Evolution du contexte

Des coulisses pour la ville.

Dossier : La cité idéaleMagazine N°554 Avril 2000
Par Michel GÉRARD (55)

L’idée qui sous-tend Clé de Sol est simple. Cha­cun a en effet été frap­pé, et sou­vent gêné, par le nombre des chan­tiers sur la voie publique pour l’en­tre­tien et la répa­ra­tion de réseaux divers et, plus encore, par leur suc­ces­sion dans le temps, comme si cha­cun des inter­ve­nants igno­rait le pas­sage récent du pré­dé­ces­seur. Pre­mière réflexion : » Le trou est à peine bou­ché que d’autres arrivent et défoncent à nou­veau au même endroit. Ne pour­raient-ils pas s’en­tendre pour faire tout en même temps ? » à laquelle suc­cède sou­vent une autre : » Ne pour­rait-on, à notre époque, regrou­per tous les réseaux dans le même gros tuyau, de telle sorte que l’on n’é­ventre pas conti­nuel­le­ment les voies publiques ?  »

Pour l’o­pi­nion com­mune, Clé de Sol est sans doute un pro­jet facile. L’homme de la rue serait d’ailleurs sur­pris d’ap­prendre l’exis­tence d’une recherche à ce pro­pos. Mais pour les pro­fes­sion­nels aver­tis, ingé­nieurs des villes, édiles muni­ci­paux, délé­ga­taires de ser­vices publics, il en va tout autre­ment : le pro­jet frise l’u­to­pie. Au cours de l’en­quête de 1997–1998 conduite par Tchen Nguyen, actuel direc­teur du pro­jet, auprès d’une tren­taine de villes, cette opi­nion, même de la part d’in­ter­lo­cu­teurs qui s’é­taient pour­tant décla­rés inté­res­sés, a été clai­re­ment ressentie.

C’est pour­quoi il m’a paru inté­res­sant, dans ce numé­ro consa­cré à la Cité idéale, mais aus­si en contre­point aux cités réelles, d’ex­po­ser les prin­cipes de cette recherche, en cours à l’heure où sont écrites ces lignes, et par là d’illus­trer un écart irré­duc­tible entre l’o­pi­nion com­mune et les milieux aver­tis sur les ques­tions urbaines et donc sur la recherche en ce domaine. Je suis frap­pé, en réflé­chis­sant quo­ti­dien­ne­ment à Clé de Sol, mais aus­si en me remé­mo­rant divers aspects d’une car­rière presque entiè­re­ment consa­crée aux ques­tions urbaines, par les dif­fé­rences de juge­ments sur le » pos­sible » et » l’im­pos­sible « , sur » l’u­to­pique » et le » réa­li­sable « , selon le degré d’in­for­ma­tion et de connais­sances. Je com­men­ce­rai donc par une des­crip­tion de Clé de Sol et de ses espoirs. À la lumière de l’ex­pé­rience vécue, je me per­met­trai ensuite quelques réflexions sur la ques­tion de l’u­to­pie et du réa­lisme en matière urbaine.

Le projet Clé de Sol

Naissance et mûrissement du projet

Clé de Sol n’est pas issu d’une volon­té admi­nis­tra­tive, mais d’une sol­li­ci­ta­tion pri­vée. Je me trou­vais, en 1987, à la tête d’une socié­té ano­nyme créée par quelques entre­prises et conçue comme une » force de pro­po­si­tion » à l’é­gard du maître d’ou­vrage et des maîtres d’œuvre d’un très grand pro­jet d’a­mé­na­ge­ment. Diverses carac­té­ris­tiques du site et du pro­jet don­naient à une gale­rie mul­ti­ré­seaux pri­maire, donc sans bran­che­ment, des chances qua­si cer­taines de réus­site, si, tou­te­fois, le maître d’ou­vrage accep­tait deux condi­tions : le lan­ce­ment simul­ta­né des appels d’offres de réseaux et le prin­cipe d’une variante avec habi­tacle commun.

Le manque de pré­pa­ra­tion du milieu déci­sion­nel à l’i­dée même de notre sug­ges­tion fit échouer la ten­ta­tive. Mais les entre­prises, inté­res­sées par la démarche sui­vie, plus juri­dique et finan­cière que tech­nique à pro­pre­ment par­ler, me convain­quirent, quelques années après, de créer, au sein d’une struc­ture publique-pri­vée exis­tante, l’as­so­cia­tion Réseau-Île-de-France, un groupe spé­cia­li­sé sur les gale­ries mul­ti­ré­seaux. Pra­ti­que­ment je ne pus m’at­te­ler à cette tâche qu’en 1994, en reve­nant dans l’administration.

Un col­loque orga­ni­sé en avril 1995 par la petite équipe ini­tiale et limi­té aux gale­ries exis­tantes mon­tra que lorsque, ici et là, on avait réus­si à regrou­per les réseaux dans le même volume, soit par la créa­tion d’ha­bi­tacle, soit par l’u­ti­li­sa­tion de vides exis­tants, ces regrou­pe­ments fonc­tion­naient à la satis­fac­tion de tous, sous réserve de règles… de bonne conduite. Il était impar­don­nable de ne pas en réa­li­ser lorsque les cir­cons­tances se pré­sen­taient favo­ra­ble­ment. Plu­sieurs asso­cia­tions tech­niques inté­res­sées par le sujet déci­dèrent alors d’u­nir leurs efforts avec ceux de Réseau-Île-de-France.

Les raisons profondes des espoirs et des chances de Clé de Sol

Plu­sieurs para­mètres vont, dans les décen­nies à venir, favo­ri­ser l’é­mer­gence du concept mul­ti­ré­seaux. Ils sont syn­thé­ti­sés dans le petit dia­gramme ci-après : la mul­ti­pli­ca­tion de nou­veaux réseaux, chauf­fage, cli­ma­ti­sa­tion, assai­nis­se­ment sépa­ra­tif, fibres optiques de toutes natures, la pro­li­fé­ra­tion d’ob­jets sou­ter­rains ayant besoin de se situer sous l’es­pace public et la crois­sance des volumes deman­dés. Sous leur pous­sée, l’u­ti­li­té éco­no­mique de l’es­pace public sou­ter­rain aug­mente rapi­de­ment et donc » la pro­pen­sion à payer » pour y trou­ver de la place, sur­tout dans les pre­miers mètres de profondeur.

Galerie du Colombier à Rennes
Gale­rie du Colom­bier (quar­tier neuf mais cen­tral) à Rennes.
La gale­rie est dite “ sèche ” (pas d’écoulement libre de l’eau plu­viale)
.

Or un des deux inté­rêts majeurs des gale­ries vient de ce qu’elles éco­no­misent l’es­pace public sou­ter­rain : alors qu’on doit, dans la pleine terre, res­pec­ter des règles d’in­ter­dis­tances larges, ver­ti­cales comme hori­zon­tales, pour évi­ter les inci­dents et acci­dents de chan­tiers, ces règles peuvent être réduites dans des gale­ries où tuyaux, fils et fibres sont vus ; les posi­tions des réseaux les uns par rap­port aux autres sont éga­le­ment opti­mi­sées en fonc­tion des inter­ven­tions sur cha­cun (lar­geurs d’ou­tils, ergo­no­mie), des gênes que les uns peuvent repré­sen­ter pour les autres et, bien sûr, de la sécu­ri­té d’ensemble.

En même temps, les exi­gences envi­ron­ne­men­tales contem­po­raines ont un double effet. Elles poussent d’a­bord à la créa­tion de nou­veaux réseaux (sépa­ra­tion des eaux plu­viales et des eaux usées, inter­dic­tion des sur­verses d’o­rages en rivière aug­men­tant les volumes d’eaux plu­viales à éva­cuer, sécu­ri­té de la cir­cu­la­tion auto­mo­bile, etc.). Elles conduisent aus­si à attri­buer une valeur de plus en plus éle­vée2 aux nui­sances urbaines (bruit et salis­sures cau­sés par les chan­tiers urbains, détour­ne­ments de cir­cu­la­tions pié­tonne et auto­mo­bile, etc.). Or l’autre inté­rêt majeur des gale­ries, si elles sont visi­tables, est de sup­pri­mer la plu­part des inter­ven­tions en voi­rie : c’est d’ailleurs sur­tout sous cet angle que les per­çoit l’o­pi­nion commune.

Enfin, l’es­pace public de sur­face, sur­tout dans les centres, est de plus en plus l’ob­jet de tra­vaux d’embellissement et de réha­bi­li­ta­tion his­to­rique. Or, les reprises après chan­tier d’es­paces ain­si amé­lio­rés sont dif­fi­ciles et de plus en plus coû­teuses. Même pour de simples revê­te­ments, les villes tendent à se mon­trer plus exi­geantes à l’é­gard des chan­tiers de voi­rie3.

Il est donc pré­vi­sible que, le temps pas­sant, les avan­tages socioé­co­no­miques des gale­ries mul­ti­ré­seaux croî­tront et jus­ti­fie­ront des réa­li­sa­tions de plus en plus nom­breuses. On peut cepen­dant nour­rir l’in­quié­tude de voir la » fenêtre de tir « , pro­gres­si­ve­ment ouverte depuis les années 80, se fer­mer lorsque la pres­sion des nou­veaux réseaux s’es­tom­pe­ra et que le carac­tère inex­tri­cable des situa­tions créées ren­dra extra­or­di­nai­re­ment coû­teuses les remises en ordre, même lors d’oc­ca­sions pro­pices. La période pré­sente est pro­ba­ble­ment historique.

Le contenu de Clé de Sol

Si les vents sont favo­rables, pour­quoi faut-il donc une recherche ? Tout sim­ple­ment, pour résoudre des ques­tions récur­rentes qui conti­nuent à faire obs­tacle aux réa­li­sa­tions quand celles-ci seraient pour­tant inté­res­santes. Dans cet esprit, Clé de Sol sou­haite appor­ter aux ingé­nieurs urbains une » boîte à outils » qui leur per­mette de réagir avec célé­ri­té. En effet une occa­sion, même favo­rable, n’a jamais comme objec­tif prin­ci­pal de créer des gale­ries. Les réseaux ne sont que des » moyens » qui doivent s’a­dap­ter au pro­gramme envi­sa­gé : nou­veaux quar­tiers ex nihi­lo, réha­bi­li­ta­tion de quar­tiers exis­tants, lignes de tram­ways, amé­na­ge­ments pié­ton­niers, valo­ri­sa­tions de quar­tiers his­to­riques, etc., mais ils viennent en tête de tous les plan­nings de tra­vaux. Il est donc sou­hai­table que la déci­sion de les regrou­per dans un même habi­tacle ait été prise lors de la déci­sion ini­tiale ou très peu après.

Les chan­tiers de Clé de Sol

Ville de Rennes

En pers­pec­tive, le sec­teur his­to­rique sau­ve­gar­dé où les ouver­tures de chaus­sée sont dif­fi­ciles et coû­teuses. À plus court terme, essai d’une gale­rie en zone non his­to­rique, à l’oc­ca­sion d’un amé­na­ge­ment de circulation.

Communauté urbaine de Lyon et Syndicat des transports lyonnais

En pers­pec­tive : comme le dépla­ce­ment des réseaux s’im­pose lors des implan­ta­tions de tram­ways, en pro­fi­ter pour les regrou­per en gale­ries. À plus court terme, com­pa­rai­son de la for­mule clas­sique et de la gale­rie sur le pro­lon­ge­ment de la ligne 2 vers Saint-Priest.

SEMAPA (aménagement de la rive gauche Seine-Amont)

Dans un urba­nisme sur dalle, où la gale­rie est un genre impo­sé, est-il pos­sible d’at­ti­rer les res­tau­rants, élé­ments impor­tants d’at­trac­ti­vi­té com­mer­ciale des bureaux, en leur garan­tis­sant la des­serte en gaz ?
A quelles condi­tions peut-on accep­ter le gaz dans une galerie ?

Ville de Besançon

12 km de gale­ries existent depuis vingt ans dans le quar­tier de Pla­noise (20 000 hab.). Des gale­ries sont envi­sa­gées dans une ZAC d’ac­ti­vi­tés à proximité.
Peut-on jus­ti­fier la nou­velle expé­rience à la lumière de l’ancienne ?

Communauté d’agglomération de Grenoble et ville de Grenoble

Gale­rie exis­tante de la Vil­le­neuve. Mise en ordre juri­dique de l’ex­ploi­ta­tion. Ques­tion ana­logue à celle de Lyon pour le tramway.

EPAD (aménagement du quartier de La Défense) (1)

Réseau de 10 km de gale­rie ; mise en ordre juri­dique et finan­cière de l’ex­ploi­ta­tion afin d’an­ti­ci­per la sépa­ra­tion entre Nan­terre, Puteaux et Courbevoie.
_________________________
(1) Chan­tier encore incer­tain, l’E­PAD n’ayant pas signé à ce jour la Charte de Projet.

Pour satis­faire cette contrainte opé­ra­tion­nelle, l’exa­men d’une solu­tion en gale­rie ne doit ni ren­con­trer de résis­tances psy­cho­lo­giques, ni entraî­ner dif­fi­cul­tés et retards dans la pré­pa­ra­tion du pro­jet prin­ci­pal. Les manques de normes géo­mé­triques et cin­dy­niques4, de moyens pour appré­cier l’in­té­rêt socioé­co­no­mique de l’al­ter­na­tive entre gale­rie et enfouis­se­ment, de réfé­rences et d’exemples variés pour le mon­tage juri­dique et finan­cier sont à cet égard de sérieux handicaps.

Ces sujets sont répar­tis en quatre rubriques étu­diées par des groupes » thé­ma­tiques » qui s’ap­puient tous sur un ensemble d’ex­pé­riences repé­rées et de cinq chan­tiers (chaque groupe a en fait un chan­tier » pré­fé­ré » de par la nature même de la ques­tion locale dominante) :

l’é­tat de l’art : façons de faire, recom­man­da­tions en matière d’in­ter­dis­tances et de posi­tion­ne­ment des réseaux les uns par rap­port aux autres,

- la cin­dy­nique com­pa­rée entre les réseaux en pleine terre et en gale­ries ; outre les recom­man­da­tions propres aux gale­ries en matière de pré­ven­tion, de trai­te­ment des inci­dents, de réac­tions face aux acci­dents, le groupe exa­mine, du point de vue cin­dy­nique, avan­tages et incon­vé­nients com­pa­rés des réseaux enfouis et des réseaux en gale­ries5,

la socioé­co­no­mie com­pa­rée : il s’a­git le plus sou­vent de com­pa­rer sur longue durée une solu­tion clas­sique en réseaux enter­rés avec un pro­jet en gale­rie. Les ingé­nieurs des villes doivent pou­voir conseiller judi­cieu­se­ment les élus locaux de réa­li­ser ou, au contraire, de ne pas réa­li­ser, une gale­rie. Encore faut-il qu’ils dis­posent de cer­taines don­nées et de cer­taines sta­tis­tiques qui leur per­mettent les cal­culs6,

le par­te­na­riat : un pro­jet socioé­co­no­mi­que­ment jus­ti­fié dégage une rente col­lec­tive. Mais pour que le pro­jet se réa­lise, il faut que cette rente soit dis­tri­buée entre les acteurs de telle sorte que cha­cun y gagne et, sur­tout, qu’au­cun n’y perde. Aspect déci­sif de la réa­li­sa­tion, le mon­tage juri­di­co-finan­cier tra­duit ce par­tage et les règles de vie en com­mun, tant pour l’in­ves­tis­se­ment que pour l’ex­ploi­ta­tion. Là aus­si, par des exemples, Clé de Sol mon­tre­ra les dif­fé­rents contrats pos­sibles entre auto­ri­tés locales, maî­tresses de l’es­pace public, délé­ga­taires concer­nés et ges­tion­naire de l’habitacle.

L’é­quipe de Clé de Sol a, depuis 1994, agré­gé pro­gres­si­ve­ment plu­sieurs villes et plu­sieurs grands délé­ga­taires qui ont accep­té, pour les pre­mières, de se prê­ter, à l’oc­ca­sion d’o­pé­ra­tion chez elles, à des obser­va­tions et des expé­ri­men­ta­tions, pour les seconds, d’ap­por­ter leurs savoir-faire et leurs com­pé­tences. Les chan­tiers (voir enca­dré) choi­sis au sein d’une tren­taine de can­di­da­tures plus ou moins affir­mées forment une palette inté­res­sante de cas repré­sen­ta­tifs de toutes les situa­tions décrites plus haut : quar­tiers his­to­riques, urba­ni­sa­tion nou­velle, lignes de tram­way, gale­ries exis­tantes aux règles imprécises.

Par ailleurs, Clé de Sol a réuni autour de lui des com­pé­tences de très haut niveau, par­ti­cu­liè­re­ment chez les délé­ga­taires pour les tech­niques, mais aus­si chez les juristes spé­cia­li­sés dans l’es­pace public et chez les experts » réseaux » auprès des tri­bu­naux, de telle sorte que les résul­tats de la recherche, pré­vus en février 2003, soient, sinon incon­tes­tables, du moins lar­ge­ment recon­nus par l’en­semble des milieux pro­fes­sion­nels concernés.

Utopie et réalisme en matière urbaine

Pourquoi Clé de Sol est-il un projet difficile ?

L’exemple de Clé de Sol illustre à sa manière la dif­fi­cul­té de l’ac­tion en milieu urbain vivant. Pour l’homme de la rue, qui se place spon­ta­né­ment à l’é­chelle indi­vi­duelle, il ne doit pas être beau­coup plus dif­fi­cile de ran­ger le sous-sol d’une ville que de ran­ger sa cave. Pour l’é­dile urbain, à une tout autre échelle, la ques­tion est autre­ment com­plexe7 : il doit non seule­ment réagir vite lors d’oc­ca­sions favo­rables, mais il doit aus­si ame­ner à s’en­tendre entre eux un ges­tion­naire d’ha­bi­tacle et des ges­tion­naires de réseaux, pri­vés comme publics, à sta­tuts d’oc­cu­pa­tion du domaine public dif­fé­rents, à cultures tech­niques et à contraintes différentes.

Galerie de Planoise à Besançon.
Gale­rie de Pla­noise à Besançon.
Noter : • la cuvette des eaux plu­viales (à écou­le­ment libre), • les deux tuyaux d’eau à 180° pour le chauf­fage urbain, très aisé­ment visibles et attei­gnables, ce qui s’est révé­lé très effi­cace tant en sécu­ri­té qu’en ren­de­ment calorifique.

Les » coûts de tran­sac­tion » de tels pro­jets sont donc très éle­vés. Beau­coup d’entre eux, quoique valables, ont avor­té pour cette rai­son. Une autre forme d’é­chec, quand le maître d’ou­vrage est déci­dé ou que la gale­rie est un genre tech­nique impo­sé, comme dans l’ur­ba­nisme sur dalle, vient de l’in­fla­tion des exi­gences des futurs occu­pants qui accroissent à l’ex­cès le coût de l’ha­bi­tacle. Enfin pour cou­ron­ner le tout, l’in­fluence du droit, euro­péen comme natio­nal, sous toutes ses formes, droits du tra­vail, de l’es­pace public, de la délé­ga­tion de ser­vice public, etc., et de la fis­ca­li­té sur l’at­ti­tude des acteurs en pré­sence est consi­dé­rable et il faut y prê­ter conti­nuel­le­ment attention.

Le pari de Clé de Sol mais aus­si sa dif­fi­cul­té résident donc dans la » mise en fac­teur com­mun » entre tous les acteurs d’une majo­ri­té des élé­ments qui, avant la recherche, devaient tous être négo­ciés pro­jet après pro­jet. Certes, chaque pro­jet res­te­ra un pro­to­type dépen­dant de contraintes locales (tra­cé des rues, bran­che­ments, etc.) et la ville concer­née aura, en tout état de cause, à l’é­di­fier. Du moins pour­ra-t-elle, si Clé de Sol réus­sit, réduire délais et coûts de transaction.

Clé de Sol doit éga­le­ment per­mettre l’ap­pro­ba­tion d’un cor­pus de règles de l’art par les plus hautes auto­ri­tés tech­niques de grands délé­ga­taires pri­vés des sec­teurs de l’eau, de l’élec­tri­ci­té, du gaz, de la cha­leur, du froid et des télé­com­mu­ni­ca­tions. Le pro­grès serait déci­sif. En effet la dis­cus­sion des inter­dis­tances et du posi­tion­ne­ment des réseaux les uns par rap­port aux autres se pra­tique aujourd’­hui avec des res­pon­sables locaux qui n’ont rien à gagner à se prê­ter à des accom­mo­de­ments avec les règles de pleine terre. La baisse des coûts dans ces condi­tions n’est pas possible.

Clé de Sol n’exis­te­rait pas si l’en­semble du milieu tech­nique concer­né l’a­vait consi­dé­ré comme tota­le­ment uto­pique. Mais il fal­lait pour cela per­fec­tion­ner l’i­dée de base à la lumière des cri­tiques qui lui étaient faites, pas­ser par des étapes de pré­fai­sa­bi­li­té, puis de fai­sa­bi­li­té, qui mani­festent clai­re­ment l’ob­jec­tif du pro­jet et son inser­tion dans le réel, notam­ment par des » chan­tiers » loca­li­sés. Tout cet effort a per­mis de convaincre de nom­breux res­pon­sables, à chaque étape, et ain­si de don­ner aujourd’­hui des chances rai­son­nables de suc­cès à cette recherche. Mais cela aus­si a eu un coût élevé.

Vous avez dit » recherche » ?

Galerie en cours de construction dans une extension du quartier de Planoise à Besançon.

Gale­rie en cours de construc­tion dans une exten­sion du quar­tier de Pla­noise à Besan­çon. Notez la forme ovoïde de l’habitacle qui réduit les arma­tures à quelques cou­tures entre radier et toit.

Lors de sa » marche dans le désert « , l’é­quipe ini­tiale a dû convaincre que la mobi­li­sa­tion autour d’un bou­quet de thèmes qui n’é­taient pas tous stric­te­ment tech­niques était bien de la recherche. C’é­tait essen­tiel : s’il s’a­git d’ob­te­nir un résul­tat, on ne peut négli­ger aucun aspect des dif­fi­cul­tés qui se présentent.

Or, cer­taines dis­cus­sions pré­li­mi­naires à la créa­tion de Clé de Sol fai­saient balan­cer cer­tains de nos inter­lo­cu­teurs entre deux ten­dances. Membres du milieu » aver­ti « , ils consi­dé­raient le pro­jet comme » uto­pique » car ils en savaient d’ex­pé­rience la dif­fi­cul­té, mais, face au détail de notre plan d’ac­tion détaillé, ils reve­naient, sans même s’en aper­ce­voir, à l’o­pi­nion de l’homme de la rue, en consi­dé­rant que, puisque les ques­tions tech­niques étaient modestes, pour ne pas dire tri­viales, il n’y avait pas de Recherche avec un grand R.

Faire com­prendre que la mul­ti­pli­ci­té des inter­ve­nants et le chan­ge­ment d’é­chelle qui en résulte font de ques­tions tri­viales des énigmes redou­tables n’est pas chose facile. C’est cepen­dant néces­saire car ce qui fait la ville, ce sont des hommes d’au­jourd’­hui, vivant dans un cadre bâti qu’on ne sau­rait trans­for­mer d’un coup de baguette magique. Vou­loir agir sur ce cadre c’est inexo­ra­ble­ment ren­con­trer des ensembles réti­cu­lés d’in­di­vi­dus, de familles, de groupes de toutes sortes dont les inté­rêts, les convic­tions et les ten­dances indi­vi­duelles et col­lec­tives consti­tuent des bétons plus résis­tants que les dalles les mieux armées ou des forces actives moins endi­guables que les rivières.

Cité idéale et ville réelle

Cette ques­tion n’est pas réser­vée à Clé de Sol. La dif­fi­cul­té intrin­sèque de l’ac­tion urbaine, et donc de la recherche en cette matière, vient de la résis­tance de l’es­prit humain à accep­ter que le chan­ge­ment d’é­chelle puisse modi­fier la nature des ques­tions posées.

Les phy­si­ciens, les chi­mistes, les bio­lo­gistes ont dû l’ad­mettre pour com­prendre cer­tains phé­no­mènes. Mais faire de la ville un sujet d’ob­ser­va­tion » qua­si bio­lo­gique » heurte le sen­ti­ment com­mun : spon­ta­né­ment nous croyons géné­ra­li­sables à l’é­chelle d’une ville des expli­ca­tions valables à la nôtre ou à celle de notre quar­tier. Cela oblige les équipes de recherche/action urbaine à conduire des tra­vaux beso­gneux d’ob­ser­va­tion, de com­pré­hen­sion des méca­nismes et, simul­ta­né­ment, de for­ma­tion des milieux pro­fes­sion­nels, prix à payer pour résoudre des ques­tions très ardues dont le résul­tat appa­raî­tra pour­tant d’une » évi­dente » faci­li­té à leurs contemporains.

Clé de Sol est un cas modeste et ses résul­tats sont loin d’être acquis ; c’est pour­quoi j’illus­tre­rais volon­tiers mon pro­pos en ajou­tant un autre exemple, d’une tout autre nature : celui du POS de Paris, œuvre remar­quable de l’A­te­lier pari­sien d’ur­ba­nisme. Der­rière la sévère appa­rence admi­nis­tra­tive d’un tel docu­ment, le pra­ti­cien expé­ri­men­té dis­cerne une impres­sion­nante somme de connais­sances, de com­pré­hen­sion des méca­nismes sociaux et éco­no­miques à l’œuvre dans la ville ain­si que de prise en compte des essais-erreurs anté­rieurs. Il s’a­git incon­tes­ta­ble­ment d’un docu­ment volon­taire concer­nant l’a­ve­nir du cadre bâti de Paris, mais où la volon­té publique a su res­ter dans le champ du pos­sible, tout en en tirant le meilleur parti.

Il existe une autre voie, pré­fé­rée des médias parce qu’elle sus­cite le rêve : celle de la Cité idéale. Elle ne manque pas d’in­té­rêt en ce qu’elle révèle, par les débats qu’elle pro­voque, la façon dont chaque géné­ra­tion a ima­gi­né la Jéru­sa­lem céleste, réplique urbaine finale de l’É­den ini­tial. Mais elle pré­sente en géné­ral peu d’in­té­rêt pour aider à résoudre les ques­tions ardues de ces » désordres appa­rents /ordres bio­lo­giques cachés « , que sont les villes réelles.

Le pre­mier rêve du vision­naire c’est, avant même son pro­jet, la » page blanche « . Il va enfin pou­voir écrire sur le sol, mais sur un sol net­toyé de tout un pas­sé avec lequel les accom­mo­de­ments sont déci­dé­ment trop com­pli­qués, ce qu’au­rait tou­jours dû être la Ville, ce qu’elle devrait tou­jours être doré­na­vant. Il a dans l’es­prit une vision de l’homme et de son ave­nir. La Cité idéale, par sa concep­tion même, favo­ri­se­ra l’é­mer­gence de la nou­velle société.

L’a­dap­ta­tion du droit

  • Pou­voir des maires en matière de coor­di­na­tion, (loi 83663 du 22 juillet 1983 et décrets d’application).
  • Baux emphy­téo­tiques ouvrant des droits réels sur le domaine public com­mu­nal, (loi 8813 du 5 jan­vier 1988).
  • Direc­tive euro­péenne sur les indus­tries de réseaux (n° 93/88/CEE du 14 juin 1993).
  • Dis­pa­ri­tion de la péréqua­tion tari­faire éner­gie et télécommunications.
  • Ouver­ture de droits réels sur le domaine public natio­nal (loi du 25 juillet 1994).
  • Libé­ra­li­sa­tion des télé­com­mu­ni­ca­tions (loi 96659 du 26 juillet 1996).
  • Libé­ra­li­sa­tion de l’élec­tri­ci­té (loi 2000108 du 10 février 2000).
  • Lois à venir sur le gaz, le chauf­fage urbain, etc.

Quelques uto­pies urbaines ont été réa­li­sées. Mal­gré les dis­po­si­tions imman­qua­ble­ment pré­vues par leurs créa­teurs pour empê­cher les détour­ne­ments de leurs œuvres, toutes ont été appri­voi­sées et adap­tées par ce ber­nard-l’er­mite impé­ni­tent qu’est l’homme, mais jamais de la façon qu’a­vait ima­gi­née le visionnaire.

À Chan­di­ga­rh, Neh­ru deman­dait à Le Cor­bu­sier et Jean­ne­ret de construire la capi­tale d’un nou­veau Pend­jab, mais aus­si et sur­tout un modèle pour la nou­velle Inde socia­liste qui s’é­car­te­rait réso­lu­ment du modèle impé­rial bri­tan­nique. L’or­ga­ni­gramme de la socié­té future devait se lire, et se lit, sur le plan. À Bra­si­lia, en 1956, le désir conjoint de Cos­ta, de Nie­meyer et de Kubit­schek de conser­ver au site sa pure­té ori­gi­nelle a ame­né le Pré­sident fédé­ral et ses urba­nistes à inter­dire aux ouvriers des chan­tiers de rési­der à moins de 50 km. Moyen­nant quoi le dyna­misme éco­no­mique et la vita­li­té cultu­relle insuf­flés par cette immense réa­li­sa­tion sont res­tés long­temps l’a­pa­nage de cités ouvrières éloi­gnées, aban­don­nées sans plan et sans orga­ni­sa­tion à leur déve­lop­pe­ment » naturel « .

Aujourd’­hui, on ne peut pas man­quer de trou­ver cer­tains mérites à ce que ces uto­pies sont deve­nues et admi­rer en sou­riant l’ha­bi­le­té du genre humain à tirer par­ti de tout. Mais on doit aus­si pen­ser à la gigan­tesque aspi­ra­tion de moyens et d’éner­gie que ces pro­jets ont coû­tés et, plus encore, à ce que ces moyens et cette éner­gie auraient appor­té aux villes exis­tantes s’ils s’y étaient inves­tis avec plus de saga­ci­té dans un ordre urbain pro­met­teur d’a­ve­nir. C’é­tait une tâche plus modeste, presque beso­gneuse, de résul­tat simple en appa­rence ; mais le chan­ge­ment d’é­chelle aurait exi­gé, là aus­si, plus de recherche/action qu’il n’y paraît à pre­mière vue. Seule­ment voi­là, ces villes, déjà très impres­sion­nantes et qui le deve­naient chaque jour un peu plus, avaient le tort d’exis­ter et donc de repré­sen­ter ce qu’on ne vou­lait plus voir. C’é­tait vers une vision nou­velle, mais non repro­duc­tible, de la Ville qu’il fal­lait por­ter les yeux.

Atten­tion donc à la Cité idéale : elle détourne de la ville réelle. Non seule­ment elle peut occa­sion­nel­le­ment acca­pa­rer des moyens qui eussent été mieux pla­cés dans les villes exis­tantes, mais, plus gra­ve­ment, elle laisse croire faus­se­ment qu’il est pos­sible, par la créa­tion ex nihi­lo, d’é­chap­per aux contraintes » tri­viales » de la ville réelle8. Elle dis­qua­li­fie ain­si per­fi­de­ment la recherche/action per­pé­tuel­le­ment confron­tée au mur d’in­com­pré­hen­sion qu’en­gendre la trans­for­ma­tion d’une ques­tion simple en ques­tion ardue par le seul chan­ge­ment d’échelle.

______________________________________
1. Direc­tion de la Recherche et de l’Ac­tion scien­ti­fique et tech­nique (DRAST).
2. La crois­sance annuelle de l’u­ti­li­té éco­no­mique moyenne de la sup­pres­sion de ces nui­sances est proche de celle de la consom­ma­tion finale des ménages.
3. De plus en plus les com­munes inter­disent toute inter­ven­tion en voi­rie dans les trois ans qui suivent un nou­veau revê­te­ment. Elles obligent sou­vent aus­si le ges­tion­naire de réseau à répa­rer non seule­ment la sur­face enta­mée mais une large par­tie envi­ron­nante, pour évi­ter l’ef­fet, géné­ra­le­ment désas­treux, de » rustine « .
4. Ensemble des sciences du dan­ger (Cf. L’ar­chi­pel du dan­ger G. Y. Ker­vern (55) et P. Rubise ; Éco­no­mi­ca, 1991).
5. L’o­pi­nion sur ce sujet est sou­vent dic­tée par une réac­tion ins­tinc­tive » d’au­truche « . » Ce qu’on voit fait peur, ce qu’on ne voit pas n’existe pas. » De fait, le grou­pe­ment dense des réseaux dans une gale­rie est impres­sion­nant. Mais on doit à ce pro­pos faire trois remarques :
– il ne faut pas confondre peur et danger ;
– si nous avions des yeux aptes à voir dans le sol, cer­taines concen­tra­tions de réseaux nous impres­sion­ne­raient tout autant. C’est pour­quoi la den­si­fi­ca­tion des réseaux sous l’es­pace public change la donne rapi­de­ment au pro­fit des galeries ;
– un prin­cipe géné­ral de sécu­ri­té est pré­ci­sé­ment le grou­page pour une meilleure sur­veillance, ce qui pré­sente indé­nia­ble­ment un côté para­doxal, mais plus spon­ta­né­ment admis dans d’autres cas : convois rou­tiers de matières dan­ge­reuses, regrou­pe­ment de malades et de virus dans les mêmes hôpi­taux, etc.Ces réflexions ne retirent cepen­dant rien au sérieux d’une approche cin­dy­nique propre aux gale­ries multiréseaux.
6. Clé de Sol ne pro­meut que des pro­jets socio-éco­no­mi­que­ment jus­ti­fiés qui apportent un avan­tage net sur la situa­tion qui pré­vau­drait en leur absence. Le coût de l’ha­bi­tacle, sou­vent allé­gué contre les gale­ries n’est pas un argu­ment accep­table : le juge de paix doit être le bilan socioé­co­no­mique actualisé.
7. On se place ici dans le contexte fran­çais. En Alle­magne, en Suisse et dans plu­sieurs pays du Nord, les ser­vices publics urbains (Stadt­werke alle­mands, Ser­vices indus­triels suisses p. ex.) sont for­te­ment inté­grés au sein de l’ap­pa­reil com­mu­nal, ce qui semble faci­li­ter cer­taines réa­li­sa­tions. Clé de Sol s’in­forme à ce sujet. Nous avons appris – mais cela reste à véri­fier – que la Fin­lande déve­loppe sys­té­ma­ti­que­ment les gale­ries mul­ti­ré­seaux à Hel­sin­ki. Le déve­lop­pe­ment très rapide de l’in­for­ma­tique de ce pays est sans doute à mettre en rela­tion avec ce fait.
8. Les Cités idéales réa­li­sées connaissent toutes, et vite, des désap­poin­te­ments à la hau­teur des ambi­tions qu’elles affi­chaient. Il y a des bidon­villes à Chandigarh !

Poster un commentaire