Deux temps, trois mouvements

Dossier : Arts, Lettres et SciencesMagazine N°523 Mars 1997Rédacteur : Philippe LÉGLISE-COSTA (86)

Lost High­way, le der­nier film de David Lynch, est un film qui déroute. La rai­son prin­ci­pale en est simple, en ces temps timo­rés de l’art ciné­ma­to­gra­phique : le récit n’y est pas clas­si­que­ment logique.

La pre­mière par­tie est pour­tant presque conven­tion­nelle : Fred reçoit chaque jour d’un incon­nu des bandes vidéo ano­nymes, dont les images peu à peu lui montrent sa propre vil­la, de l’extérieur, puis à l’intérieur, meubles et cou­loirs, puis lui-même, sa femme, puis un meurtre. Selon la séquence atten­due, une enquête s’ensuit, sui­vie de l’arrestation puis de la pri­son. Là, le film s’interrompt bru­ta­le­ment pour repar­tir sur une autre voie, comme dérou­té lui-même. Fred a dis­pa­ru, Pete le rem­place, nou­veau pro­ta­go­niste, en proie lui aus­si à une his­toire de meurtre et d’enquête, au pre­mier abord tout à fait distincte.

Quelques coïn­ci­dences répé­tées, la per­ma­nence de cer­tains per­son­nages entre les deux par­ties, d’étranges rémi­nis­cences de Pete, la pré­sence d’un per­son­nage démo­niaque, comme doué d’ubiquité et d’omniscience, ins­tallent chez le spec­ta­teur, à l’esprit natu­rel­le­ment car­té­sien, le soup­çon incon­for­table de liens énig­ma­tiques entre les deux par­ties. Le soup­çon se mue en per­plexi­té à la résur­rec­tion de Fred, pré­ten­du­ment mort en pri­son, qui pré­cède de peu une brève appa­ri­tion de sa femme, que l’on croyait assas­si­née, dans les bras du par­rain local dont l’annonce de la mort avait ouvert le film. La per­plexi­té confine l’inquiétude quand le film s’achève, en boucle.

Il est vrai que, déjà absor­bé par l’âpre lutte de son intel­li­gence avec les para­doxes du film, le spec­ta­teur est conti­nû­ment sou­mis aux coups de force répé­tés des images et des sons. Lynch intègre dans une suite hal­lu­ci­née d’éclats rou­geoyants et de pénombres incer­taines sa pré­di­lec­tion pour les audaces sonores et les objets gros­sis à la dimen­sion de l’écran, pour les gris noirs fan­to­ma­tiques. Si rien du film n’est véri­ta­ble­ment violent, du moins à l’aune de la série télé­vi­sée moyenne, la manière l’est tota­le­ment. Le spec­ta­teur y est éprou­vé, men­ta­le­ment et phy­si­que­ment, inca­pable en fin de compte d’affirmer avec cer­ti­tude la jus­tesse de sa rai­son face au film, tant il est bous­cu­lé hors de sa condi­tion habituelle.

Mais il reste fas­ci­né. L’auteur s’ingénie à ne pas le lais­ser s’échapper, à ne jamais lui per­mettre de consi­dé­rer le film comme un fan­tas­tique tra­vail plas­tique mais dont le scé­na­rio ne serait tolé­rable qu’à dis­tance. Le spec­ta­teur est accro­ché, embar­qué dans un bolide sur une auto­route étrange et per­due (lost high­way) où alternent déserts et explo­sions. Pour obte­nir cet effet de cap­ture, Lynch cir­cons­crit les déra­pages. À peine le sen­ti­ment naît d’être aban­don­né par le film qu’il repart sur une autre voie, où une signa­li­sa­tion fami­lière ras­sure le spectateur.

Cha­cune des par­celles du récit s’appuie ain­si sur des figures de style tra­di­tion­nelle au film poli­cier, ou par­fois du film noir, que l’on recon­naît avec gra­ti­tude : le couple de détec­tives, les routes et les voi­tures de l’Amérique, la pri­son et les mots de l’enquête, le motel et les sirènes de police, le par­rain et ses colères, la call-girl et ses mines, les ado­les­cents et les parents… Cette réa­li­té de fic­tion, com­mune à tous les spec­ta­teurs amé­ri­cains (que nous sommes aus­si), se dis­tord chaque fois pro­gres­si­ve­ment, par des sautes ou des flous du récit, des plans ou des sons. Quand la piste se brouille un peu trop, le film se reprend, sur une nou­velle voie iden­ti­fiable, qui plonge ensuite elle-même dans l’étrange.

À la sor­tie, un peu hébé­té, si sou­vent dérou­té, presque rava­gé comme cer­tains des per­son­nages, le spec­ta­teur cherche encore à recons­truire l’univers cho­qué qui vient de le quit­ter. La pre­mière par­tie baigne réso­lu­ment dans un clair-obs­cur des images et des dia­logues laco­niques, qui, sur la struc­ture poli­cière clas­sique, répand la cer­ti­tude inquiète des dés­illu­sions. Fred et sa femme Renée se méfient l’un de l’autre, corps et esprit, et sur­tout d’eux-mêmes.

Les pièces de leur vil­la à la façade blanche se perdent dans les ombres fan­to­ma­tiques de rares meubles aux angles fer­més. Les mots blessent puis s’étouffent, Fred oublie dans l’alcool et les étour­dis­se­ments noc­turnes de son saxo­phone affo­lé le malaise des jours. Les images vidéo, tyran moderne, s’immiscent, espionnent accusent, condamnent. Dans sa geôle, Fred se heurte encore à leur sou­ve­nir élec­tro­nique comme à des murs, bien pire encore.

Avec Pete, l’univers s’ouvre à l’Amérique des ban­lieues ado­les­centes, des caïds aus­si cari­ca­tu­raux que leurs maî­tresses pla­ti­nées. Répliques conve­nues, décors connus, assu­rance des per­son­nages créent une atmo­sphère qui évoque les cer­ti­tudes des années 50. Elles aus­si se dis­solvent insen­si­ble­ment dans les dérè­gle­ments du récit, qui entraînent le film dans les ver­tiges sor­dides des romans stu­pé­fiants de James Ell­roy. Les per­son­nages inquiets de l’histoire anté­rieure s’y retrouvent ou s’y dédoublent, les morts annon­cés reviennent. On croit par­fois au flash-back, mais les détec­tives, qui se sou­viennent de tout, le démentent en assu­rant une chro­no­lo­gie paradoxale.

Le démiurge hideux, maître de la camé­ra-vidéo toute puis­sante de la pre­mière par­tie, revient en émi­nence grise du par­rain local. Il ne retrouve son ins­tru­ment qu’à la réap­pa­ri­tion finale de Fred, camé­ra dont il use en arme, en miroir, en mémoire. Le film se double à ce moment d’une méta­phore sur le ciné­ma, ren­for­cée par l’image régu­lière de l’autoroute qui défile à la manière d’une pel­li­cule qui s’emballe. Fred est reve­nu pour tuer à nou­veau, jouet de ce sort incar­né, marion­nette du temps (et du réa­li­sa­teur). Puis il sonne à sa propre porte pour y déli­vrer le mes­sage ini­tial, avant de pro­je­ter sa voi­ture dans un enfer d’images et de musique entrechoquées.

Toutes les hypo­thèses sont fausses, par défi­ni­tion. Par exemple, il serait sédui­sant d’imaginer que le temps se déroule dans le sens usuel durant la pre­mière moi­tié, et repart dans l’autre sens lorsque Pete appa­raît à la place de Fred. Cer­tains indices cor­ro­borent cette théo­rie, per­son­nages res­sus­ci­tés, évé­ne­ments paral­lèles, fin en boucle sur le début. L’infidélité sup­po­sée de Renée du début est expli­quée à la fin, le sou­te­neur joue un rôle dans les deux, les scènes d’amour y sont symé­tri­que­ment pénibles. L’intuition d’un temps à rebours est allu­mée par l’incendie inver­sé (le film se déroule alors inévi­ta­ble­ment à l’envers durant quelques secondes) d’un caba­non dans le désert, vision récur­rente d’une anti­chambre de la mort.

Évi­dem­ment, cette expli­ca­tion peut aisé­ment être infir­mée par d’autres élé­ments du scé­na­rio. Tant mieux, car l’espoir d’un ciné­ma capable de secouer les car­cans trop assi­mi­lés des pro­duc­tions actuelles en est d’autant ravi­vé, et l’art ne se conçoit pas sans audace ni sans risque. Pour le spec­ta­teur éga­le­ment. Le sou­ve­nir de Lost High­way évo­lue avec les jours, moins phy­sique et plus men­tal, des nerfs à fleur de peau à la conscience de l’invisible qui affleure, étrange et excitant.

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