Développement agricole inégal et sous-alimentation paysanne

Dossier : ExpressionsMagazine N°612 Février 2006
Par Marcel MAZOYER

NOVEMBRE 1996. Au cré­pus­cule du der­nier mil­lé­naire, une lueur d’es­poir paraît à l’ho­ri­zon : près de cent quatre-vingt-dix chefs d’É­tat et de gou­ver­ne­ment, réunis à Rome à l’oc­ca­sion du Som­met mon­dial de l’a­li­men­ta­tion, s’en­gagent solen­nel­le­ment « à réduire de moi­tié le nombre des per­sonnes sous-ali­men­tées d’i­ci à 2015 au plus tard »

.Octobre 2004. Coup de ton­nerre dans un ciel de nou­veau assom­bri : le rap­port annuel sur la situa­tion de l’in­sé­cu­ri­té ali­men­taire dans le monde (FAO, 2004) éva­lue à 852 mil­lions le nombre de per­sonnes souf­frant de la faim, signi­fiant ain­si que, loin de dimi­nuer, ce nombre a au contraire aug­men­té de 37 mil­lions en dix ans.

Pour­tant, mal­gré l’ex­plo­sion démo­gra­phique sans pré­cé­dent des der­nières décen­nies, la pro­duc­tion agri­cole et ali­men­taire mon­diale a aug­men­té plus vite que la popu­la­tion. Au cours de la seconde moi­tié du xxe siècle, la popu­la­tion mon­diale, en pas­sant de 2,5 mil­liards de per­sonnes en 1950 à 6 mil­liards en 2000, a été mul­ti­pliée par 2,4. Or, dans le même temps, la pro­duc­tion agri­cole et ali­men­taire a été mul­ti­pliée par 2,6 (Fao­stat), pro­gres­sant ain­si plus vite que la popu­la­tion, et beau­coup plus en cin­quante ans qu’elle ne l’a­vait fait aupa­ra­vant en dix mille ans d’his­toire agraire.

Pour autant, la ques­tion de la pau­vre­té et de la faim que posait déjà Mal­thus (1766−1834) au sujet de l’An­gle­terre en proie à la révo­lu­tion agri­cole et indus­trielle du xviiie siècle, se pose tou­jours avec autant d’a­cui­té, à l’é­chelle d’un monde en proie à la révo­lu­tion agri­cole, indus­trielle et com­mer­ciale contem­po­raine : pour­quoi, mal­gré une crois­sance éco­no­mique supé­rieure à celle de la popu­la­tion, le nombre de pauvres et de sous-ali­men­tés reste-t-il si impor­tant, et que faire pour y remé­dier ? Que faire en effet sachant que 3 mil­liards d’hu­mains dis­po­sant de moins de 2 euros par jour se privent plus ou moins de nour­ri­ture, que 2 mil­liards souffrent de graves mal­nu­tri­tions et que 852 mil­lions ont faim presque tous les jours ?

Que faire pour venir à bout au plus tôt de la pau­vre­té et de la faim, et que faire à l’a­ve­nir pour sub­ve­nir plei­ne­ment aux besoins d’une popu­la­tion qui devrait appro­cher 9 mil­liards de per­sonnes dans cin­quante ans, et pla­fon­ner autour de 10 mil­liards avant la fin du siècle ?

Telles sont les ques­tions aux­quelles nous vou­lons répondre ici, en trai­tant suc­ces­si­ve­ment des limites et des incon­vé­nients de la crois­sance agri­cole mon­diale, des prin­ci­pales rai­sons de la pau­vre­té et de la sous-ali­men­ta­tion, des pos­si­bi­li­tés et des moyens d’y remédier.

Les limites et les inconvénients de la croissance agricole

L’é­norme aug­men­ta­tion de la pro­duc­tion agri­cole et ali­men­taire mon­diale au cours de la seconde moi­tié du xxe siècle pro­vient pour une faible part, moins de 15 %, de l’ex­ten­sion des terres arables, qui sont pas­sées de 1 330 mil­lions d’hec­tares en 1950 à 1 500 mil­lions d’hec­tares en 2000. Pour une part aus­si, elle pro­vient de la réduc­tion des jachères et du déve­lop­pe­ment conco­mi­tant des cultures, des éle­vages et de l’ar­bo­ri­cul­ture. Dans quelques régions très peu­plées du monde, les pay­sans ont même réus­si à construire de leurs mains des éco­sys­tèmes culti­vés super­po­sant plu­sieurs étages d’ar­bo­ri­cul­ture frui­tière, domi­nant des asso­cia­tions denses de cultures vivrières et four­ra­gères, des éle­vages d’her­bi­vores, de porcs et de volailles, et par­fois même, des bas­sins d’a­qua­cul­ture. Des éco­sys­tèmes culti­vés com­plexes qui sont capables de four­nir, sans engrais, autant de pro­duits végé­taux et ani­maux que les cultures et les éle­vages spé­cia­li­sés les plus per­for­mants pour­raient le faire sur la même surface.

Mais, pour une grande part, plus de 70 %, cette aug­men­ta­tion de pro­duc­tion pro­vient de la crois­sance du ren­de­ment moyen mon­dial des cultures, qui a été mul­ti­plié par plus de deux en cin­quante ans. Dans quelques régions des pays indus­tria­li­sés ou émer­gents, les ren­de­ments ont même décu­plé, pour atteindre 10 tonnes de céréales ou d’é­qui­valent-céréales par hec­tare, et se rap­pro­cher ain­si du maxi­mum pos­sible. Cet accrois­se­ment des ren­de­ments a résul­té sur­tout de l’u­ti­li­sa­tion de semences sélec­tion­nées géné­ti­que­ment, à haut poten­tiel de ren­de­ment, d’en­grais miné­raux à haute dose et de pes­ti­cides très effi­caces ain­si que, dans cer­tains cas, de l’ir­ri­ga­tion qui a été éten­due de 80 mil­lions d’hec­tares en 1950 à 240 mil­lions en 2000.

En revanche, dans beau­coup de régions pauvres des pays en déve­lop­pe­ment, les ren­de­ments n’ont pra­ti­que­ment pas aug­men­té et sont tou­jours de l’ordre de une tonne par hec­tare, et donc très éloi­gnés du maxi­mum possible.

Pauvreté et sous-alimentation rurales

Selon la FAO, près des trois quarts des humains sous-ali­men­tés sont des ruraux. Des ruraux pauvres, dont la majo­ri­té sont des pay­sans, par­ti­cu­liè­re­ment mal équi­pés, mal situés et mal lotis, et des ouvriers agri­coles très peu payés. Quant aux autres sous-ali­men­tés, la plu­part d’entre eux sont d’ex-ruraux récem­ment pous­sés à l’exode vers les camps de réfu­giés ou les bidon­villes sous-équi­pés et sous-indus­tria­li­sés, dans les­quels règnent le chô­mage et les bas salaires, et où ils ne peuvent trou­ver de moyens d’exis­tence suffisants.

Or, on sait que, mal­gré un exode rural de plus de 50 mil­lions de per­sonnes par an, le nombre de pauvres et sous-ali­men­tés des cam­pagnes ne dimi­nue guère. Ce qui signi­fie qu’un nombre à peu près égal de nou­veaux pauvres et sous-ali­men­tés se forme chaque année dans les cam­pagnes du monde.

Certes, il est dif­fi­cile d’ad­mettre qu’a­près des décen­nies de révo­lu­tion agri­cole et de révo­lu­tion verte, la pau­vre­té et la sous-ali­men­ta­tion rurales se per­pé­tuent avec une telle ampleur. Pour­tant, il suf­fit pour s’en convaincre de rele­ver les traits les plus mar­quants d’une situa­tion agri­cole mon­diale très contrastée.

Inégalités agricoles et pauvreté paysanne

Rap­pe­lons tout d’a­bord qu’à l’é­chelle du monde les ruraux et les agri­cul­teurs sont encore très nom­breux : la popu­la­tion rurale s’é­lève à 3,3 mil­liards de per­sonnes, soit 52 % de la popu­la­tion mon­diale ; la popu­la­tion agri­cole totale (active et non active) s’é­lève à 2,6 mil­liards de per­sonnes, soit 41 % de cette même popu­la­tion mon­diale ; quant à la popu­la­tion agri­cole active, elle s’é­lève à 1,34 mil­liard de per­sonnes, soit 43 % de la popu­la­tion active du monde (Fao­stat).

Rap­pe­lons aus­si que, dans presque tous les pays, le reve­nu moyen des agri­cul­teurs est très infé­rieur à celui des cita­dins, et même infé­rieur à celui des sala­riés non qualifiés.

Mais sur­tout, il faut savoir que pour 1,34 mil­liard d’ac­tifs agri­coles, on ne compte dans le monde en tout et pour tout que 28 mil­lions de trac­teurs (soit 2 % du nombre des actifs agri­coles), et 250 mil­lions d’a­ni­maux de tra­vail (soit 19 % du nombre des actifs agri­coles). C’est dire que la grande moto­ri­sa­tion-méca­ni­sa­tion qui a triom­phé dans les pays indus­tria­li­sés et dans quelques sec­teurs des pays émer­gents n’a tou­ché qu’une infime mino­ri­té des agri­cul­teurs du monde, que la culture à trac­tion ani­male ne béné­fi­cie aujourd’­hui qu’à un cin­quième envi­ron d’entre eux, et que les quatre cin­quièmes des actifs agri­coles du monde, soit envi­ron un mil­liard de pay­sans, tra­vaillent uni­que­ment avec des outils à mains (bêche, houe, machette, faucille…).

D’un autre côté, sachant que moins de 800 mil­lions d’a­gri­cul­teurs, tous types d’é­qui­pe­ment confon­dus, uti­lisent cou­ram­ment des semences sélec­tion­nées, des engrais miné­raux et des pes­ti­cides, il faut en déduire qu’en­vi­ron 500 mil­lions de pay­sans n’ayant géné­ra­le­ment ni trac­teur, ni ani­mal de tra­vail, n’u­ti­lisent pas non plus ces intrants efficaces.

Les inéga­li­tés d’é­qui­pe­ment, de pro­duc­ti­vi­té et de reve­nu entre les dif­fé­rentes agri­cul­tures du monde sont donc énormes : d’un côté, quelques mil­lions d’a­gri­cul­teurs dis­po­sant de puis­sants trac­teurs et de machines valant plu­sieurs cen­taines de mil­liers d’eu­ros et uti­li­sant les intrants les plus effi­caces peuvent pro­duire plus de 1 000 tonnes de céréales ou équi­valent-céréales par tra­vailleur et par an (plus de 100 hectares/travailleur X près de 10 tonnes/hectare) ; de l’autre côté, des cen­taines de mil­lions de pay­sans dis­po­sant seule­ment d’un outillage manuel valant quelques dizaines d’eu­ros et n’u­ti­li­sant pas ces intrants effi­caces, ne peuvent pas pro­duire plus de 1 tonne de céréales ou d’é­qui­valent-céréales par tra­vailleur et par an (1 hectare/travailleur X 1 tonne/hectare).

Encore faut-il ajou­ter que dans de nom­breux pays autre­fois colo­ni­sés (Amé­rique latine, Afrique du Sud…) ou com­mu­nistes (Ukraine, Rus­sie…) n’ayant pas connu de réforme agraire signi­fi­ca­tive récente, la majo­ri­té des pay­sans ont été, his­to­ri­que­ment, plus ou moins pri­vés de terre par les grands domaines, publics ou pri­vés, de plu­sieurs mil­liers ou dizaines de mil­liers d’hectares.

En consé­quence, ces pay­sans qui dis­posent d’une super­fi­cie de quelques ares, infé­rieure à celle qu’ils pour­raient culti­ver avec leurs faibles outils, et infé­rieure à celle qui leur serait néces­saire pour cou­vrir les besoins ali­men­taires de leur famille, sont obli­gés d’al­ler cher­cher du tra­vail au jour le jour dans ces grands domaines, contre des salaires allant de 18 d’eu­ro à 2 euros la jour­née selon les pays, les sai­sons et les régions.

Ain­si, dans les pays en déve­lop­pe­ment, les pay­sans pro­dui­sant moins de 1 tonne de céréales par an, valant aujourd’­hui autour de 100 euros la tonne, et les sala­riés agri­coles gagnant moins de 2 euros par jour se comptent par cen­taines de mil­lions : il n’est donc pas éton­nant que la pau­vre­té et la sous-ali­men­ta­tion soient aus­si mas­si­ve­ment répan­dues dans les cam­pagnes du monde.

Mais il reste à expli­quer par quel pro­ces­sus de déve­lop­pe­ment inégal et d’ap­pau­vris­se­ment on a pu abou­tir à une situa­tion aus­si insoutenable.

Les raisons de la pauvreté et de la sous-alimentation rurales

Un développement agricole très inégal et limité

Au début du xxe siècle, toutes les agri­cul­tures du monde s’ins­cri­vaient dans un écart de pro­duc­ti­vi­té du tra­vail de l’ordre de 1 à 10 : 1 tonne par tra­vailleur et par an pour la culture manuelle qui était encore pré­sente, bien que mino­ri­taire, dans les pays indus­tria­li­sés, mais très majo­ri­taire dans le reste du monde ; quelques tonnes par tra­vailleur pour la culture à trac­tion ani­male répan­due dans les pays indus­tria­li­sés et dans quelques régions d’A­frique, d’A­sie et d’A­mé­rique latine ; 10 tonnes par tra­vailleur pour la culture à trac­tion ani­male méca­ni­sée, la plus per­for­mante, déjà pré­sente dans quelques régions des pays industrialisés.

Mais, au cours de la seconde moi­tié du xxe siècle, la révo­lu­tion agri­cole contem­po­raine (grande moto­ri­sa­tion-méca­ni­sa­tion, semences sélec­tion­nées géné­ti­que­ment à haut ren­de­ment, engrais miné­raux, pes­ti­cides), qui avait com­men­cé avant la Seconde Guerre mon­diale, s’est géné­ra­li­sée dans les pays déve­lop­pés, avant de gagner quelques sec­teurs limi­tés des pays en développement.

Dans les pays déve­lop­pés, un nombre tou­jours plus réduit d’ex­ploi­ta­tions fami­liales a pro­fi­té des hauts prix agri­coles de l’a­près-guerre et des poli­tiques pous­sées de déve­lop­pe­ment agri­cole géné­ra­le­ment pra­ti­quées dans ces pays pour fran­chir toutes les étapes de cette puis­sante révo­lu­tion. En céréa­li­cul­ture par exemple, la puis­sance des trac­teurs et la super­fi­cie maxi­male culti­vable par un tra­vailleur ont presque dou­blé tous les dix ans ; et celle-ci dépasse aujourd’­hui 200 hec­tares par tra­vailleur. Dans le même temps, grâce aux semences sélec­tion­nées, aux engrais et aux pes­ti­cides, les ren­de­ments ont pu aug­men­ter de plus de 1 tonne par hec­tare tous les dix ans, pour atteindre actuel­le­ment les 10 tonnes par hec­tare dans cer­taines régions. Ain­si, la pro­duc­ti­vi­té du tra­vail dépasse sou­vent les 1 000 tonnes par tra­vailleur et par an, et peut même par­fois atteindre les 2 000 tonnes.

À par­tir des années 1960, dans cer­tains pays en déve­lop­pe­ment, les agri­cul­teurs qui avaient les moyens d’in­ves­tir ont à leur tour pro­fi­té des poli­tiques de déve­lop­pe­ment agri­cole vigou­reuses, et des hauts prix agri­coles du milieu des années 1970, pour se lan­cer dans la révo­lu­tion verte, une variante de la révo­lu­tion agri­cole contem­po­raine dépour­vue de grande moto­ri­sa­tion-méca­ni­sa­tion. Basée sur la sélec­tion de varié­tés à haut ren­de­ment poten­tiel, de riz, de maïs, de blé, de soja et de quelques grandes cultures d’ex­por­ta­tion, sur une large uti­li­sa­tion des engrais miné­raux et des pes­ti­cides et, le cas échéant, sur la maî­trise de l’eau d’ir­ri­ga­tion et sur l’u­ti­li­sa­tion d’a­ni­maux de trait ou de petits moto­cul­teurs, la révo­lu­tion verte a été adop­tée par les agri­cul­teurs capables d’ac­qué­rir ces moyens effi­caces, dans les régions où il était pos­sible de les rentabiliser.

Puis, à par­tir du milieu des années 1970, des inves­tis­seurs de toutes sortes (entre­pre­neurs et grands pro­prié­taires, grands groupes inter­na­tio­naux four­nis­seurs d’in­trants, négo­ciants, trans­for­ma­teurs et dis­tri­bu­teurs de pro­duits agri­coles et ali­men­taires, fonds d’in­ves­tis­se­ment divers) ont tiré par­ti des hauts prix agri­coles du moment et de l’ex­pé­rience acquise en matière de révo­lu­tion agri­cole et de révo­lu­tion verte par les agri­cul­teurs fami­liaux du Nord et du Sud, pour se lan­cer dans la moder­ni­sa­tion rapide de grands domaines agri­coles, de plu­sieurs mil­liers ou dizaines de mil­liers d’hec­tares, exis­tant dans cer­tains pays d’A­mé­rique latine (Argen­tine, Bré­sil), d’A­frique (Afrique du Sud, Zim­babwe) et d’A­sie (Phi­lip­pines, Inde).

Enfin, depuis les années 1990, des entre­pre­neurs du même genre s’en­gagent éga­le­ment dans la moder­ni­sa­tion des anciens domaines d’É­tat ou col­lec­tifs de l’ex-URSS et de l’Eu­rope de l’Est, dans les­quels, à la dif­fé­rence de la Chine et du Viêt­nam, la terre n’a pas été redis­tri­buée aux paysans.


Figure 1 : L’ac­crois­se­ment des inéga­li­tés de pro­duc­ti­vi­té du tra­vail en culture céréa­lière au XXème siècle.

Ces déve­lop­pe­ments suc­ces­sifs de la révo­lu­tion agri­cole et de la révo­lu­tion verte à tra­vers le monde sont très impres­sion­nants. Mais cela ne doit pas nous faire oublier que dans de vastes régions encla­vées ou acci­den­tées d’A­frique sub­sa­ha­rienne, d’A­sie cen­trale et d’A­mé­rique latine, où la révo­lu­tion verte a très peu péné­tré, mais aus­si dans les régions où cette révo­lu­tion est très avan­cée, des cen­taines de mil­lions de pay­sans n’ont jamais pu accé­der aux moyens de pro­duc­tion, effi­caces mais coû­teux, qui leur auraient per­mis de progresser.

Ain­si, au cours de la seconde moi­tié du xxe siècle, l’é­cart de pro­duc­ti­vi­té du tra­vail entre les agri­cul­teurs les moins per­for­mants et les plus per­for­mants du monde a été mul­ti­plié par plus de 100 : de 1 contre 10 qu’il était au début du siècle, cet écart dépasse aujourd’­hui 1 contre 1 000 ! Mais si les agri­cul­teurs les plus per­for­mants se comptent par mil­lions, les moins per­for­mants se comptent par cen­taines de mil­lions ! (voir figure 1).

Des excédents croissants à prix décroissants

Dans les pays où la révo­lu­tion agri­cole contem­po­raine et la révo­lu­tion verte ont le plus pro­gres­sé, les gains de pro­duc­ti­vi­té agri­cole ont été si impor­tants qu’ils ont sou­vent dépas­sé ceux des autres sec­teurs de l’é­co­no­mie, de sorte que les coûts de pro­duc­tion et les prix agri­coles réels (déduc­tion faite de l’in­fla­tion) ont très for­te­ment bais­sé. De plus, dans cer­tains pays, la pro­duc­tion agri­cole a aug­men­té plus vite que la consom­ma­tion inté­rieure, et les excé­dents expor­tables ont for­te­ment augmenté.

Ain­si, dans les pays déve­lop­pés, au cours de la seconde moi­tié du xxe siècle, les prix réels des matières pre­mières agri­coles de base (céréales, oléo­pro­téa­gi­neux, viandes, lait) ont été divi­sés par trois ou quatre. Dans le même temps, la pro­duc­tion végé­tale ayant aug­men­té beau­coup plus vite que la popu­la­tion fai­ble­ment crois­sante, des quan­ti­tés tou­jours plus impor­tantes de pro­duits végé­taux ont été uti­li­sées par les éle­vages (volailles, porcs, bovins), dont les pro­duits ont à leur tour for­te­ment bais­sé en coûts et en prix. Ain­si, mal­gré une consom­ma­tion crois­sante en pro­duits ani­maux, cer­tains pays rela­ti­ve­ment bien dotés en terres exploi­tables (États-Unis, Cana­da, Aus­tra­lie, Nou­velle-Zélande et à un moindre degré quelques pays d’Eu­rope) ont réus­si à déga­ger des excé­dents expor­tables en quan­ti­tés crois­santes, à des prix décroissants.

Dans les pays en déve­lop­pe­ment où la révo­lu­tion verte a le plus pro­gres­sé, en Asie du Sud, du Sud-Est et de l’Est notam­ment, même sans grande moto­ri­sa­tion, l’aug­men­ta­tion des ren­de­ments a entraî­né une forte hausse de la pro­duc­ti­vi­té et une baisse impor­tante des coûts de pro­duc­tion et des prix agri­coles réels. Cer­tains de ces pays sont deve­nus eux aus­si expor­ta­teurs (Thaï­lande, Viêt­nam), alors même que la sous-ali­men­ta­tion y est très répandue.

Enfin, dans les anciens pays colo­niaux ou com­mu­nistes, où les grandes entre­prises agri­coles à sala­riés récem­ment moder­ni­sées atteignent aujourd’­hui un niveau de pro­duc­ti­vi­té aus­si éle­vé que celui des exploi­ta­tions fami­liales les mieux équi­pées d’A­mé­rique du Nord et d’Eu­rope, les coûts de pro­duc­tion sont encore plus bas et défient toute concur­rence. Là en effet, les salaires ne dépassent pas quelques dizaines d’eu­ros par mois, les prix des machines et des intrants fabri­qués sur place sont beau­coup plus bas que dans les pays indus­tria­li­sés, les charges fis­cales sont sou­vent très faibles et les mon­naies locales sont fré­quem­ment sous-éva­luées. Et comme la pau­vre­té et la sous-ali­men­ta­tion limitent les débou­chés inté­rieurs, ces pays dégagent aus­si des excé­dents expor­tables très impor­tants. Enfin, comme cer­tains d’entre eux dis­posent d’im­menses réserves de terres inex­ploi­tées ou sous-exploi­tées, ils pour­ront expor­ter à l’a­ve­nir des quan­ti­tés crois­santes sur les mar­chés internationaux.

Les mar­chés inter­na­tio­naux des pro­duits agri­coles et ali­men­taires de base sont donc appro­vi­sion­nés par des pays expor­ta­teurs très divers : pays indus­tria­li­sés, pays en déve­lop­pe­ment, pays émer­gents ou en tran­si­tion, dans les­quels les condi­tions natu­relles et les niveaux d’é­qui­pe­ment et de pro­duc­ti­vi­té sont très inégaux, et dans les­quels les coûts des machines et des intrants peuvent varier du simple au double, et ceux de la main-d’œuvre du simple au centuple.

D’un autre côté, les pays impor­ta­teurs de ces den­rées sont éga­le­ment très divers : pays indus­tria­li­sés dans les­quels l’é­troi­tesse des terres faci­le­ment culti­vables (Suisse, Nor­vège, Autriche, Japon) ou le très faible nombre d’a­gri­cul­teurs (Royaume-Uni, Suède) n’a pas per­mis à la pro­duc­tion de suivre l’aug­men­ta­tion et la diver­si­fi­ca­tion de la consom­ma­tion ; pays émer­gents dans les­quels, mal­gré la révo­lu­tion verte, la pro­duc­tion n’a pas pu suivre la consom­ma­tion d’une popu­la­tion for­te­ment crois­sante ; mais aus­si pays à faible reve­nu et forte dépen­dance vivrière, dans les­quels la révo­lu­tion verte n’a que peu pénétré.

La baisse des prix agricoles internationaux et ses conséquences

Des prix internationaux très souvent inférieurs aux coûts de production

Les den­rées agri­coles et ali­men­taires de base ont ceci de par­ti­cu­lier que la plus grande par­tie de la pro­duc­tion est consom­mée à l’in­té­rieur de chaque pays pro­duc­teur et ne passe pas les fron­tières. Les mar­chés inter­na­tio­naux de ces den­rées ne concernent donc qu’une petite par­tie de la pro­duc­tion et de la consom­ma­tion mon­diales (de 10 à 30 % selon les caté­go­ries de pro­duits). Ce sont des mar­chés res­treints, où l’offre se trouve ampli­fiée par la pau­vre­té et la sous-consom­ma­tion qui pré­valent dans les pays en déve­lop­pe­ment expor­ta­teurs, tan­dis que la demande se trouve réduite par la pau­vre­té et la sous-consom­ma­tion qui pré­valent dans les pays impor­ta­teurs à faible revenu.

Ce sont donc des mar­chés sur les­quels la sous-consom­ma­tion des uns et des autres crée une insuf­fi­sance chro­nique de la demande par rap­port à l’offre, et sur les­quels la demande équi­libre l’offre lorsque le prix des­cend assez bas pour être sup­por­table par l’im­por­ta­teur le plus pauvre et pour éga­li­ser le coût de pro­duc­tion, non pas de l’ex­por­ta­teur le plus com­pé­ti­tif, mais de l’ex­por­ta­teur encore assez com­pé­ti­tif pour répondre à cette demande à ce prix-là.

Pour les céréales par exemple, dont le volume d’é­change inter­na­tio­nal est d’en­vi­ron 15 % de la pro­duc­tion et de la consom­ma­tion mon­diales, le prix inter­na­tio­nal s’é­ta­blit non pas au coût de pro­duc­tion le plus bas des excé­dents expor­tables (80 euros la tonne : coût de pro­duc­tion argen­tin ou ukrai­nien), mais au coût de pro­duc­tion du 15e cen­tile des volumes pro­duits dans le monde (100 euros la tonne : coût de pro­duc­tion aus­tra­lien ou cana­dien). Ain­si, le prix inter­na­tio­nal des céréales est infé­rieur au coût de pro­duc­tion de 85 % des volumes pro­duits dans le monde. Il est infé­rieur aux coûts de pro­duc­tion de la très grande majo­ri­té des agri­cul­teurs du monde : infé­rieur aux coûts de pro­duc­tion des agri­cul­teurs amé­ri­cains (130 euros la tonne envi­ron), qui ne pour­raient donc pas conti­nuer d’ex­por­ter mas­si­ve­ment, et très infé­rieur à celui des agri­cul­teurs euro­péens (150 euros la tonne), qui ne pour­raient pas conti­nuer d’ap­pro­vi­sion­ner leur propre mar­ché inté­rieur, s’ils ne rece­vaient pas les uns et les autres des aides publiques très impor­tantes, leur per­met­tant de com­pen­ser la dif­fé­rence entre leurs coûts de pro­duc­tion et le prix inter­na­tio­nal, ce qui contri­bue d’ailleurs à main­te­nir ce prix assez bas. Mais ce prix inter­na­tio­nal est de toute façon très infé­rieur aux coûts de pro­duc­tion des cen­taines de mil­lions de pay­sans pro­dui­sant moins de 1 tonne de céréales par an, coûts que l’on peut esti­mer à 400 euros la tonne si on veut qu’ils obtiennent un reve­nu de 1 euro par jour.

Conséquences pour les agriculteurs des pays développés

Dans les pays déve­lop­pés, la forte baisse des prix agri­coles réels a entraî­né une dimi­nu­tion impor­tante du reve­nu des petites et moyennes exploi­ta­tions qui n’ont pas eu les moyens d’in­ves­tir et de pro­gres­ser suf­fi­sam­ment pour en com­pen­ser les effets.

De très nom­breuses exploi­ta­tions se sont ain­si retrou­vées inca­pables de déga­ger un reve­nu fami­lial socia­le­ment accep­table. Deve­nues non ren­tables, elles n’ont pas été reprises lors de la retraite de l’ex­ploi­tant. Leurs meilleures terres ont été par­ta­gées entre les exploi­ta­tions voi­sines en déve­lop­pe­ment, alors que les moins bonnes sont pas­sées à la friche. C’est ain­si que plus des trois quarts des exploi­ta­tions agri­coles exis­tant au début du xxe siècle dans les pays déve­lop­pés ont dis­pa­ru. Mais si, dans ces pays, les enfants d’a­gri­cul­teurs quit­tant la terre ont géné­ra­le­ment trou­vé du tra­vail dans l’in­dus­trie ou dans les ser­vices, il en est allé tout autre­ment pour les cen­taines de mil­lions de pay­sans pauvres accu­lés à l’exode dans les pays en développement.

Conséquences pour les paysans pauvres des pays en développement

Dans ces pays en effet, confron­tés à la baisse des prix, les pay­sans fai­ble­ment outillés, mal situés et peu pro­duc­tifs ont d’a­bord vu leur pou­voir d’a­chat bais­ser. La majo­ri­té d’entre eux s’est retrou­vée dans l’in­ca­pa­ci­té d’a­che­ter des outils plus per­for­mants, et même d’a­che­ter les intrants effi­caces de la révo­lu­tion verte. Leur déve­lop­pe­ment a donc été blo­qué. La baisse des prix se pour­sui­vant, leur reve­nu moné­taire est deve­nu insuf­fi­sant pour, à la fois, renou­ve­ler leur outillage et ache­ter quelques biens de consom­ma­tion indis­pen­sables. Ils ont dû alors faire des sacri­fices de toutes sortes, vendre leur menu bétail, réduire leurs achats… Ils ont dû aus­si étendre le plus pos­sible les cultures des­ti­nées à la vente, et réduire la super­fi­cie des cultures vivrières des­ti­nées à l’au­to­con­som­ma­tion fami­liale, car la super­fi­cie totale culti­vable avec leurs faibles outils est for­cé­ment très limi­tée. C’est dire que la sur­vie de l’ex­ploi­ta­tion pay­sanne dont le reve­nu tombe en des­sous du seuil de renou­vel­le­ment éco­no­mique n’est pos­sible qu’au prix d’une véri­table déca­pi­ta­li­sa­tion (vente de chep­tel vif, réduc­tion et mau­vais entre­tien de l’ou­tillage) et de la sous-ali­men­ta­tion. À moins de se livrer à des cultures illé­gales : coca, pavot, chanvre…

Pour mieux com­prendre ce pro­ces­sus, consi­dé­rons un céréa­li­cul­teur sou­da­nien, andin ou hima­layen dis­po­sant d’un outillage manuel et pro­dui­sant 1 000 kg de grain net (semences déduites), sans engrais ni pes­ti­cide. Il y a une cin­quan­taine d’an­nées, un tel céréa­li­cul­teur rece­vait l’é­qui­valent de 40 euros d’au­jourd’­hui pour 100 kg de grain : il devait alors en vendre 200 kg pour renou­ve­ler son outillage, ses vête­ments…, et il lui en res­tait 800 kg pour nour­rir modes­te­ment 4 per­sonnes ; en se pri­vant un peu, il pou­vait même en vendre 100 kg de plus pour ache­ter quelque outil nou­veau plus effi­cace. Il y a une ving­taine d’an­nées, il ne rece­vait plus que l’é­qui­valent de 20 euros de 2005 pour 100 kg : il devait alors en vendre 400 kg pour renou­ve­ler son outillage et les autres biens indis­pen­sables, et il ne lui res­tait plus que 600 kg pour nour­rir, cette fois insuf­fi­sam­ment, 4 per­sonnes ; il ne pou­vait donc plus ache­ter de nou­vel outil. Enfin, aujourd’­hui, s’il ne reçoit plus que 10 euros pour 100 kg de grain, il devrait en vendre plus de 800 kg pour renou­ve­ler son maté­riel et les autres biens néces­saires, ce qui est bien sûr impos­sible puis­qu’on ne peut nour­rir 4 per­sonnes avec 200 kg de grain. En fait, à ce prix, il ne peut ni renou­ve­ler com­plè­te­ment son outillage, pour­tant déri­soire, ni man­ger à sa faim et renou­ve­ler sa force de tra­vail : il est donc condam­né à l’en­det­te­ment, puis à l’exode vers les bidon­villes sous-équi­pés et sous-indus­tria­li­sés, où règnent le chô­mage et les bas salaires.

Ce pro­ces­sus d’ap­pau­vris­se­ment et d’ex­clu­sion a tou­ché des couches tou­jours renou­ve­lées de pay­sans tra­vaillant en culture manuelle, au fur et à mesure qu’ils ont subi la concur­rence des den­rées vivrières pro­ve­nant des mar­chés inter­na­tio­naux ou des entre­prises agri­coles moder­ni­sées situées dans leurs propres pays.

Pres­sés par la baisse des prix des den­rées vivrières, nombre de pay­sans des pays en déve­lop­pe­ment ont ces­sé de pro­duire ces den­rées pour appro­vi­sion­ner leur propre pays et ils se sont orien­tés vers les pro­duc­tions des­ti­nées à l’ex­por­ta­tion : café, cacao, banane, coton, hévéa… Mais comme la révo­lu­tion agri­cole et la révo­lu­tion verte se sont éga­le­ment déve­lop­pées dans ces branches de pro­duc­tion, la baisse des prix des pro­duits tro­pi­caux d’ex­por­ta­tion a sui­vi de près celle des den­rées vivrières, et elle a tou­ché de la même manière les pay­sans les plus démunis.

Ruptures de stocks et explosions des prix

Du fait de la baisse des coûts de trans­port, les prix payés aux agri­cul­teurs dans les pays qui pro­tègent peu leur agri­cul­ture vivrière tendent à se rap­pro­cher des prix inter­na­tio­naux. Quand ces prix for­te­ment décli­nants deviennent infé­rieurs aux coûts de pro­duc­tion des petits et des moyens agri­cul­teurs, ceux-ci réduisent puis aban­donnent les pro­duc­tions cor­res­pon­dantes. À la longue, le défi­cit des pays impor­ta­teurs s’ac­croît. Les excé­dents des pays expor­ta­teurs, bri­dés par la baisse des prix, n’aug­mentent pas dans les mêmes pro­por­tions. Les stocks inter­na­tio­naux de fin de cam­pagne se réduisent. Et il arrive un moment où les ache­teurs, crai­gnant la rup­ture des stocks, pré­ci­pitent leurs achats et pro­voquent une véri­table explo­sion des prix. En quelques semaines, ceux-ci peuvent tri­pler ou qua­dru­pler, remon­ter au niveau des coûts de pro­duc­tion des pay­sans les moins com­pé­ti­tifs, et se rap­pro­cher du niveau éle­vé qu’ils avaient atteint lors de la pré­cé­dente hausse des prix.

Dans ces périodes de très hauts prix, l’aide ali­men­taire se fait rare, les pays pauvres man­quant de devises doivent s’en­det­ter pour s’ap­pro­vi­sion­ner, les consom­ma­teurs-ache­teurs pauvres ne peuvent plus sub­ve­nir à leurs besoins et les sous-ali­men­tés des villes se font plus nom­breux que ceux des campagnes.


Figure 2 : Evo­lu­tion du prix réel de la tonne de blé sur le mar­ché spot de Chi­ca­go (en dol­lars de 1998) Source : J.-M. BOUSSARD.

Les pay­sans pauvres qui avaient réus­si à sur­vivre jusque-là pro­fitent de cette hausse des prix pour se refaire une san­té, alors que les pro­duc­teurs com­pé­ti­tifs en pro­fitent pour inves­tir mas­si­ve­ment et conqué­rir les parts de mar­chés per­dues par les pay­sans pré­cé­dem­ment rui­nés. En quelques années, les prix retombent donc à leur niveau anté­rieur, avant de repar­tir à la baisse au rythme des inves­tis­se­ments et des réduc­tions de coûts des plus compétitifs.

La courbe du prix réel du blé sur le mar­ché de Chi­ca­go (voir figure 2) illustre par­fai­te­ment ce mode de fonc­tion­ne­ment des mar­chés inter­na­tio­naux des den­rées vivrières de base : les longues périodes de baisses des prix (1952−1972 et depuis 1982) alternent avec de courtes périodes de hauts prix (1945−1951 et 1972–1979).

Ain­si, quand les prix sont bas, ce sont des cen­taines de mil­lions de petits pro­duc­teurs-ven­deurs appau­vris qui se privent de nour­ri­ture, et quand les prix sont hauts, ce sont des cen­taines de mil­lions de consom­ma­teurs-ache­teurs pauvres qui se privent à leur tour. Le mar­ché, qui équi­libre bien l’offre et la demande sol­vable, n’é­qui­libre jamais l’offre et les besoins non sol­vables des pauvres. Et il peut d’au­tant moins le faire qu’il est lui-même la cause pri­mor­diale de la pau­vre­té et de la sous-ali­men­ta­tion rurales et urbaines. Les longues périodes de bas prix affament les pay­sans pauvres. Et, comme elles ampli­fient l’exode, elles pro­duisent aus­si les mil­lions de consom­ma­teurs-ache­teurs pauvres qui seront affa­més lors de la hausse des prix suivante.

Ajou­tons que, au-delà de ces larges fluc­tua­tions, les prix agri­coles sont encore ani­més de fortes varia­tions annuelles ou sai­son­nières. Pour des rai­sons cli­ma­tiques ou autres, l’offre agri­cole est en effet très variable, tan­dis que la demande sol­vable des consom­ma­teurs ayant les moyens de man­ger à suf­fi­sance est rela­ti­ve­ment inélas­tique. En consé­quence, les varia­tions de prix à court terme dont souffrent alter­na­ti­ve­ment les pro­duc­teurs-ven­deurs et les consom­ma­teurs-ache­teurs pauvres n’en sont que plus importantes.

Conséquences pour l’économie des pays pauvres et pour l’économie mondiale

La baisse et l’ins­ta­bi­li­té des prix agri­coles ont d’autres consé­quences. En excluant de la pro­duc­tion des mil­lions de pay­sans chaque année, et en décou­ra­geant la pro­duc­tion de ceux qui res­tent, elles limitent la pro­duc­tion et accroissent le défi­cit ali­men­taire des pays pauvres. En ali­men­tant le flot de l’exode rural, elles contri­buent à entre­te­nir un chô­mage impor­tant et à faire bais­ser les salaires en milieu urbain. Les vic­times de l’exode sont en effet contraintes d’ac­cep­ter des salaires à peine supé­rieurs au reve­nu des pay­sans mar­gi­na­li­sés par la baisse des prix.

À cet égard, on peut consta­ter que la hié­rar­chie des salaires dans les dif­fé­rentes par­ties du monde suit de près celle des reve­nus de la pay­san­ne­rie. En consé­quence, les recettes bud­gé­taires dans les pays agri­coles pauvres sont faibles, trop faibles pour que ces pays puissent se moder­ni­ser et atti­rer des inves­tis­se­ments. D’où l’en­det­te­ment et même le sur­en­det­te­ment, qui débouchent dans bien des cas sur la perte de légi­ti­mi­té des gou­ver­ne­ments, l’in­gou­ver­na­bi­li­té et la guerre civile.

Dans ces condi­tions, il n’est pas éton­nant que la moi­tié de l’hu­ma­ni­té, dans les cam­pagnes ou dans les bidon­villes, se retrouve avec un pou­voir d’a­chat insi­gni­fiant, et consti­tue une immense sphère d’in­sol­va­bi­li­té des besoins qui limite la consom­ma­tion et les pos­si­bi­li­tés d’in­ves­tis­se­ments productifs.

Venir à bout de la pauvreté et de la faim

La quan­ti­té de nour­ri­ture néces­saire pour sub­ve­nir aux besoins nutri­tion­nels insa­tis­faits de l’hu­ma­ni­té d’au­jourd’­hui repré­sente plus de 30 % de la pro­duc­tion et de la consom­ma­tion mon­diales actuelles, c’est-à-dire plus de 100 fois le volume de l’aide ali­men­taire, plus de la moi­tié de ce que consomment les 1,5 mil­liard d’êtres humains nour­ris à suf­fi­sance, et plus que le volume des échanges agri­coles et ali­men­taires inter­na­tio­naux. C’est dire que ni l’aide ali­men­taire, ni le par­tage, ni les échanges, pour néces­saires qu’ils soient, ne peuvent venir à bout de cette immense sous-consommation.

En fait, à moins de 3 euros de reve­nu par per­sonne et par jour, une popu­la­tion ne peut pas sub­ve­nir conve­na­ble­ment à ses besoins nutri­tion­nels. Or, le manque à gagner de ceux qui dis­posent de moins ou beau­coup moins de 3 euros par jour est de l’ordre de 2 000 mil­liards d’eu­ros par an : un chiffre sans com­mune mesure avec les 50 mil­liards annuels d’aide publique au déve­lop­pe­ment, qui ne per­mettent même pas de faire face aux urgences les plus graves.

Pour venir à bout de la pau­vre­té et de la sous-ali­men­ta­tion, il n’est donc pas d’autre voie que de mettre fin au pro­ces­sus d’ap­pau­vris­se­ment et d’ex­clu­sion qui empêche les pauvres d’ac­croître leurs res­sources et de se nour­rir eux-mêmes.

En 2050, la Terre comp­te­ra envi­ron 9 mil­liards d’êtres humains. Pour nour­rir tout juste conve­na­ble­ment, sans sous-ali­men­ta­tion ni carence, une telle popu­la­tion, la pro­duc­tion agri­cole et ali­men­taire végé­tale devra plus que dou­bler dans l’en­semble du monde (Col­lomb, 1999).

Pour obte­nir une aug­men­ta­tion de pro­duc­tion aus­si énorme, l’ac­ti­vi­té agri­cole devra être éten­due et inten­si­fiée dans toutes les régions du monde où cela est dura­ble­ment pos­sible. Or les terres de la pla­nète culti­vées aujourd’­hui ne repré­sentent guère que la moi­tié des terres culti­vables dura­ble­ment, et les tech­niques connues à ce jour sont encore très lar­ge­ment sous-utilisées.

Toute la ques­tion est donc de créer les condi­tions pour que tous les pay­sans du monde, et pas seule­ment une mino­ri­té d’entre eux, puissent construire, étendre et exploi­ter des éco­sys­tèmes culti­vés capables de pro­duire, sans atteinte à l’en­vi­ron­ne­ment, un maxi­mum de den­rées de qua­li­té. Et pour cela, il faut avant tout garan­tir à tous ces pay­sans des prix suf­fi­sam­ment éle­vés et stables pour qu’ils puissent vivre digne­ment de leur tra­vail, inves­tir et progresser.

À cette fin, il nous paraît sou­hai­table d’ins­tau­rer une orga­ni­sa­tion des échanges agri­coles inter­na­tio­naux beau­coup plus équi­table et beau­coup plus effi­cace que celle d’au­jourd’­hui. Une nou­velle orga­ni­sa­tion dont les prin­cipes seraient les suivants :

• éta­blir de grands mar­chés com­muns agri­coles régio­naux, regrou­pant des pays ayant des pro­duc­ti­vi­tés agri­coles du même ordre de gran­deur (Afrique de l’Ouest, Asie du Sud, Asie de l’Est, Europe de l’Ouest, Amé­rique du Nord)
• pro­té­ger ces mar­chés régio­naux contre toute impor­ta­tion d’ex­cé­dents agri­coles à bas prix par des droits de douane variables, garan­tis­sant aux pay­sans pauvres des régions défa­vo­ri­sées des prix assez éle­vés et assez stables pour leur per­mettre de vivre et de se développer ;
• négo­cier, pro­duit par pro­duit, des accords inter­na­tio­naux fixant de manière équi­table le prix d’a­chat et la quan­ti­té expor­table consen­tie à chaque pays ;
• maî­tri­ser la pro­duc­tion de chaque den­rée en fonc­tion de la consom­ma­tion inté­rieure et de la quan­ti­té expor­table consen­tie à chaque pays.

Ce relè­ve­ment des prix agri­coles devra être suf­fi­sam­ment pro­gres­sif pour limi­ter ses effets néga­tifs sur les consom­ma­teurs-ache­teurs pauvres. Mal­gré cela, il sera sans doute néces­saire d’ins­tau­rer des poli­tiques alimentaires.

Mais, au lieu de fon­der ces poli­tiques sur la dis­tri­bu­tion de pro­duits à bas prix, ce qui entre­tient la misère pay­sanne et réduit le mar­ché inté­rieur, il fau­dra fon­der ces poli­tiques sur le sou­tien du pou­voir d’a­chat ali­men­taire des consom­ma­teurs-ache­teurs pauvres, afin au contraire d’é­lar­gir le mar­ché inté­rieur : on pour­ra par exemple, comme aux États-Unis, dis­tri­buer aux ache­teurs néces­si­teux des bons d’a­chat ali­men­taires, qui pour­raient être finan­cés par les bud­gets publics ou par l’aide internationale.

De plus, comme le relè­ve­ment des prix agri­coles ne suf­fi­ra pas, à lui seul, pour por­ter la pro­duc­tion à la hau­teur des besoins et pour pro­mou­voir un déve­lop­pe­ment agri­cole équi­li­bré des dif­fé­rentes régions du monde, des poli­tiques de déve­lop­pe­ment agri­cole seront éga­le­ment nécessaires.

En pre­mier lieu, dans les pays où la majo­ri­té de la pay­san­ne­rie a été his­to­ri­que­ment pri­vée de terre par les grands domaines, une réforme agraire sera indispensable.

Elle devra être assez éten­due pour don­ner à cette majo­ri­té un accès à la terre assez large et assez sûr pour lui per­mettre de se déve­lop­per. Enfin, il fau­dra aus­si orga­ni­ser l’ac­cès au cré­dit, aux intrants et aux équi­pe­ments pro­duc­tifs ; l’ac­cès au mar­ché (infra­struc­tures de trans­port et de com­mer­cia­li­sa­tion) ; et l’ac­cès aux savoirs : recherche, for­ma­tion, vul­ga­ri­sa­tion appro­priées aux besoins et aux moyens des dif­fé­rentes régions et des dif­fé­rentes caté­go­ries de pro­duc­teurs, à com­men­cer par les plus désavantagées.

Conclusion

Des cen­taines de mil­lions de pay­sans qui, de par le monde, ne reçoivent pas de sub­ven­tions, ont besoin de prix agri­coles suf­fi­sants pour vivre digne­ment de leur tra­vail, inves­tir, pro­gres­ser et contri­buer à nour­rir l’hu­ma­ni­té. Si le libre-échange agri­cole venait à s’im­po­ser, la baisse ten­dan­cielle des prix agri­coles réels et leurs fluc­tua­tions condam­ne­raient à la stag­na­tion, à l’ap­pau­vris­se­ment, à l’exode, au chô­mage, aux bas salaires et à la sous-ali­men­ta­tion la majo­ri­té des agri­cul­teurs du monde, dans les pays en déve­lop­pe­ment mais aus­si, dans une cer­taine mesure, dans les pays déve­lop­pés. Pour réduire signi­fi­ca­ti­ve­ment la pau­vre­té et la sous-ali­men­ta­tion, il est donc d’a­bord néces­saire de pro­té­ger toutes les agri­cul­tures pay­sannes pauvres de la concur­rence des agri­cul­tures les plus compétitives.

Mais cela ne suf­fi­ra pas pour sor­tir de la pau­vre­té les cen­taines de mil­lions de pay­sans sans terre ou qua­si­ment sans terre, dont les pré­dé­ces­seurs furent expro­priés, en d’autres temps, dans cer­tains pays aujourd’­hui émer­gents ou en tran­si­tion. Dans ces pays, la recon­nais­sance du droit à la terre, et la redis­tri­bu­tion à tous les ayants droit de la terre indû­ment concen­trée en quelques mains, consti­tuent un préa­lable indis­pen­sable à la réduc­tion de la pau­vre­té et de la sous-alimentation.

Mar­cel Mazoyer est pro­fes­seur émé­rite d’a­gri­cul­ture com­pa­rée et déve­lop­pe­ment agri­cole à l’Ins­ti­tut natio­nal agro­no­mique de Paris-Gri­gnon, où il a suc­cé­dé à René Dumont. Il est auteur avec Lau­rence Rou­dart de l’His­toire des agri­cul­tures du monde, Seuil, 2002, et d’Agri­cul­tures du monde, du Néo­li­thique à nos jours, Autre­ment, 2004.

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