Écouter, entendre

Dossier : Arts, Lettres et SciencesMagazine N°686 Juin/Juillet 2013Rédacteur : Jean SALMONA (56)

Un ami musi­cien nous disait il y a peu : « Arrête le disque, ou arrê­tons de par­ler : quand j’entends de la musique, même à faible volume, elle s’impose à moi, je ne peux plus me concen­trer sur autre chose que les notes, les har­mo­nies, les timbres ; plus rien d’autre n’existe. »

La musique qui enva­hit les res­tau­rants, sans par­ler des super­mar­chés et des ascen­seurs, est une aber­ra­tion ; mais il est vrai que la plu­part de nos contem­po­rains entendent sans écouter.

Et pour­tant, quel bon­heur intense de suivre, en foca­li­sant son atten­tion, la voix du vio­lon­celle dans le Qua­tuor des dis­so­nances, de vibrer à chaque inflexion d’Ella Fitz­ge­rald dans I got a crush on you !

Une belle idée pour Schumann

Com­pa­rer des inter­pré­ta­tions d’une même œuvre, plai­sir de l’amateur hédo­niste, sup­pose une écoute atten­tive. Mais il existe un plai­sir plus raf­fi­né encore, et aus­si plus éclai­rant : écou­ter l’interprétation d’une œuvre don­née par le même inter­prète sur des ins­tru­ments différents.

CD Schumann, piano avec Pierre BouyerC’est l’idée de génie qu’a eue l’excellent pia­niste Pierre Bouyer en enre­gis­trant les Kreis­le­ria­na et la Phan­ta­sie opus 17, de Schu­mann, suc­ces­si­ve­ment sur trois pia­nos : un pia­no-forte Érard de 1837, contem­po­rain de Schu­mann qui aimait cet ins­tru­ment ; un pia­no-forte Strei­cher de 1856, som­met de la méca­nique vien­noise de l’époque, et le plus récent – et le plus sophis­ti­qué – des pia­nos modernes, un Fazio­li de 19951.

Les Kreis­le­ria­na (dédiés à Cho­pin) et la Phan­ta­sie (dédiée à Liszt) sont sans doute les deux chefs‑d’œuvre de la musique pour pia­no de Schu­mann ; ils mettent en jeu tout le cla­vier du pia­no, toutes les nuances du pia­nis­si­mo au for­tis­si­mo, ils font appel à tous les tou­chers, de la per­cus­sion à la Bar­tok à l’effleurement presque sug­gé­ré. Et si vous écou­tez vrai­ment, vous décou­vrez que les pia­nos-forte évo­lués recèlent dans le médium et les aigus des tré­sors d’harmoniques qu’occulte le pia­no moderne, qu’en vingt ans au XIXe siècle le pia­no-forte a fait des pro­grès déter­mi­nants, per­met­tant plus de vir­tuo­si­té et des tou­chers plus sub­tils, enfin que le pia­no moderne auquel nous sommes habi­tués consti­tue un com­pro­mis entre les exi­gences tech­niques des pia­nistes et le désir d’un son riche en har­mo­niques de l’auditeur éclairé.

Les trois disques sont pré­sen­tés dans un cof­fret métal­lique et accom­pa­gnés d’une riche docu­men­ta­tion sur les pia­nos et leur évo­lu­tion, ain­si que, sur le site Inter­net dili­gen­ce­mu­si­ca. com, des pro­po­si­tions, pour les pia­nistes, de doig­tés, de conseils et des notes d’écoute.

Écouter des voix

On n’a mal­heu­reu­se­ment pas la pos­si­bi­li­té de com­pa­rer les voix des inter­prètes du XVIe siècle et celles des chan­teurs d’aujourd’hui.

CD Concerto Soave de Gesualdo Mais il existe une œuvre unique qui fait appel aux res­sources les plus sub­tiles de la voix humaine, une œuvre inclas­sable, indé­fi­nis­sable, celle de Car­lo Gesual­do (1560−1613) dont l’ensemble Concer­to Soave vient d’enregistrer un recueil de motets et de madri­gaux2.

L’extraordinaire ori­gi­na­li­té des poly­pho­nies de Gesual­do réside dans les inno­va­tions raf­fi­nées et par­fai­te­ment déca­lées par rap­port à leur époque : un chro­ma­tisme exa­cer­bé face auquel celui du XIXe siècle finis­sant fait pâle figure, des enchaî­ne­ments har­mo­niques inat­ten­dus, désta­bi­li­sants, une exci­ta­tion qui se résout sou­dain en déses­poir, avec des cou­leurs mor­bides et même vénéneuses.

Bien sûr, pour entendre la musique de Gesual­do, il faut renon­cer à toute autre occu­pa­tion, lec­ture, conver­sa­tion et autres. Mais si vous ne connais­sez pas l’œuvre de ce créa­teur hors du com­mun – qui fut aus­si un per­son­nage trouble et un meur­trier, sem­blable à plus d’un titre au Cara­vage – cou­rez l’écouter et vous décou­vri­rez une musique incroya­ble­ment com­plexe, tour­men­tée, qui fait de lui à plus d’un titre notre contemporain.

_____________________________
1. 3 CD DILIGENCE.
2. 2 CD ZIG-ZAG.

Poster un commentaire