Émotions

Dossier : Arts, Lettres et SciencesMagazine N°618 Octobre 2006Rédacteur : Jean SALMONA (56)

Naguère, une par­ti­ci­pante à un mee­ting sur le Lar­zac inter­viewée dans un jour­nal du soir décla­rait, ravie : « Quand J. a par­lé, j’ai pleu­ré », avouant ain­si sans honte sa joie de perdre son libre arbitre dans une réunion poli­tique. Lors d’un récent « Petit-déjeu­ner poly­tech­ni­cien », un homme poli­tique espé­rait – sans trop y croire – que les élec­teurs, dont les son­dages rendent compte, disait-il, d’une atti­tude émo­tion­nelle, repren­draient leurs esprits dans le secret de l’isoloir et émet­traient in fine un vote rationnel.

À la dif­fé­rence de la poli­tique, la musique est, avec l’amour, un des rares domaines où il est vive­ment recom­man­dé de s’abandonner et de lais­ser le cœur prendre le pas sur la rai­son. Les trois enre­gis­tre­ments de cette chro­nique d’automne sont de nature à vous émou­voir, plus que vous ne pour­rez l’avouer.

Vincent d’Indy : Quatuors

Qui connaît, qui écoute encore aujourd’hui la musique de Vincent d’Indy ? Il flotte autour de son per­son­nage et de son œuvre une image aca­dé­miste, réac­tion­naire, d’une fin de xixe siècle ultra­clas­sique et déca­lée par rap­port aux recherches d’un Debus­sy, et que ne dément pas sa (trop) célèbre Sym­pho­nie Céve­nole pour pia­no et orchestre – sans par­ler de ses prises de posi­tion poli­tiques assez peu sym­pa­thiques. Or, un jour, le Qua­tuor Joa­chim – jeune et remar­quable for­ma­tion enten­due cet été dans le Lubé­ron – découvre par hasard les par­ti­tions des Qua­tuors de d’Indy et les déchiffre : miracle ! C’est une musique pareille à aucune autre, sub­tile, raf­fi­née, d’une sen­sua­li­té presque déca­dente, mer­veilleu­se­ment écrite, thèmes, har­mo­nies, et struc­ture, beau­coup plus proche de Proust que de Pierre Benoît. Un Pre­mier Qua­tuor cyclique qui enthou­sias­ma Cha­brier, petit chef‑d’œuvre de contre­point inti­miste ; un Qua­tuor n° 2 d’une construc­tion rigou­reuse et com­plexe dis­si­mu­lée der­rière une atmo­sphère de mélan­co­lie exquise.

Quant au Troi­sième Qua­tuor, écrit beau­coup plus tard, au début des années vingt, avec une forme que Bee­tho­ven n’aurait pas désa­vouée et des thèmes et har­mo­nies qui ont dû rendre Ravel jaloux, on peut le consi­dé­rer, en contrô­lant son émo­tion, comme un des chefs‑d’œuvre abso­lus de la musique de chambre fran­çaise. À dégus­ter dans un jar­din d’hiver par­mi les par­fums de tubé­reuse avec des maca­rons friables et cré­meux. Le Sex­tuor, de la même époque, clôt ce recueil. Il est dans la lignée de la musique fran­çaise de plai­sir pur, de Cou­pe­rin à Pou­lenc1.

Puccini – La Bohème

Au début des années soixante, Fran­co Zef­fi­rel­li met en scène à la Sca­la de Milan La Bohème, diri­gée par Kara­jan, avec une dis­tri­bu­tion de rêve : Mirel­la Fre­ni en Mimi, Gian­ni Rai­mon­di en Rodolphe, Rolan­do Pane­rai en Mar­cel­lo2, et Zef­fi­rel­li la filme en 1965. C’est cette réa­li­sa­tion deve­nue mythique qui est reprise aujourd’hui en DVD. Elle mérite que l’on s’y arrête.

Mirel­la Fre­ni a joué et enre­gis­tré plu­sieurs fois Mimi avec des par­te­naires divers (Nico­laï Ged­da, Pava­rot­ti) et elle en est deve­nue la per­son­ni­fi­ca­tion, grâce à sa voix au timbre velou­té, et heu­reu­se­ment dépour­vue de vibra­to. Pane­rai a été un des très grands, et Rai­mon­di (Gian­ni, pas Rug­gie­ro) un mer­veilleux ténor, le plus sous-esti­mé de sa géné­ra­tion. À la dif­fé­rence de ce que l’on fait aujourd’hui dans l’opéra fil­mé, où les décors sont géné­ra­le­ment natu­rels et la mise en scène ciné­ma­to­gra­phique, la mise en scène et les décors de La Bohème sont ceux du théâtre, la ges­tuelle est théâ­trale, ce qui, en fait, ajoute au charme de l’enregistrement, comme l’a si bien com­pris Alain Resnais qui tourne sys­té­ma­ti­que­ment en décors de théâtre (Mélo, Smo­king-No smo­king, etc.) : l’art doit être dis­tan­cié, se dis­tin­guer de la vie réelle, pour être de l’art. Ajou­tons que Kara­jan, en 1965, n’avait pas encore été atteint par la méga­lo­ma­nie qui lui fit, par la suite, adop­ter un style déta­ché et altier, et qu’il dirige l’Orchestre de la Sca­la pré­cis comme un Alle­mand, certes, mais lyrique comme un Ita­lien, et vous aurez la recette d’un grand opé­ra filmé.

Le disque du mois : les Trios de Mendelssohn

La musique de chambre de Men­dels­sohn – ce Mozart du xixe siècle, mort à 38 ans en 1847 – est, comme c’est le cas chez la plu­part des roman­tiques, le som­met de son œuvre. L’ambition de Men­dels­sohn n’était pas d’innover mais, avec la forme rigou­reuse et les struc­tures har­mo­niques de Bach, Mozart, Bee­tho­ven, et ses thèmes à lui, de faire une belle musique à laquelle il prenne plai­sir et qui puisse émou­voir ses contem­po­rains. Le Trio n° 1 en ré mineur, lumi­neux, aux mélo­dies exquises, est sou­vent joué. Le Trio n° 2 en ut mineur, écrit deux ans avant la mort du com­po­si­teur, angois­sé et dont l’esprit oscille entre la révolte et la mélan­co­lie, est beau­coup moins connu. L’un et l’autre vous atteignent en plein cœur et, ensuite, ne vous lâchent plus, s’ils sont bien inter­pré­tés. L’enregistrement que publie Penta­Tone, et qui vient d’obtenir le Dia­pa­son d’or, asso­cie trois solistes jeunes qui ont atteint à une renom­mée inter­na­tio­nale : la vio­lo­niste Julia Fischer, Daniel Mül­ler-Schott au vio­lon­celle, et au pia­no notre cama­rade Jona­than Gilad (X‑Ponts 2001 qui, on le sait, pour­suit une car­rière inter­na­tio­nale de musi­cien pro­fes­sion­nel en même temps que ses études à l’École des Ponts)3. La par­ti­tion de pia­no des deux trios exige une vir­tuo­si­té de niveau trans­cen­dant, dont Jona­than Gilad se joue avec une finesse de tou­cher à laquelle seuls quelques pia­nistes comme Per­ahia, Bren­del, Pol­li­ni, ou, naguère, Bene­det­ti-Miche­lan­ge­li ont atteint avant lui. Mais ce qui frappe et vous sub­jugue dans ce disque, c’est l’extraordinaire homo­gé­néi­té et la palette infi­nie de nuances dont est capable ce trio de musi­ciens dont aucun n’a trente ans et qui, pour­tant, réa­lisent cette sym­biose ines­pé­rée qui relève de l’alchimie. Écou­tez-les : vous n’aurez pas sou­vent l’occasion d’être ému avec autant de bonheur.

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1. 2 CD CALLIOPE CAL 9891.2.
2. 1 DVD DGG 00440 073 4071.
3. 1 CD PENTATONE.

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