Délices et orgues

Dossier : Arts, Lettres et SciencesMagazine N°585 Mai 2003Rédacteur : Jean SALMONA (56)

Nous déna­tu­rons consciem­ment les œuvres d’art du pas­sé en fei­gnant d’ignorer que les contem­po­rains de leur créa­tion ne les ont jamais per­çues telles qu’elles se pré­sentent à nous aujourd’hui. Les temples grecs et romains étaient peints de cou­leurs criardes qui nous feraient hur­ler, les pyra­mides aztèques ou mayas recou­vertes de stuc bario­lé. En réa­li­té, ce que nous aimons dans le marbre blanc éro­dé du Par­thé­non, dans le basalte usé de Chi­chen Itza, n’est-ce pas sim­ple­ment le témoi­gnage d’une pré­sence pérenne dans le temps qui passe et qui nous donne, un ins­tant, le sen­ti­ment fal­la­cieux de notre propre éternité ?

Baroques et rococo

La mode récente des ins­tru­ments anciens pro­cède pour par­tie d’une recherche louable d’authenticité. William Chris­tie qui dirige Les Arts flo­ris­sants joue aus­si en soliste et vient d’enregistrer les superbes et peu connues Sonates pour vio­lon et cla­ve­cin ou orgue posi­tif de Haen­del avec Hiro Kuro­sa­ki au vio­lon baroque1. Comme celle de Bach, la musique de Haen­del est suf­fi­sam­ment intem­po­relle pour être jouée sur ins­tru­ments d’aujourd’hui, mais les ins­tru­ments baroques apportent une touche de mélan­co­lie qui sied très bien à ces sonates exquises, faites plus pour l’intimité d’un bou­doir que pour une salle de concert. C’est dans un esprit dif­fé­rent que l’ensemble Men­sa Sono­ra a enre­gis­tré 9 des 12 Sonates d’église à trois (plus basse conti­nue, ici un orgue posi­tif), la pre­mière des six œuvres connues de Corel­li2, qui fut l’ami de Haen­del : pièces com­plexes et sérieuses, moins brillantes que les Sonates de Haen­del mais four­millant d’inventions.

Pas­sion­nés de musiques anciennes savantes et inédites, cou­rez décou­vrir Tra­ba­ci, Napo­li­tain du XVIIe siècle, dont Michèle Dévé­ri­té vient d’enregistrer sur un orgue napo­li­tain des extraits de ses deux livres de pièces pour cla­vier3 : ici, pour ces ricer­cares ultra­sa­vants et bien tour­nés, dont Bach, né un siècle après Tra­ba­ci, n’aurait pas à rou­gir, un orgue ancien s’imposait, car ils font appel à des jeux dont cer­tains ont dis­pa­ru des ins­tru­ments plus récents.

On connaît mal les pièces pour orgue de Mozart, dont quelques-unes ont été enre­gis­trées par Jean-Patrice Brosse et le Concer­to Roco­co (deux vio­lons, un vio­lon­celle et une basse)4. À côté de quelques pièces écrites indis­tinc­te­ment pour orgue ou pia­no figurent des Sonates d’église en un seul mou­ve­ment, com­po­sées pour les offices du fameux arche­vêque Col­lo­re­do, facette qua­si incon­nue du musi­cien-ser­vi­teur que Col­lo­re­do chas­sa si igno­mi­nieu­se­ment après huit années de loyaux services.

Prokofiev

Le cin­quan­tième anni­ver­saire de la mort de Pro­ko­fiev nous vaut une pro­fu­sion d’enregistrements. Ain­si, le flam­boyant Vale­ry Ger­giev vient de gra­ver avec l’orchestre et les chœurs du Kirov (Mariins­ky) la can­tate Alexandre Nevs­ki5. Les afi­cio­na­dos d’Eisenstein connaissent bien le film du même nom, pour lequel la can­tate fut écrite, et retrou­ve­ront, avec une qua­li­té de son évi­dem­ment sans com­mune mesure avec la bande du film, les images fortes – et pré­mo­ni­toires – telles que celles de la bataille sur la glace du lac Pei­pus où sont vain­cus les che­va­liers teu­to­niques, et la musique inou­bliable qui les accom­pagne. Sur le même disque, la Suite scythe, œuvre monu­men­tale mais mineure.

Le 3e Concer­to pour pia­no fait par­tie des “ blue chips ” de Pro­ko­fiev. Il a été enre­gis­tré maintes fois, et vient de l’être à nou­veau par Mikhail Plet­nev et l’Orchestre Natio­nal Russe diri­gé par Ros­tro­po­vitch6. Une mer­veille à la fois de pré­ci­sion, de cou­leurs et de roman­tisme, loin de la séche­resse per­cu­tante des inter­prètes habi­tuels, pour un des plus beaux concer­tos de pia­no du XXe siècle. Sur le même disque, Plet­nev joue le 3e Concer­to de Rach­ma­ni­nov, lui aus­si renou­ve­lé, dépouillé de sa gangue hol­ly­woo­dienne usuelle, sobre, brillant, per­cu­tant. Un très grand disque.

Lyriques

C’est sur le pia­no de Grieg – autre clin d’œil déri­soire au temps – et dans sa vil­la que Leif Ove And­snes a enre­gis­tré une ving­taine de ses Pièces lyriques7. Fort heu­reu­se­ment, Grieg avait un excellent Stein­way 1892 qui a bien vieilli, et Leif And­snes joue agréa­ble­ment ces pièces char­mantes – Ariet­ta, Valse, Élé­gie, Mélan­co­lie… – qui n’ont d’autre ambi­tion que d’apporter du plai­sir immé­diat, et qui y par­viennent très bien. À entendre dans le salon frais d’une mai­son de cam­pagne, avec des fleurs fraî­che­ment cou­pées et odo­rantes sur une table.

Dvo­rak visait lui aus­si au plai­sir immé­diat de l’auditeur, au moins pour une par­tie de sa musique ; c’est le cas pour ses deux Séré­nades, l’une pour cordes, l’autre pour vents, que Myung-Whun Chung dirige à la tête du Phil­har­mo­nique de Vienne8. La Séré­nade pour cordes est un petit chef‑d’œuvre, un roman sub­til, une des plus belles pièces de Dvo­rak, où il n’y a pas une note à chan­ger, et où les cordes uniques du Wie­ner Phil­har­mo­ni­ker font mer­veille. La Séré­nade pour vents est à écou­ter jouée dans le kiosque à musique d’un parc, l’été.

Last but not least, Rober­to Ala­gna a enre­gis­tré avec l’Orchestre de Covent Gar­den une antho­lo­gie d’airs de Ber­lioz extraits des Troyens, de l’Enfance du Christ, Roméo et Juliette, la Dam­na­tion de Faust, Béa­trice et Béné­dict, Ben­ve­nu­to Cel­li­ni, ain­si que des très peu connues Scènes de Faust et de l’étrange mono­drame Lélio ou le Retour à la vie9. Rober­to Ala­gna est très média­ti­sé, mais c’est un grand ténor, tout par­ti­cu­liè­re­ment excellent dans le réper­toire fran­çais. Si vous connais­sez mal Ber­lioz, ce disque est une excel­lente intro­duc­tion à ses opé­ras. Et vous aurez en prime “ La Mar­seillaise, hymne des Mar­seillais ” (les trois pre­miers cou­plets), superbe arran­ge­ment de Ber­lioz, avec plu­sieurs chœurs dont celui de l’Armée française.

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1. 1 CD VIRGIN 5 45554 2.
2. 1 CD ARION PV 703031.
3. 1 CD ARION ARN 68584.
4. 1 CD ARION ARN 68598.
5. 1 CD PHILIPS 473 600 2.
6. 1 CD DGG 471 576 2.
7. 1 CD EMI 557296 2.
8. 1 CD DGG 471 613 2.
9. 1 CD EMI 5 57433 2.

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