Divertissement

Dossier : Arts, Lettres et SciencesMagazine N°624 Avril 2007Rédacteur : Jean SALMONA (56)

À voir tous ceux – pas­sants, jog­gers, voya­geurs de l’autobus et du métro, éco­liers dans toutes les situa­tions – à qui des écou­teurs et un boî­tier per­mettent de s’absenter tout en étant pré­sents, on peut pen­ser que la musique a acquis le sta­tut de pro­duit de consom­ma­tion cou­rante, voire de drogue (douce). Et il est vrai que dans le grand mar­ché du temps 1, la part de la musique ne cesse de croître (même si, avec les pira­tages, le com­merce de la musique enre­gis­trée payante s’effondre). Dans un monde où cha­cun est de plus en plus voué à la soli­tude, il en fau­drait peu pour que la musique – et pour­quoi pas la musique dite clas­sique – devienne, non pour quelques hap­py few mais pour tous, une rai­son de vivre.

Claviers

Claude Bal­bastre, qui a tra­ver­sé le siècle des Lumières, de Louis XV au Direc­toire, fut pen­dant cin­quante ans le plus célèbre des cla­ve­ci­nistes-orga­nistes de Paris. Ce musi­cien incon­tour­nable, dès 1760 orga­niste à Notre-Dame, mon­dain mais adap­table au point de jouer en 1792 sur les orgues de Notre-Dame désor­mais désaf­fec­tées la Marche des Mar­seillais et le Ca ira, a lais­sé quan­ti­té d’œuvres dont l’excellent cla­ve­ci­niste Jean-Patrice Brosse nous donne un aper­çu avec vingt pièces décou­vertes dans un manus­crit de la Biblio­thèque Natio­nale 2Romances, Pas­to­rales, Chasse et Canon­nade : musique agréable, diver­tis­sante, bien écrite, et qui en dit plus sur l’insouciance de la classe diri­geante de l’époque que bien des analyses.

Fazil Say est un pia­niste rare, uni­ver­sel, aus­si à l’aise dans Mozart que dans Ger­sh­win ou Stra­vins­ky, impro­vi­sa­teur, com­po­si­teur, jazz­man, inter­prète pro­fon­dé­ment humain, et dont la tech­nique d’acier, jointe à une exi­gence de rigueur, fait de chaque concert, de chaque disque, un évé­ne­ment. On pense à la fois à Glenn Gould et à Horo­witz, tout par­ti­cu­liè­re­ment dans Cinq Sonates de Haydn enre­gis­trées l’été der­nier 3. Les Sonates de Haydn sont moins connues que celles de Mozart ou de Scar­lat­ti et elles sont pré­ci­sé­ment à mi-che­min des unes et des autres, mélo­diques comme celles de Mozart, enle­vées comme celles de Scar­lat­ti, mais tout à fait ori­gi­nales. On a de la peine à croire que Haydn n’était le cadet de Bal­bastre que de huit ans tant cette musique tourne le dos au style ancien. Et le tou­cher sub­til de Fazil Say fait mer­veille dans cette musique moderne à bien des égards, et que l’on peut avouer, sans honte, pré­fé­rer aux Sonates de Bee­tho­ven. Un superbe disque.

Liberté : trois premiers Concertos

Lise de la Salle est, elle aus­si, une pia­niste hors du com­mun, dans la grande tra­di­tion fran­çaise à l’instar d’un Casa­de­sus : la clar­té et l’honnêteté par rap­port au texte priment sur la recherche de l’effet, et sur une tech­nique par­faite qu’elle par­vient à faire oublier. Elle en donne une belle démons­tra­tion dans trois concer­tos qui exigent tous trois une grande vir­tuo­si­té : le Concer­to n° 1 pour pia­no, trom­pette et cordes de Chos­ta­ko­vitch, le Concer­to n° 1 de Liszt, et le Concer­to n° 1 de Pro­ko­fiev, joués avec l’Orchestre de la Fon­da­tion Gul­ben­kian diri­gé par Law­rence Fos­ter4. Il y a une conjonc­tion ines­pé­rée entre ces trois pre­miers concer­tos – dont deux œuvres de jeu­nesse brillantes mais mar­quées par la spon­ta­néi­té et le jaillis­se­ment, non par le désir de plaire à tout prix – et une pia­niste jeune et qui pos­sède les mêmes qua­li­tés que les œuvres qu’elle joue.

Le Concer­to de Liszt, propre à toutes les démons­tra­tions, est joué sans aucun excès, avec autant de clar­té qu’un concer­to de Mozart. Celui de Pro­ko­fiev, écrit alors que Pro­ko­fiev avait 21 ans, soit deux ans de plus que Lise de la Salle aujourd’hui, est assez proche de Tchaï­kovs­ki et Rach­ma­ni­noff, mais il porte en germe, avec ses har­mo­nies faus­se­ment clas­siques et ses alter­nances sombre-lyrique, l’esprit du 3e Concer­to. Quant au Concer­to de Chos­ta­ko­vitch, c’est une petite mer­veille d’invention libre, tonale, drôle, mélo­dique, bour­rée de cita­tions, et qui relève à la fois de Stra­vins­ky et de… Poulenc.

Le disque du mois : Charpentier-Lesne

Vous n’imaginez vrai­sem­bla­ble­ment pas qu’une musique du XVIIe siècle puisse vous émou­voir aux larmes. Cou­rez alors écou­ter toutes affaires ces­santes le disque de Marc Antoine Char­pen­tier que vient d’enregistrer Gérard Lesne avec Il Semi­na­rio Musi­cale 5 sous le titre Tristes déserts et qui ras­semble une dizaine d’airs, la can­tate Orphée des­cen­dant aux enfers, et l’Epi­ta­phum Car­pen­ta­rii. Il y a d’abord la voix inef­fable de haute-contre de Gérard Lesne, d’excellents musi­ciens dont un remar­quable joueur de théorbe, et une prise de son hors pair. Il y a aus­si des textes superbes dont celui des stances du Cid de Cor­neille, d’autres éton­nants comme cet épi­taphe musi­cal que Char­pen­tier s’est dédié, d’autres enfin déli­cieux comme celui des airs Tristes déserts ou Ren­dez-moi mes plai­sirs.

Mais il y a sur­tout la musique de Char­pen­tier, rien moins que clas­sique ni conve­nue, qui fait pâlir par com­pa­rai­son celle de Mon­te­ver­di. Aucun aca­dé­misme, une liber­té har­mo­nique et mélo­dique inha­bi­tuelles, une sym­biose avec le texte – ser­vi par l’impeccable dic­tion de Lesne – tout cela concourt à faire de cet enre­gis­tre­ment, y com­pris pour ceux que la musique baroque ennuie par­fois, la source d’un bon­heur rare.

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1. Voir J. Atta­li, Une brève his­toire de l’avenir.
2. 1 CD PIERRE VERANY PV 707021.
3. 1 CD NAÏVE V 5070.
4. 1 CD NAÏVE V 5053.
5. 1 CD ZIG ZAG ZZT070302.

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