion du mini­mum de 6 % d’embauches néces­saire pour béné­fi­cier des aides publiques. Elles ver­ront leur com­pé­ti­ti­vi­té subir un coup assez rude (+ 11,4 % de hausse de leur salaire horaire) qu’elles risquent d’être contraintes à « amor­tir » les années sui­vantes en frei­nant la hausse de leurs salaires. Leurs sala­riés se ver­ront offrir du temps libre à la place des aug­men­ta­tions de pou­voir d’a­chat qu’ils auraient eues « nor­ma­le­ment ». Or, sauf quand on leur pro­pose à la fois « le beurre et l’argent du beurre », les réponses aux enquêtes montrent qu’au­jourd’­hui, ce que veulent les sala­riés, c’est davan­tage de pou­voir d’achat.

Des obser­va­tions qui pré­cèdent, il résulte que, plus la loi en ges­ta­tion com­por­te­ra de dis­po­si­tions impé­ra­tives et géné­rales, plus elle risque d’en­traî­ner des ten­sions sur les prix, des menaces pour la com­pé­ti­ti­vi­té, des frei­nages du pou­voir d’a­chat des sala­riés actuel­le­ment occu­pés, et dans cer­tains cas des baisses de pro­duc­tion, tout en ayant peu de chances de créer de nom­breux emplois. Il faut sou­hai­ter que les solu­tions mises en œuvre en défi­ni­tive soient souples et diver­si­fiées, jus­qu’à varier poste par poste dans chaque entre­prise. Leur éta­le­ment dans le temps devrait per­mettre d’en inflé­chir à l’u­sage les moda­li­tés, voire d’en arrê­ter la réa­li­sa­tion si leurs effets se révé­laient par trop néga­tifs. Car – les com­men­taires venus ces der­niers mois de divers pays euro­péens l’ont mon­tré – nos par­te­naires ne semblent pas mûrs pour nous imi­ter de sitôt : nos meilleurs amis craignent que notre « attrait » pour les 35 heures ne soit guère cohé­rent avec l’en­ga­ge­ment euro­péen de notre gou­ver­ne­ment, et quelques autres se réjouissent plus ou moins dis­crè­te­ment de notre éven­tuelle perte de com­pé­ti­ti­vi­té ou de pos­sibles délo­ca­li­sa­tions futures vers leur propre espace de cer­taines uni­tés de pro­duc­tion « hexagonales ».

Tout cela nous rap­pelle qu’une baisse de la durée du tra­vail, pour être sans risque éco­no­mique, ne peut être que l’un des fruits d’une aug­men­ta­tion suf­fi­sam­ment forte de la pro­duc­ti­vi­té, que seule peut per­mettre une forte crois­sance. Elle sera alors néces­sai­re­ment lente et non brutale.

Comme le « par­tage » du tra­vail n’est pas la bonne réponse au pro­blème du chô­mage et que la pour­suite du « tou­jours plus libé­ral » ne résout tant bien que mal ce pro­blème qu’au prix du niveau de vie de la majo­ri­té de la popu­la­tion et risque ain­si de conduire à terme à une impasse éco­no­mique et sociale, il faut cher­cher autre chose.

Pour la croissance, une politique de la demande

À la base de cette recherche, rap­pe­lons un constat tiré de mul­tiples obser­va­tions dans le temps et l’es­pace : le pro­grès de l’emploi, comme celui du niveau de vie, ne peut, pour l’es­sen­tiel, venir que de la croissance.

Une opi­nion mal­heu­reu­se­ment par trop répan­due pré­tend qu’au­jourd’­hui « la crois­sance » crée peu d’emplois. Mais de quelle crois­sance s’a­git-il ? La rela­tion entre crois­sance et emploi montre en effet qu’à condi­tion d’être suf­fi­sam­ment forte et durable (4 % par an au moins), la crois­sance est aujourd’­hui très féconde en emplois, plus féconde que jamais. À titre d’exemple, de 1965 à 1968, un taux de crois­sance de 5,2 % en moyenne a sus­ci­té en France la créa­tion « nette » (créa­tions moins sup­pres­sions) de 176 000 emplois par an ; or en 1988–1989, avec un taux de 4,4 %, on a recen­sé 354 000 créa­tions nettes annuelles. C’est lors­qu’elle est faible que la crois­sance est peu riche en emplois ; lors­qu’elle est très faible (par exemple voi­sine de 1 %), voire – si l’on peut dire – néga­tive, ce sont même les sup­pres­sions d’emplois qui l’emportent, et cela plus que naguère, tant la concur­rence est dure, créant chez les diri­geants d’en­tre­prise l’ob­ses­sion de la réduc­tion de leurs charges, y com­pris de leurs effectifs.

Com­ment alors « inven­ter » la crois­sance forte et durable qui nous est néces­saire ? Balayons d’a­bord toute ambi­guï­té. Ayant affir­mé pré­cé­dem­ment que ce dont nos entre­prises ont besoin, c’est d’a­bord de clients, nous en dédui­rons qu’il nous faut demain plus que jamais, ain­si qu’à tous nos par­te­naires euro­péens actuels, une poli­tique de la demande. Mais dire cela n’est pas négli­ger le rôle de l’offre dans la dyna­mique de la crois­sance, c’est vou­loir lui don­ner enfin les moyens de s’ex­pri­mer. Car l’in­no­va­tion et l’a­mé­lio­ra­tion de la qua­li­té des pro­duits res­tent, comme jadis, d’in­dis­pen­sables fac­teurs du pro­grès. Il ne s’a­git donc pas d’op­po­ser la demande à l’offre, mais de les arti­cu­ler en quelque sorte l’une à l’autre, pour sus­ci­ter, mieux qu’au­jourd’­hui, une syner­gie de croissance.

La demande dont nos entre­prises ont besoin leur vien­dra pour une part de l’ex­té­rieur. C’est pour­quoi elles doivent gar­der la com­pé­ti­ti­vi­té et le dyna­misme com­mer­cial qu’elles ont conquis depuis quelques années. Mais le pro­grès de la demande exté­rieure ne peut suf­fire à un pays de la dimen­sion de la France (alors que, par exemple, il est la condi­tion numé­ro un de la pros­pé­ri­té d’un pays comme les Pays-Bas). Elle n’est pas, à plus forte rai­son, suf­fi­sante au vaste ensemble de pays éco­no­mi­que­ment inter­dé­pen­dants que consti­tue l’Eu­rope et qu’elle consti­tue­ra encore davan­tage à l’heure de l’eu­ro. Il nous faut en France et plus encore en Europe fon­der d’a­bord notre crois­sance sur notre demande interne.

La néces­si­té de mieux sol­va­bi­li­ser les besoins des caté­go­ries sociales moyennes et modestes ne signi­fie pas que nous devions négli­ger la satis­fac­tion des besoins des caté­go­ries plus favo­ri­sées. Celles-ci par­ti­cipent de façon spé­ci­fique à la dyna­mique de crois­sance par le rôle qu’elles jouent dans le pro­ces­sus de dif­fu­sion de l’in­no­va­tion et par l’ap­port de leur épargne au finan­ce­ment des inves­tis­se­ments. L’ob­jec­tif d’une réduc­tion rai­son­nable des inéga­li­tés sociales ne doit donc pas être recher­ché en désha­billant Pierre pour habiller Paul. Certes les caté­go­ries aisées doivent par­ti­ci­per plus que les autres au finan­ce­ment des ser­vices col­lec­tifs et de la soli­da­ri­té, compte tenu de leurs facul­tés contri­bu­tives. Mais leur pou­voir d’a­chat, sans s’ac­croître aus­si vite en pour­cen­tage que celui des moins favo­ri­sés, doit conti­nuer à connaître une pro­gres­sion qui leur per­mette à la fois d’a­mé­lio­rer leur qua­li­té de vie et de pour­suivre leur effort d’épargne.

Les besoins des caté­go­ries moyennes et modestes sont consi­dé­rables, tant en ce qui concerne les ser­vices col­lec­tifs (édu­ca­tion, san­té, envi­ron­ne­ment éco­lo­gique, sécu­ri­té, jus­tice, etc.) que les biens et ser­vices indi­vi­dua­li­sés. Le finan­ce­ment des ser­vices col­lec­tifs fait appel à la dépense publique, jugée déjà trop impor­tante. Consta­ter que cer­tains de ces juge­ments relèvent d’une atti­tude a prio­ri « anti-État » plus que d’une ana­lyse éco­no­mique sérieuse ne veut pas dire pour autant qu’il ne faille pas choi­sir avec per­ti­nence l’u­sage des res­sources publiques. Une crois­sance plus forte accroî­trait celles-ci. Mais pour le moment ni le cli­mat « psy­cho-poli­tique » ni la situa­tion éco­no­mique n’in­vitent dans l’U­nion euro­péenne à pro­po­ser un accrois­se­ment sen­sible de la dépense publique.

Les cri­tères du trai­té de Maas­tricht n’y sont pas pour rien. On ne peut que regret­ter la rigi­di­té exces­sive du cri­tère par lequel est limi­té au chiffre tabou de 3 % du PIB le défi­cit des admi­nis­tra­tions publiques. Cette réserve ne signi­fie pas qu’un pays puisse avoir en la matière n’im­porte quel défi­cit. Mais on peut démon­trer, à par­tir d’ob­ser­va­tions faites en France et à l’é­tran­ger, que le défi­cit en ques­tion, tant qu’il reste dans des limites rai­son­nables (même au-delà des stricts 3 %), n’a pas lieu de se faire impu­ter un effet infla­tion­niste ; la hausse des prix, quand elle existe, a d’autres causes. D’autre part tout pra­ti­cien che­vron­né de l’a­na­lyse éco­no­mique convien­dra que le défi­cit atteint chaque année dans chaque pays doit faire l’ob­jet d’une inter­pré­ta­tion en fonc­tion de la conjonc­ture. Cela dit, si l’on peut dis­cu­ter le trai­té de Maas­tricht, on ne peut en faire abs­trac­tion. La demande publique ne peut donc être actuel­le­ment uti­li­sée comme fac­teur de crois­sance autant qu’il serait souhaitable.

Quant à la demande des ménages, son pro­grès repose sur l’é­vo­lu­tion de leur pou­voir d’a­chat. Celle-ci dépend pour une part de la pro­tec­tion sociale, limi­tée aujourd’­hui par l’in­suf­fi­sance des recettes. Une amé­lio­ra­tion des pres­ta­tions ne sau­rait être atten­due que du retour d’une crois­sance forte. Sans cela le risque serait que, peu à peu, les pres­ta­tions soient mises « sous condi­tion de res­sources » et que l’on aille ain­si – sans doute à petits pas – vers un sys­tème d’as­sis­tance aux situa­tions de pau­vre­té, finan­cé par l’al­lé­ge­ment des ver­se­ments aux caté­go­ries moyennes, les­quelles, se pau­pé­ri­sant len­te­ment, pré­pa­re­raient les exclus de demain. L’é­vo­lu­tion récente de la poli­tique fami­liale fran­çaise est une pre­mière étape dans cette voie.

Productivité et pouvoir d’achat : le poids croissant des secteurs tertiaires

S’il y a ain­si peu d’es­poir pour que, dans un proche ave­nir, une demande plus sou­te­nue passe par la mise en œuvre d’une pro­tec­tion sociale plus active, c’est de l’é­vo­lu­tion des salaires directs que l’on va attendre le pro­grès de la demande des ménages. La hausse des salaires uni­taires est cepen­dant limi­tée par le risque d’in­fla­tion par les coûts. On peut démon­trer que les coûts uni­taires des dif­fé­rents fac­teurs de pro­duc­tion (tra­vail, capi­tal, matières pre­mières et éner­gie), c’est-à-dire leurs prix ou leurs taux de rému­né­ra­tion, ne doivent pas au total aug­men­ter davan­tage que la pro­duc­ti­vi­té de l’en­semble de ces fac­teurs. Sinon, iné­luc­ta­ble­ment, les prix de vente aug­mentent. Les salaires étant, au plan natio­nal, la prin­ci­pale com­po­sante des coûts, la hausse « nomi­nale » des salaires uni­taires (c’est-à-dire la pro­gres­sion en pour cent du salaire par tête mesu­ré en francs « cou­rants ») doit s’a­jus­ter le plus pos­sible à l’ac­crois­se­ment en pour cent de la productivité.

En termes « réels », c’est-à-dire en termes de pou­voir d’a­chat, la masse des salaires ne peut en fait s’ac­croître que par deux canaux : l’aug­men­ta­tion de la pro­duc­ti­vi­té et celle de l’emploi. On a pu ain­si cal­cu­ler qu’au cours des décen­nies 60 à 80 les deux tiers envi­ron de la masse du pou­voir d’a­chat sup­plé­men­taire ont eu pour source la pro­duc­ti­vi­té, le tiers res­tant pro­ve­nant de l’ac­crois­se­ment de l’emploi. Depuis lors, la part rela­tive due à l’emploi a dimi­nué. Mais en mon­tant abso­lu l’ap­port de la pro­duc­ti­vi­té a dimi­nué lui aussi.

Car la pro­duc­ti­vi­té croît aujourd’­hui sen­si­ble­ment moins que naguère. Cela tient d’une part au fait que la crois­sance est rela­ti­ve­ment faible, et que la pro­duc­ti­vi­té est cor­ré­lée posi­ti­ve­ment avec la crois­sance (la pro­duc­ti­vi­té pro­gresse d’au­tant plus que la crois­sance est forte, les fac­teurs de pro­duc­tion « fixes » contri­buant alors à la pro­duc­tion d’un plus grand nombre d’u­ni­tés). Mais cela tient sur­tout au fait qu’à crois­sance égale de la pro­duc­tion, la pro­duc­ti­vi­té a tou­jours beau­coup moins aug­men­té dans les sec­teurs dits « ter­tiaires » (les « ser­vices« 3) que dans les autres sec­teurs, notam­ment l’in­dus­trie. Or, de décen­nie en décen­nie, la place que tiennent les sec­teurs ter­tiaires dans l’ap­pa­reil pro­duc­tif aug­mente sans cesse. Aujourd’­hui, les ser­vices mar­chands repré­sentent près de la moi­tié du Pro­duit inté­rieur brut, et les ser­vices non mar­chands 17 % ; l’in­dus­trie ne cor­res­pond plus qu’au quart du PIB, le bâti­ment et les tra­vaux publics à 5 % et l’a­gri­cul­ture à 4 %. Le résul­tat en est que le pou­voir d’a­chat qui naît de l’ac­crois­se­ment de la pro­duc­ti­vi­té ne suf­fit plus à géné­rer la demande – et par là la crois­sance – qui serait nécessaire.

Faut-il en conclure qu’il n’y a plus d’es­poir de hausse forte et durable du pou­voir d’a­chat des ménages ? Non, car les acti­vi­tés ter­tiaires ne sont pas néces­sai­re­ment condam­nées pour tou­jours à n’a­voir qu’une faible pro­duc­ti­vi­té. Ceux qui le croient prennent impli­ci­te­ment pour réfé­rences le modèle indus­triel et le rôle joué dans l’ac­crois­se­ment de la pro­duc­ti­vi­té par le pro­grès tech­nique. Mais dans le com­merce ou les ser­vices, l’u­sage d’é­qui­pe­ments ne tient qu’une place modeste ; la pro­duc­ti­vi­té y résulte essen­tiel­le­ment de la demande. Si un coif­feur rece­vait trois clients par heure au lieu de deux, il amé­lio­re­rait sa pro­duc­ti­vi­té de 50 % ; il en irait de même pour un res­tau­ra­teur qui accueille­rait quinze clients au lieu de dix. La source de pro­duc­ti­vi­té est ici com­mer­ciale et non plus technique.

Entre la pro­duc­ti­vi­té tech­nique et la pro­duc­ti­vi­té com­mer­ciale, il existe une grande dif­fé­rence : le pro­grès de la pre­mière se réa­lise au stade de la pro­duc­tion du bien, avant qu’il ne soit com­mer­cia­li­sé ; le pro­grès de la seconde se fait au moment de la vente, et il naît de la demande elle-même. On pour­rait donc, dans les sec­teurs ter­tiaires, avoir une pro­duc­ti­vi­té plus grande que jus­qu’i­ci et géné­rer en aval plus de pou­voir d’a­chat, si l’on don­nait aux clients éven­tuels les moyens d’en­trer plus sou­vent dans les bou­tiques. Mais pour que cette demande s’ex­prime, il faut qu’il y ait déjà un pou­voir d’a­chat dis­po­nible. Ain­si, en « régime de croi­sière », le rythme de crois­sance s’en­tre­tient de lui-même. Mais dès qu’un évé­ne­ment quel­conque ralen­tit le mou­ve­ment, il faut pour qu’il reprenne qu’in­ter­vienne une impul­sion exo­gène. D’où peut alors venir cette « injec­tion » de pou­voir d’a­chat ? Cette ques­tion nous invite à nous inter­ro­ger sur le pro­ces­sus par lequel s’ex­prime concrè­te­ment la demande et se réa­lise son accroissement.

Monnaie et crédit : leurs liens avec prix et croissance

Pour pou­voir faire un achat, il faut dis­po­ser de moyens de paie­ment. Ces moyens de paie­ment, c’est de la mon­naie, que les ménages et les entre­prises détiennent sous la forme de billets ou de dépôts à vue dans les banques ou les chèques pos­taux, sur les­quels à tout moment ils peuvent tirer un chèque. L’en­semble de ces moyens de paie­ment consti­tue la masse moné­taire M1, selon le lan­gage des spécialistes.

Ces moyens de paie­ment « cir­culent » entre les ménages et les entre­prises. Si les ménages veulent ache­ter davan­tage, la pre­mière solu­tion qui se pré­sente à eux est d’u­ti­li­ser au maxi­mum les sommes qui figurent sur leur compte ban­caire et les billets qu’ils détiennent. Autre­ment dit, ils tendent à réduire au mini­mum leurs encaisses oisives, leur argent qui dort. Au plan glo­bal, on dit qu’a­lors la « vitesse de cir­cu­la­tion » de la mon­naie s’accroît.

Dans un second temps, les ménages qui sou­haitent dépen­ser davan­tage peuvent trans­for­mer de l’é­pargne, plus ou moins « liquide », en moyens de paie­ment. Ils « dés­épargnent ». L’é­pargne rému­né­rée la plus aisé­ment trans­for­mable en mon­naie est celle qui figure sur les comptes dits « sur livret », tels les livrets de Caisse d’É­pargne. Cette épargne est de nature moné­taire, mais elle n’est pas direc­te­ment « moyen de paie­ment » ; elle ne le devient qu’a­près trans­for­ma­tion en M1. Elle est regrou­pée au plan natio­nal avec M1 dans un « agré­gat moné­taire » appe­lé M2 par les spé­cia­listes. C’est par excel­lence l’é­pargne des caté­go­ries sociales moyennes et modestes, bien que des ménages aisés en détiennent aussi.

Un troi­sième ensemble regroupe l’é­pargne qui s’a­joute à M2 pour com­po­ser l’a­gré­gat moné­taire M3. On y trouve les dépôts à terme, les SICAV moné­taires, les bons de caisse, etc. Leurs déten­teurs appar­tiennent en géné­ral à des caté­go­ries sociales plus aisées que les pré­cé­dentes. Leur épargne est plus stable. Mais en cas de besoin, ils peuvent, au prix d’une opé­ra­tion de dés­épargne un peu plus com­plexe que dans le cas de M2, trans­for­mer leur épargne en moyens de paiement.

Quand leur besoin de moyens de paie­ment ne peut être suf­fi­sam­ment satis­fait en tirant sur leur épargne, les ménages ont recours au cré­dit. Une autre source de moyens de paie­ment est la trans­for­ma­tion de devises étran­gères en mon­naie natio­nale auprès des banques et, par leur inter­mé­diaire, auprès de la Banque cen­trale : elle est uti­li­sée prin­ci­pa­le­ment par les entre­prises expor­ta­trices (celles qui importent opèrent en sens contraire), mais aus­si par les tou­ristes et les autres ménages en rela­tion avec l’étranger.

Compte tenu de l’a­na­lyse qui pré­cède, il n’est pas éton­nant qu’entre l’é­vo­lu­tion des moyens de paie­ment et celle du mon­tant des tran­sac­tions pra­ti­quées dans un pays au cours d’une période (un mois, une année…) il existe une rela­tion. Le mon­tant de l’en­semble des tran­sac­tions effec­tuées en un mois ou une année dans un pays étant dif­fi­cile à mesu­rer, on a pris comme approxi­ma­tion de l’é­vo­lu­tion de ce mon­tant celle de la valeur de la pro­duc­tion réa­li­sée dans le pays consi­dé­ré au cours de la même période. La théo­rie veut que la mon­naie en cir­cu­la­tion soit égale à la richesse ain­si pro­duite : MV, soit la masse moné­taire mul­ti­pliée par un coef­fi­cient ren­dant compte de la vitesse de cir­cu­la­tion de cette mon­naie, est égale à PQ, soit les prix P mul­ti­pliés par les quan­ti­tés pro­duites Q. Les obser­va­tions faites en divers pays, dont la France, en com­pa­rant dans le temps l’é­vo­lu­tion de M et celle de PQ, et celles faites à diverses époques, en étu­diant la cor­ré­la­tion entre masse moné­taire et valeur de la pro­duc­tion de dif­fé­rents pays, ont mis en évi­dence dans le pas­sé la suf­fi­sante fia­bi­li­té de cette théorie.

Cette liai­son entre la varia­tion de la masse moné­taire M1 et celle de la pro­duc­tion, c’est-à-dire du Pro­duit inté­rieur brut (PIB), s’est remar­qua­ble­ment véri­fiée en France entre 1959 et 1972 : M1, cor­ri­gée de la hausse des prix, c’est-à-dire expri­mée en pou­voir d’a­chat, a pro­gres­sé de 5,6 % par an, exac­te­ment au même taux moyen annuel que le volume du PIB. Entre 1973 et 1996, en revanche, la même masse moné­taire ne s’est accrue que de 0,4 % par an, ce qui cor­res­pond à une forte res­tric­tion des moyens de paie­ment. Il en est résul­té une aug­men­ta­tion de la vitesse de cir­cu­la­tion de la mon­naie – c’est-à-dire que les ménages ont réduit leurs » encaisses oisives » – mais aus­si un ralen­tis­se­ment consi­dé­rable de la crois­sance, par insuf­fi­sance de pou­voir d’achat.

C’est que, s’ils ont fait des­cendre le plus bas pos­sible leurs réserves moné­taires, les ménages moyens et modestes ont peu » dés­épar­gné « , parce qu’ils avaient peu d’é­pargne, comme l’a mon­tré la faible pro­gres­sion, puis la stag­na­tion, de l’a­gré­gat M2. L’é­pargne des caté­go­ries aisées, lar­ge­ment pré­sente dans l’a­gré­gat M3, a évo­lué en bien meilleure har­mo­nie avec la pro­duc­tion natio­nale, mais, les besoins de ces ménages étant beau­coup mieux satis­faits, cette épargne s’est peu trans­for­mée en moyens de paiement.

Sauf quelques rares années, le déve­lop­pe­ment du cré­dit a été faible pen­dant cette période. Les ménages ne recourent au cré­dit que lors­qu’ils pensent avoir des chances suf­fi­santes de pou­voir rem­bour­ser ulté­rieu­re­ment leur dette. L’in­quié­tude quant à l’a­ve­nir de l’emploi et des retraites comme aux pers­pec­tives d’é­vo­lu­tion des salaires n’a pas été pro­pice à leur endet­te­ment. Quant aux entre­prises, elles empruntent lors­qu’elles doivent faire des paie­ments supé­rieurs à leurs ren­trées. La fai­blesse des hausses de salaires, de l’embauche et des inves­tis­se­ments ne les a pas pous­sées à s’endetter.

Le poids crois­sant des ser­vices, tant dans la consom­ma­tion des ménages que dans le PIB, a joué dans le même sens. Il y a, en effet, de grosses dif­fé­rences entre les pro­duits manu­fac­tu­rés et les ser­vices quant à l’en­det­te­ment des ménages que leur achat peut géné­rer. Lors­qu’il s’a­git de biens durables d’un prix éle­vé (auto­mo­biles, appa­reils élec­tro­mé­na­gers) il y a long­temps que les ache­teurs ont recours au cré­dit. Mais ces achats n’aug­mentent plus que len­te­ment. La consom­ma­tion de ser­vices au contraire est en expan­sion. Mais, dans leur cas, le cré­dit ne joue guère.

Des dif­fé­rences existent aus­si quant aux poli­tiques d’en­det­te­ment de la part des entre­prises indus­trielles et ter­tiaires. L’ac­ti­vi­té des ser­vices ne néces­site ni stocks ni inves­tis­se­ments lourds ; il y a donc là moins d’oc­ca­sion de recours au cré­dit. Alors que dans l’in­dus­trie les salaires sont ver­sés avant que les pro­duits ne soient ven­dus, le per­son­nel des acti­vi­tés ter­tiaires est rému­né­ré en géné­ral après que la pres­ta­tion ait été four­nie ; quand il y a hausse des salaires uni­taires, le relais par le cré­dit n’est de ce fait guère nécessaire.

En défi­ni­tive, la part tou­jours crois­sante prise par le ter­tiaire dans notre éco­no­mie est et res­te­ra sans doute peu favo­rable à un déve­lop­pe­ment suf­fi­sant de l’en­det­te­ment et des moyens de paie­ment qu’il engendre. L’es­sen­tiel de la créa­tion moné­taire pro­ve­nant aujourd’­hui de l’en­det­te­ment, il va en résul­ter un manque de mon­naie qui frei­ne­ra en per­ma­nence la demande.

Jus­qu’i­ci, les auto­ri­tés moné­taires des pays euro­péens, non seule­ment ne se sont pas sub­sti­tuées à cette défaillance, mais ont mené une poli­tique qui l’a plu­tôt ren­for­cée. Leur mis­sion en effet n’est pas de sti­mu­ler la crois­sance, mais d’empêcher l’in­fla­tion. Elles ont depuis long­temps fon­dé leur action sur la rela­tion rap­pe­lée plus haut entre masse moné­taire et valeur de la pro­duc­tion natio­nale. Leur indi­ca­teur de masse moné­taire a d’a­bord été – à juste titre – M1, mesure des moyens de paie­ment eux-mêmes. Leur pru­dence les a inci­tées par la suite à lui sub­sti­tuer M2, pour mieux tenir compte des risques de dés­épargne bru­tale, puis M3, incluant ain­si des parts crois­santes d’é­pargne stable dans ce qui, théo­ri­que­ment, devait mesu­rer tou­jours les moyens immé­diats de paie­ment. En prin­cipe, en frei­nant le déve­lop­pe­ment de la masse moné­taire, elles « maî­tri­saient » l’é­vo­lu­tion du couple « prix x quan­ti­tés ». Les thèses moné­ta­ristes les ont per­sua­dées que leur action allait dimi­nuer ain­si la hausse des prix. En fait, celle-ci, sous la pres­sion de la concur­rence inter­na­tio­nale et de la mon­tée du chô­mage, s’est frei­née toute seule, car elle résul­tait essen­tiel­le­ment de l’é­vo­lu­tion des coûts, et non plus – comme naguère – de l’in­suf­fi­sance de l’offre en face de la pous­sée de la demande. Les pré­vi­sions de prix P figu­rant dans la rela­tion entre M et PQ étant, à la fois, de plus en plus réa­listes et de plus en plus modé­rées, le frei­nage de M, visant à frei­ner PQ, ne frei­nait pas P (c’é­tait déjà acquis) mais Q, c’est-à-dire la crois­sance de la pro­duc­tion. Ain­si la pru­dence des Banques cen­trales, par­fai­te­ment jus­ti­fiée dans les années 60 et 70, est-elle deve­nue peu à peu excessive.

La méthode qu’elles employaient et qu’elles emploient tou­jours pour agir sur la masse moné­taire est d’autre part plus adap­tée au frei­nage de la crois­sance qu’à sa sti­mu­la­tion. La mon­naie étant essen­tiel­le­ment une mon­naie d’en­det­te­ment, toute action visant à la créa­tion de mon­naie doit pas­ser, selon les pra­tiques actuelles, par l’in­ter­mé­diaire d’une action sur les taux d’in­té­rêt. Or, si la mon­tée de ceux-ci réus­sit en géné­ral assez vite à frei­ner le cré­dit, la baisse des mêmes taux, ceux du mar­ché moné­taire, s’est révé­lée lente et peu effi­cace lors­qu’il s’a­gis­sait de sus­ci­ter l’endettement.

Création monétaire et capacité de production : vers un ajustement permanent

Il faut pour­tant créer doré­na­vant davan­tage de mon­naie, et par d’autres moyens que l’en­det­te­ment des ménages et des entre­prises via le manie­ment des taux d’in­té­rêt. Jus­qu’en 1973, la Banque de France pou­vait créer de la mon­naie pour finan­cer des dépenses du Tré­sor public ; une loi l’a alors inter­dit, ce qui pou­vait à l’é­poque s’ex­pli­quer pour blo­quer toute ten­ta­tion de laxisme bud­gé­taire. Le trai­té de Maas­tricht a géné­ra­li­sé cette inter­dic­tion, ce qui dans la décen­nie 90, étant don­né les contraintes résul­tant de la mon­dia­li­sa­tion, était beau­coup moins jus­ti­fié. La FED amé­ri­caine, au contraire, peut le faire, car elle est res­pon­sable de la crois­sance comme de l’in­fla­tion, et elle ne se prive pas de créer de la mon­naie quand c’est néces­saire pour sau­ve­gar­der la croissance.

L’une des rai­sons de la pru­dence exces­sive des auto­ri­tés moné­taires euro­péennes est la crainte d’une expan­sion trop forte des moyens de paie­ment par rap­port aux capa­ci­tés de réponse de l’ap­pa­reil pro­duc­tif. Et il est vrai qu’il faut que l’offre puisse faire face à la demande. Encore faut-il, pour déter­mi­ner la demande que l’on juge tolé­rable, avoir une vision cor­recte des capa­ci­tés de production.

Or la réfé­rence là encore pré­do­mi­nante au seul appa­reil pro­duc­tif indus­triel amène à sous-esti­mer la sou­plesse actuelle d’a­dap­ta­tion de l’offre à la demande. Cette sou­plesse est plus grande dans les sec­teurs ter­tiaires : les capa­ci­tés de pro­duc­tion poten­tielles y sont plus abon­dantes qu’on ne croit. Certes il ne faut pas se faire « piè­ger » par ce qui reste des « gou­lots de pro­duc­tion » indus­triels. Mais la dis­pa­ri­tion des fron­tières éco­no­miques en Europe, comme l’ou­ver­ture de celles de l’Eu­rope sur le grand large, atté­nuent for­te­ment ce risque.

La pro­gram­ma­tion de la masse moné­taire à créer4 devrait donc se baser doré­na­vant sur les capa­ci­tés de pro­duc­tion poten­tielles, et non pas sur la seule pro­duc­tion pré­vue par les conjonc­tu­ristes et lar­ge­ment basée sur les ten­dances obser­vées dans le pas­sé récent. Il ne s’a­git pas en effet ici de mettre en place une relance conjonc­tu­relle et de « lais­ser faire » ensuite, mais de mener une poli­tique de régu­la­tion moné­taire per­ma­nente. Cela sup­pose que l’on donne au Conseil fran­çais de poli­tique moné­taire, comme c’est le cas pour la FED, la mis­sion de sou­te­nir la crois­sance et pas seule­ment de maî­tri­ser l’in­fla­tion. Car c’est à lui qu’il fau­drait confier la nou­velle poli­tique moné­taire. Si en effet il s’a­git bien de créer de la mon­naie ex nihi­lo, il ne s’a­git évi­dem­ment pas de fabri­quer des billets sans un rigou­reux contrôle. La poli­tique mise en œuvre devrait être sti­mu­lante quand la demande obser­vée serait insuf­fi­sante. Les auto­ri­tés moné­taires pour­raient alors dire à l’É­tat : « il serait sage dans les mois qui viennent d’in­jec­ter 15 ou 20 mil­liards de francs dans le cir­cuit ». Les béné­fi­ciaires seraient choi­sis par le gou­ver­ne­ment en fonc­tion de sa poli­tique éco­no­mique ou sociale. Les moda­li­tés d’ac­tion pour­raient être très diverses, visant à sti­mu­ler, selon la conjonc­ture obser­vée, tan­tôt la demande pri­vée – celle des ménages ou celle des entre­prises -, tan­tôt la demande publique. Pour don­ner des exemples, on pour­rait y trou­ver un sup­plé­ment de prime de ren­trée sco­laire ou la prise en charge d’une part des inté­rêts dus par les accé­dants à la pro­prié­té. Bien enten­du, si la masse moné­taire pro­gres­sait spon­ta­né­ment trop vite (car le cré­dit conti­nue­rait à jouer son rôle) et que des ten­sions infla­tion­nistes appa­rais­saient, une poli­tique res­tric­tive, de nature moné­taire ou fis­cale, pour­rait être menée. Cela sup­po­se­rait, bien sûr, que l’ap­pa­reil d’in­for­ma­tion sur les moyens de paie­ment, l’é­pargne liquide, les capa­ci­tés de pro­duc­tion, etc., soit déve­lop­pé et réagisse rapi­de­ment pour éclai­rer les décideurs.

Ces mêmes conclu­sions devraient ins­pi­rer la future Banque cen­trale euro­péenne. Le pro­blème en effet est moins pour nous de savoir s’il faut, et avec qui, adop­ter un jour pro­chain la mon­naie unique (celle-ci, bien gérée, peut être un moyen de don­ner à l’Eu­rope plus de poids dans les affaires éco­no­miques, finan­cières et sociales du monde), que de voir luci­de­ment quelle poli­tique moné­taire com­mune on fera alors. Cela sup­pose d’a­bord que l’on convainque un nombre suf­fi­sant d’é­co­no­mistes euro­péens, ain­si que nos prin­ci­paux par­te­naires poli­tiques dans l’U­nion euro­péenne, de l’op­por­tu­ni­té d’une poli­tique nou­velle per­met­tant en quelque sorte d’a­li­men­ter régu­liè­re­ment en car­bu­rant le « moteur éco­no­mique » euro­péen. Celle pro­po­sée ici vou­drait conju­guer dyna­misme et sagesse, et, annon­cée haut et clair comme étant des­ti­née à durer, elle pour­rait redon­ner aux acteurs éco­no­miques de l’Eu­rope et – pour­quoi pas ? – à ses acteurs démo­gra­phiques, la confiance dans l’a­ve­nir dont ils ont besoin.

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1 L’an­née 1997 située sur la par­tie ascen­dante du « cycle » a été rela­ti­ve­ment bonne.
2 Tel qu’il est connu au moment où sont écrites ces lignes.
3 Les « ser­vices » com­prennent de nom­breuses acti­vi­tés : édu­ca­tion, hygiène, san­té, com­merce, trans­ports, hôtel­le­rie, res­tau­ra­tion, etc.
4. Rap­pe­lons que la créa­tion moné­taire est aujourd’­hui com­plè­te­ment « décon­nec­tée » de l’or. Elle n’en est pas moins sou­mise à des contraintes, dont celle de la poli­tique de change.

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