Des Cailloux plein les poches

Dossier : Arts, Lettres et SciencesMagazine N°591 Janvier 2004Par : Marie Jones,Rédacteur : Philippe OBLIN (46)

Les vrais ama­teurs savent que Ste­phan Mel­degg aime à ouvrir son Théâtre La Bruyère à des auteurs étran­gers contem­po­rains, qu’il choi­sit avec son goût très sûr et sa pas­sion éclai­rée de la chose scé­nique. Une fois de plus, avec Des Cailloux plein les poches, il aura eu la main plus qu’heureuse.

Qui voit cette pièce s’amuse sans doute davan­tage du jeu des comé­diens (Éric Métayer et Chris­tian Per­ei­ra) et de la mise en scène de M. Mel­degg lui-même que par la grâce du texte. Il est de Marie Jones, une comé­dienne et dra­ma­turge irlan­daise. Son expé­rience per­son­nelle des tour­nages de films et de la faune gra­vi­tant autour des pla­teaux lui a four­ni le sujet de cette hila­rante comédie.

Un sujet déjà de soi peu com­mun, trai­té en outre de façon plus qu’originale : lors du tour­nage des exté­rieurs irlan­dais d’un film mélo­dra­mo-folk­lo­rique et plu­tôt du genre “soap ope­ra”, deux braves gars plus ou moins chô­meurs, recru­tés pour la cir­cons­tance dans le vil­lage voi­sin, jouent tan­tôt leur par­tie de figu­rants désa­bu­sés mais ravis de l’aubaine, tan­tôt celles d’autres pro­ta­go­nistes. Ils sont alors, sans pour autant quit­ter leurs cas­quettes ava­chies et pan­ta­lons de velours écu­lés à sou­hait, tour à tour la diva ita­lienne dis­cu­tant avec son coach anglais, le réa­li­sa­teur amé­ri­cain imbu de son amé­ri­ca­ni­té, l’autoritaire troi­sième assis­tante alle­mande char­gée de régen­ter le trou­peau de figu­rants, le pre­mier assis­tant irlan­dais par­fai­te­ment mépri­sant à l’égard de ses culs-ter­reux de com­pa­triotes, un machi­niste émi­gré d’Europe de l’Est et tra­fi­quant de coco à ses moments per­dus, plus quelques autres figures tant locales que pit­to­resques. Soit, en tout, quinze per­son­nages pour deux comédiens.

Une gageure, dont ces deux là s’acquittent, pour notre plus grande joie, avec un éblouis­sant brio. Ils vont et viennent devant nous, sont par­tout à la fois, chan­geant de voix, d’accent, de dégaine. Un enchan­te­ment scé­nique, culmi­nant sans doute lors de leur démons­tra­tion de danse folk­lo­rique irlandaise.

Il semble presque dom­mage, au milieu d’une pareille ava­lanche de cocasses trou­vailles, que l’auteur ait vou­lu appor­ter une note tra­gique à son affaire, comme pour nous admi­nis­trer un ensei­gne­ment sur la vani­té du monde ciné­ma­to­gra­phique et sur­tout le mas­sacre cultu­rel que peut pro­vo­quer l’irruption de cette faune au cœur des “ verts pâtu­rages ”. Le ridi­cule des gens de stu­dio, si magis­tra­le­ment cam­pé, pour­voyait à cet ensei­gne­ment sans qu’il soit néces­saire, à mon sens, qu’un jeune gars du vil­lage se sui­cide, déçu que son père ait refu­sé de le lais­ser ten­ter sa chance dans le ciné­ma pour l’obliger à reprendre la bou­che­rie fami­liale. Il s’est jeté à la mer, “ des cailloux plein les poches ”. La leçon de morale paraît même si impor­tante aux yeux de l’auteur qu’elle en a fait le titre de sa pièce : Stones in his pockets.

L’on peut reni­fler là comme une manière de pla­cage, d’ajout éco­lo-cultu­rel, sans doute un sacri­fice à la mode du temps pré­sent, mais un peu inutile même si, pour nous bien mon­trer la puis­sance du Mal, on nous fasse voir la grosse brute de réa­li­sa­teur yan­kee aller jusqu’à s’opposer à ce que les figu­rants assistent à l’enterrement du sui­ci­dé, au motif qu’au moment même, l’éclairage est idéal pour tour­ner la grande scène finale.

Même si l’on n’a pas sous la main le texte ori­gi­nal, tout laisse pen­ser que la tra­duc­tion d’Attica Guedj et Ste­phan Mel­degg en est excel­lente : rien n’y sent la tra­duc­tion, justement.

Un petit conseil en pas­sant, avant que vous n’y cou­riez : tâchez d’obtenir une place dans les pre­miers rangs. Au La Bruyère, le par­terre est qua­si hori­zon­tal et les fau­teuils – l’on n’y reste tout de même pas debout, comme au temps de Molière – ne sont pas déca­lés. Alors mal­heur à vous, si votre voi­sin de devant s’habille chez Capel. M. Mel­degg n’y est pour rien certes ; cela n’entache point son mérite, mais reste néan­moins bon à savoir.

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