Des scénarios de transition énergétique pour un monde en évolution rapide

Dossier : Trend-XMagazine N°740 Décembre 2018
Par Peter TANKOV (97)
Par Anna CRETI
Par Philippe DROBINSKI (D1998)
La construction de scénarios est une démarche indispensable pour trouver les voies et moyens d’atteindre les objectifs d’évolution énergétique. Ils ont un rôle essentiel dans la lutte contre le réchauffement climatique. C’est pourquoi des travaux sur ce sujet entrent dans le cadre de Trend‑X.

En fonc­tion des contextes et du pays, la tran­si­tion éner­gé­tique se décline selon des prio­ri­tés dif­fé­rentes. En Europe, le paquet cli­mat de 2009, intro­dui­sant les objec­tifs d’augmentation de 20 % d’efficacité éner­gé­tique, dimi­nu­tion de 20 % des gaz à effet de serre et 20 % de sources éner­gé­tiques renou­ve­lables dans la consom­ma­tion finale d’énergie, à l’horizon 2020, lie la tran­si­tion éner­gé­tique à ces trans­for­ma­tions du mix éner­gé­tique et élec­trique en par­ti­cu­lier. La logique de sub­sti­tu­tion des sources fos­siles pour la pro­duc­tion d’électricité est le pilier de la tran­si­tion éner­gé­tique euro­péenne, qui a récem­ment ren­for­cé ces objec­tifs pour atteindre 27 % d’énergie renou­ve­lable dans la consom­ma­tion finale à l’horizon 2020.


REPÈRES

La notion de tran­si­tion éner­gé­tique n’est pas nou­velle. Ce concept est appa­ru suite aux chocs pétro­liers, et déjà à l’époque la ques­tion de la diver­si­fi­ca­tion du mix éner­gé­tique était posée. Après le contre­choc pétro­lier, la tran­si­tion éner­gé­tique est rede­ve­nue cen­trale dans les années 2000 avec la remon­tée des prix des éner­gies et la prise de conscience de la ques­tion climatique.


Un indispensable exercice de prospective

Les études sur la tran­si­tion éner­gé­tique sont sou­vent carac­té­ri­sées par la construc­tion de scé­na­rios de long terme. Il s’agit d’un exer­cice de pros­pec­tive et non pas de pré­vi­sion, qui se réfère au court terme. La pros­pec­tive per­met d’explorer le futur à par­tir de la connais­sance du pré­sent et du pas­sé dans le but d’examiner les évo­lu­tions pos­sibles en fonc­tion des déci­sions prises et des actions réa­li­sées. Les modèles de pros­pec­tive per­mettent d’évaluer une repré­sen­ta­tion de l’ensemble du sys­tème éner­gé­tique, tenant compte ou non des sec­teurs qui lui sont direc­te­ment liés. À l’aide de ces modèles, il est pos­sible d’étudier dif­fé­rentes ques­tions rela­tives aux exter­na­li­tés du sys­tème, telles que les émis­sions de gaz à effet de serre, les objec­tifs de limi­ta­tion d’augmentation de tem­pé­ra­ture, etc.

Une large panoplie d’outils

Les recours aux scé­na­rios s’expliquent car, une fois adop­té un objec­tif de long terme, dif­fé­rentes évo­lu­tions du sys­tème éco­no­mique au sens large peuvent per­mettre d’atteindre le point final. Dans ce sens, l’approche la plus connue est celle du Giec. Pour atteindre la cible des 2 °C, il reste à déter­mi­ner à quel niveau et com­ment il faut réduire les émis­sions de gaz à effet de serre pour atteindre cet objec­tif, à quel point et com­ment s’adapter à ce niveau de chan­ge­ment cli­ma­tique, et quels pays, sec­teurs et popu­la­tions subi­ront le plus de dom­mages cli­ma­tiques. Ain­si, à par­tir des années 2010, les scé­na­rios du Giec com­binent des simu­la­tions de modèles cli­ma­tiques, des ana­lyses d’impact (atté­nua­tion et adap­ta­tion au chan­ge­ment cli­ma­tique), des tra­jec­toires socio-éco­no­miques qui déter­minent la pro­duc­tion de gaz à effet de serre, et des tra­jec­toires de concen­tra­tion repré­sen­ta­tives telles que for­çage radia­tif, concen­tra­tion, usage des sols (pour plus de détails, voir O’Neill et al., 2015).

“La logique de substitution des sources fossiles
pour la production d’électricité est le pilier de la transition énergétique européenne”

Éclairer les décideurs

Dans le cadre de la tran­si­tion éner­gé­tique, les scé­na­rios pros­pec­tifs qui en par­ti­cu­lier décrivent le futur du sec­teur élec­trique doivent éclai­rer les déci­deurs publics ou les inves­tis­seurs pri­vés sur trois défis : décar­bo­ner et réduire les émis­sions de CO2 ; ren­for­cer la sécu­ri­té d’approvisionnement et la conti­nui­té de la four­ni­ture ; orga­ni­ser un sys­tème élec­trique effi­cace et rentable.

Selon les esti­ma­tions de l’Agence inter­na­tio­nale de l’énergie, pour limi­ter le réchauf­fe­ment cli­ma­tique à 2 °C par rap­port aux niveaux pré­in­dus­triels, le sec­teur élec­trique mon­dial doit par­ve­nir à des émis­sions de CO2 nettes nulles d’ici 2060 au moyen d’une pro­duc­tion élec­trique issue à 74 % des éner­gies renou­ve­lables. Nous assis­tons à un véri­table foi­son­ne­ment de scé­na­rios, au niveau mon­dial, au niveau natio­nal et aus­si plus décen­tra­li­sé. En France, les scé­na­rios éla­bo­rés par RTE dans le bilan pré­vi­sion­nel 2017 intègrent la limi­ta­tion à 50 % de la part du nucléaire dans le mix éner­gé­tique natio­nal au plus tard en 2035. Cette réduc­tion doit être com­pen­sée par une aug­men­ta­tion de la puis­sance ins­tal­lée éolienne entre 197 % et 469 % et solaire entre 254 % et 609 % (par rap­port à 2016). Dans ces condi­tions de crois­sance rapide et mas­sive de la pro­duc­tion renou­ve­lable inter­mit­tente, il est essen­tiel que les cher­cheurs dans le domaine de l’énergie se sai­sissent de la ques­tion d’optimisation du mix éner­gé­tique au niveau natio­nal aus­si bien qu’au niveau euro­péen, afin que cette trans­for­ma­tion majeure puisse se réa­li­ser au moindre coût pour le consom­ma­teur et sans mettre en péril la sta­bi­li­té du réseau et la sécu­ri­té d’approvisionnement.

Énergies renouvelables et transition énergétique : le cas de l’Italie

Dans des tra­vaux conduits dans le cadre de Trend‑X, les cher­cheurs abordent la ques­tion d’optimisation du mix éner­gé­tique en Ita­lie. Les cher­cheurs du LMD, du LIX et du Crest ont uti­li­sé un cadre d’analyse par­ti­cu­lier pour décrire le futur mix éner­gé­tique : le repo­we­ring. L’étude réa­li­sée part de l’hypothèse de pou­voir redé­ployer la pro­duc­tion éolienne et pho­to­vol­taïque exis­tante. La construc­tion des scé­na­rios pros­pec­tifs se réfère donc aux méthodes d’optimisation mathé­ma­tique, soit la théo­rie du por­te­feuille de Markowitz. 

Le tra­vail se concentre sur le cas de l’Italie, qui peut être consi­dé­rée comme un pays pion­nier dans le sou­tien et le déploie­ment des éner­gies renou­ve­lables, au même titre que le Dane­mark, l’Allemagne, la Cali­for­nie. L’Italie est un « bon élève » euro­péen en termes de péné­tra­tion renou­ve­lable puisque ce pays a atteint son objec­tif de 17 % d’électricité renou­ve­lable en 2020 avec six années d’avance. Grâce à une poli­tique de sub­ven­tion très active, les inves­tis­se­ments en puis­sance éolienne et pho­to­vol­taïque ont atteint 1 GW de capa­ci­té cumu­lée dans la période 2010–2013, soit l’horizon tem­po­rel de l’étude réa­li­sée dans le cadre de Trend‑X.

La spé­ci­fi­ci­té de l’étude est l’approche réunis­sant à la fois des don­nées cli­ma­tiques sur la dis­po­ni­bi­li­té des res­sources natu­relles, telles que le vent et l’irradiation solaire ; la des­crip­tion éco­no­mique de la consom­ma­tion sur la base des don­nées du mar­ché élec­trique ; l’optimisation sous dif­fé­rents scé­na­rios de déploie­ment des éner­gies renou­ve­lables. Certes, cet exer­cice de pros­pec­tive peut négli­ger ou mal éva­luer les incer­ti­tudes fortes qui peuvent affec­ter les sys­tèmes éner­gé­tiques, en matière de chan­ge­ment des tech­no­lo­gies, des poli­tiques éner­gé­tique et cli­ma­tique, des besoins d’énergie à long terme, mais il reste une réfé­rence utile pour décrire les enjeux d’un mix éner­gé­tique où la com­po­sante renou­ve­lable est des­ti­née à croître.

Por­te­feuilles effi­cients dans le plan risque-rendement.

Optimiser les investissements

La théo­rie de Mar­ko­witz vise à déter­mi­ner la com­po­si­tion opti­male d’un por­te­feuille d’actions, pour un inves­tis­seur qui cherche à maxi­mi­ser la per­for­mance de ses actifs tout en limi­tant le risque, ou bien mini­mi­ser le risque en four­nis­sant un niveau de per­for­mance mini­mal. La per­for­mance est mesu­rée par l’espérance du ren­de­ment et le risque est repré­sen­té par la notion mathé­ma­tique de variance. Puisque les inves­tis­seurs dif­fé­rents ne tolèrent pas le risque de la même manière, le por­te­feuille opti­mal n’est pas unique : en fai­sant varier la limite du risque on obtient une courbe dans le plan risque-ren­de­ment, courbe appe­lée fron­tière efficiente.

Chaque inves­tis­seur choi­si­ra un por­te­feuille sur la courbe qui cor­res­pond à son appé­tit pour le risque, mais un inves­tis­seur ration­nel ne choi­si­ra jamais un por­te­feuille dont le point risque-ren­de­ment est en des­sous de la fron­tière effi­ciente. Dans le tra­vail conduit dans Trend‑X, la théo­rie de Mar­ko­witz est uti­li­sée pour opti­mi­ser un por­te­feuille d’actifs éoliens et solaires. Sans des­cendre au niveau des cen­trales indi­vi­duelles, les actifs repré­sentent la puis­sance ins­tal­lée dans une région élec­trique ita­lienne. La per­for­mance cor­res­pond alors à la péné­tra­tion de l’énergie en ques­tion, c’est-à-dire le pour­cen­tage de la consom­ma­tion cou­vert par l’énergie, et le risque est don­né, comme dans la théo­rie de Mar­ko­witz, par la variance de la péné­tra­tion. Une péné­tra­tion trop variable néces­site en effet de main­te­nir en réserve une puis­sance conven­tion­nelle éle­vée, ce qui est à la fois coû­teux et nocif pour l’environnement. L’optimisation est décli­née selon trois stra­té­gies dif­fé­rentes : l’optimisation glo­bale consi­dère que l’énergie pro­duite dans une région peut être ache­mi­née sans limi­ta­tion dans toute autre région ; l’optimisation régio­nale prend en compte les contraintes du réseau de trans­port, alors que l’optimisation de la ren­ta­bi­li­té maxi­mise le gain du pro­duc­teur. Pour chaque stra­té­gie, les dif­fé­rentes confi­gu­ra­tions opti­males peuvent être lues direc­te­ment sur la fron­tière effi­ciente : par exemple, le scé­na­rio de diver­si­fi­ca­tion mini­mise le risque, alors que le scé­na­rio de péné­tra­tion cor­res­pond à la péné­tra­tion maxi­male pos­sible. Les résul­tats d’optimisation, effec­tuée par les cher­cheurs du labo­ra­toire LIX au sein du Trend‑X, donnent la répar­ti­tion opti­male de la pro­duc­tion élec­trique renou­ve­lable entre les dif­fé­rentes régions de l’Italie. À titre d’exemple, le gra­phique sui­vant illustre la confi­gu­ra­tion de la péné­tra­tion maxi­male des éner­gies éoliennes et solaires et celle du risque mini­mum, com­pa­rées avec le mix éner­gé­tique existant.

Le résul­tat de l’optimisation pré­co­nise une répar­ti­tion plus uni­forme de la puis­sance éolienne sur l’ensemble du pays et une ins­tal­la­tion mas­sive de la puis­sance pho­to­vol­taïque dans les régions du Sud où la res­source est plus abon­dante. Le mix exis­tant de 30 % d’énergie éolienne et 70 % d’énergie pho­to­vol­taïque est cohé­rent avec les résul­tats de la simu­la­tion. Cepen­dant la répar­ti­tion spa­tiale des moyens de pro­duc­tion est en déca­lage consi­dé­rable avec la confi­gu­ra­tion actuelle qui résulte des sub­ven­tions mas­sives pour la puis­sance pho­to­vol­taïque qui ont été lar­ge­ment exploi­tées dans les régions du Nord.

“Nous assistons à un véritable foisonnement
de scénarios, au niveau mondial”

L’Italie est un « bon élève » euro­péen en termes de péné­tra­tion renou­ve­lable. © wildman

Une démarche à poursuivre et élargir

Les scé­na­rios de déve­lop­pe­ment de la filière éner­gé­tique per­met­tant d’atteindre des objec­tifs fixés de péné­tra­tion renou­ve­lable ou de réduc­tion des gaz à effet de serre sont un élé­ment clé de la stra­té­gie de lutte contre le chan­ge­ment cli­ma­tique. Ces scé­na­rios, basés sur les modèles cli­ma­tiques régio­naux, doivent des­cendre aux niveaux de gra­nu­la­ri­té spa­tiale et tem­po­relle très fins, tenir compte de la dyna­mique éco­no­mique comme de celle du cli­mat, et cou­vrir l’ensemble de l’industrie éner­gé­tique (éner­gie nucléaire, autre renou­ve­lable et fos­sile) ain­si que les méca­nismes du mar­ché. Le tra­vail conduit dans le cadre de Trend‑X n’est qu’un pre­mier pas dans cette direc­tion. Au-delà de l’optimalité mathé­ma­tique d’un scé­na­rio pro­duit par le modèle, une ques­tion clé est la rési­lience du résul­tat par rap­port à l’incertitude des hypo­thèses sous-jacentes qu’elles soient tech­no­lo­giques, cli­ma­tiques ou régle­men­taires. Ces tra­vaux seront pour­sui­vis à la fois dans Trend‑X, où on vise l’extension du modèle au cadre euro­péen, et à l’ensemble des éner­gies, et au-delà par plu­sieurs équipes de cher­cheurs en Europe et dans le monde tra­vaillant sur ces sujets. L’accessibilité crois­sante des don­nées du sec­teur d’énergie en quan­ti­té tou­jours plus grande, les modèles cli­ma­tiques tou­jours plus pré­cis et les ordi­na­teurs tou­jours plus puis­sants amé­liorent sans cesse notre com­pré­hen­sion des évo­lu­tions futures de la filière éner­gé­tique et nous donnent les moyens pour faire face à ce défi clé du xxie siècle qui est la tran­si­tion vers l’énergie propre et sans émis­sion de carbone.

Mix élec­trique (éolien en vert ; pho­to­vol­taïque en bleu) en Ita­lie en 2014 (haut) et issu de l’optimisation de la ren­ta­bi­li­té en pri­vi­lé­giant soit la péné­tra­tion maxi­male des éner­gies éoliennes et solaires (bas à gauche) soit le risque mini­mum (bas à droite).


Simulation et optimisation

En plus de l’approche de back-cas­ting (Per­ce­bois, 2012) qui pri­vi­lé­gie un ou plu­sieurs objec­tifs à atteindre et pro­pose des tra­jec­toires pour y par­ve­nir, la pros­pec­tive éner­gé­tique peut uti­li­ser des scé­na­rios de simu­la­tion à par­tir de modèles mathé­ma­tiques qui assurent une cohé­rence tech­ni­co-éco­no­mique des choix (modèles d’équilibre géné­ral ou d’équilibre par­tiel) ; ou des scé­na­rios d’optimisation qui per­mettent de tra­cer des tra­jec­toires en fonc­tion de cri­tères rete­nus (coûts que l’on cherche à mini­mi­ser, taux d’indépendance éner­gé­tique que l’on cherche à maxi­mi­ser, taux de défaillance à minimiser).


Pour en savoir plus

De Per­thuis (C.), Solier (B.), « La tran­si­tion éner­gé­tique face au tem­po de l’horloge cli­ma­tique », Infor­ma­tions et Débats, chaire Éco­no­mie du cli­mat, 2018.

O’Neill (Brian C.), Krie­gler (Elmar), Ria­hi (Key­wan), Ebi (Kris­tie L.), Hal­le­gatte (Ste­phane), Car­ter (Timo­thy R.), Van Vuu­ren (Det­lef P.), 2014, « A new sce­na­rio fra­me­work for cli­mate change research : The concept of sha­red socioe­co­no­mic path­ways », Cli­ma­tic Change 122 (3): 387–400.

Per­ce­bois (J.), Éner­gies 2050, Rap­ports et Docu­ments, 2012, Centre d’analyse stra­té­gique, Paris.

Poster un commentaire