Écritures, réécritures, lecture

Dossier : Arts, Lettres et SciencesMagazine N°692 Février 2014Rédacteur : Jean SALMONA (56)

Un musi­cien lit-il jamais exac­te­ment ce que l’auteur, le com­po­si­teur a écrit ? Entend-on une œuvre telle que l’interprète a vou­lu qu’on l’entende quand il la joue ? Et même l’auditeur d’un concert a‑t-il la même per­cep­tion de l’œuvre qu’il est en train d’écouter que son voi­sin, si tant est que cette ques­tion ait un sens ?

Symphoniques

Tout grand chef se doit, tôt ou tard, d’enregistrer les Sym­pho­nies de Brahms. Nous avons cité dans ces colonnes, au fil du temps, mainte inté­grale, la der­nière par Simon Rat­tle avec la Phil­har­mo­nie de Ber­lin. Celle, toute nou­velle, de Ric­car­do Chailly à la tête du Gewand­haus de Leip­zig1 est excep­tion­nelle à plus d’un titre.

CD Symphonies de Brahms par Ricardo ChaillyL’écriture orches­trale de Brahms compte peu d’indications d’interprétation, notam­ment métro­no­miques, lais­sant beau­coup de liber­té au chef. Ain­si s’est ins­tau­rée au cours du XXe siècle la tra­di­tion de diri­ger Brahms comme Bee­tho­ven : gran­deur, solen­ni­té, exagération.

Chailly, lui, s’est réfé­ré aux ori­gines : les enre­gis­tre­ments de Felix Wein­gart­ner qui avait diri­gé les sym­pho­nies devant Brahms en 1896 et avait obte­nu son satis­fe­cit. Le résul­tat est superbe : une lec­ture épu­rée, nou­velle, sans pathos.

Le troi­sième disque du cof­fret est consa­cré à d’autres pièces sym­pho­niques, notam­ment Ouver­ture tra­gique, Varia­tions sur un thème de Haydn, Ouver­ture pour une fête aca­dé­mique, trois Danses hon­groises. Enfin, le livret est par­ti­cu­liè­re­ment riche en infor­ma­tions originales.

CD Symphonies de Beethoven transcrites au piano par LisztLiszt a, on le sait, trans­crit les Sym­pho­nies de Bee­tho­ven pour le pia­no et s’en est expli­qué dans un très beau texte (1865). Tout en étant rigou­reu­se­ment fidèle à la par­ti­tion d’orchestre, il s’agit d’une véri­table réécri­ture, fon­dée à la fois sur l’esprit de Bee­tho­ven et sur les capa­ci­tés excep­tion­nelles du pia­niste Liszt.

Yury Mar­ty­nov vient d’enregistrer les Sym­pho­nies 3 (« Héroïque ») et 8 sur un Blüth­ner de 18672. D’ordinaire réser­vé sur le prin­cipe même des trans­crip­tions et aus­si des pia­nos anciens, avouons être conquis par une écri­ture extra­or­di­nai­re­ment raf­fi­née, par le timbre d’un pia­no… sym­pho­nique par­fai­te­ment en situa­tion et par la lec­ture d’un inter­prète qui maî­trise cet ins­tru­ment hors pair : écou­tez la Marche funèbre de l’Héroïque et vous serez subjugué.

Fauré, Bach et autres

Le pia­niste Éric Le Sage pour­suit l’édition de la musique de chambre avec pia­no de Fau­ré : les deux Sonates avec Dai­shin Kashi­mo­to au vio­lon3. Ce sont-là les deux pièces les plus sédui­santes à l’oreille que Fau­ré ait écrites : thèmes déli­cieux, infi­nie com­plexi­té har­mo­nique avec d’incessantes modu­la­tions, c’est ce que l’on peut appe­ler une musique jouissive.

CD Sonates de FauréPar­mi de nom­breuses inter­pré­ta­tions, celle-ci se dis­tingue par une fusion par­faite des deux inter­prètes qui rap­pelle celle, légen­daire, de Fer­ras et Bar­bi­zet, et par un jeu de pia­no rond, velou­té, délec­table, qui appel­le­rait une écoute avec dégus­ta­tion simul­ta­née d’un pain d’épices tar­ti­né d’un très bon foie gras avec un château-chalon.

Sur le même disque, quatre autres pièces dont la célèbre Ber­ceuse et un déli­cieux Andante, presque inédit.

Le Qua­tuor Zehet­mair, peu connu en France, vient de gra­ver trois qua­tuors hors des sen­tiers bat­tus4.

CD Quelques QuatuorsLe Qua­tuor de Bru­ck­ner, œuvre de jeu­nesse inédite jusque dans les années 1950 et très rare­ment jouée, est une décou­verte : petite mer­veille de thèmes et d’harmonies, qui s’apparente à ceux de Men­dels­sohn, d’une écri­ture clas­sique qui ne cherche pas à inno­ver, sim­ple­ment à trans­crire avec sin­cé­ri­té les sen­ti­ments tels qu’ils sont.

Le Qua­tuor n° 2 de Hart­mann (1905−1963) for­mel­le­ment plus ambi­tieux, ato­nal, proche de Webern et de Kra­sa, demande plus d’efforts d’écoute mais il est rigou­reux, concis, et fina­le­ment pre­nant et émou­vant, une œuvre majeure du XXe siècle, à découvrir.

Le Qua­tuor op. 135 de Bee­tho­ven (Muss es sein ? Es muss sein !), un des plus beaux et des plus dif­fi­ciles, est très bien joué.

Le Qua­tuor du contem­po­rain Heinz Hol­li­ger est réser­vé aux initiés.

La cour du Roy

De Fran­çois Ier jusqu’à Louis XVI, la musique a accom­pa­gné la vie quo­ti­dienne des sou­ve­rains fran­çais et les grands évé­ne­ments de la cour.

CD : Motets à la cour du RoySous le titre Motets à la cour du Roy5, Les Chantres de Saint-Hilaire et l’ensemble Le Concert des Volutes ont enre­gis­tré des motets – pièces vocales et ins­tru­men­tales des­ti­nées à agré­men­ter les offices de la cour – écrits de la fin du XVIe siècle au XVIIIe (Phi­li­dor) : Caur­roy, For­mé, Veillot, Gobert, chantres ou maîtres de cha­pelle, incon­nus sauf des spé­cia­listes, sont les auteurs de ces poly­pho­nies sub­tiles que com­plète une jolie suite instrumentale.

CD : Te Deum de Charpentier et LullyCe qui nous conduit à deux œuvres majeures du Grand Siècle : les Te Deum de Lul­ly et Char­pen­tier, que viennent d’enregistrer Le Poème har­mo­nique et la Capel­la Cra­co­vien­sis diri­gés par Vincent Dumestre6.

Com­po­sées à vingt-cinq ans de dis­tance l’une et l’autre à la gloire de Louis XIV, il s’agit d’œuvres gran­dioses à l’architecture impo­sante – par­fait pen­dant musi­cal du châ­teau de Ver­sailles – qui nous impres­sionnent plus qu’elles ne nous émeuvent, contrai­re­ment aux audi­teurs du XVIIe siècle, d’après les historiens.

Dif­fé­rence de lecture…

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1. 3 CD DECCA
2. 2 CD ZIG-ZAG TERRITOIRES
3. 1 CD ALPHA
4. 1 CD ECM
5. 1 CD TRITON
6. 1 CD ALPHA.

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