Dans nos réflexions sur la cité idéale… n’oublions pas les villes des pays en développement

Dossier : La cité idéaleMagazine N°554 Avril 2000Par : Michel ARNAUD (48) et Jean-Marie COUR (56)

Notre planète se peuple et s’urbanise

Notre planète se peuple et s’urbanise

Si cer­taines villes sont plu­sieurs fois mil­lé­naires, c’est avec la révo­lu­tion indus­trielle que s’est enga­gé le pro­ces­sus d’ur­ba­ni­sa­tion mas­sif qui affecte pro­gres­si­ve­ment toutes les régions du monde. Pour nous qui vivons dans un pays déjà peu­plé et urba­ni­sé de longue date, un bref rap­pel de la crois­sance urbaine pas­sée et pré­vue dans diverses régions du monde (l’Eu­rope, l’A­mé­rique du Nord, les pays déve­lop­pés, les pays en déve­lop­pe­ment, dont l’A­frique) nous per­met­tra de mieux sai­sir les enjeux aux­quels notre géné­ra­tion et les géné­ra­tions à venir sont confron­tées, et d’a­bor­der dans des termes dif­fé­rents la ques­tion de la » cité idéale « .

En Europe, la popu­la­tion urbaine totale a qua­dru­plé au cours de ce siècle, de 90 mil­lions en 1900 à près de 400 mil­lions d’ha­bi­tants aujourd’­hui, elle devrait pla­fon­ner à moins de 500 mil­lions avant la fin du pro­chain siècle.

Les villes où nous consi­dé­rons qu’il fait bon vivre ont sou­vent plus de mille ans d’exis­tence, leurs quar­tiers cen­traux ont été construits, incen­diés, rasés et recons­truits plu­sieurs dizaines de fois : il existe un lien direct entre l’at­trait d’un quar­tier et le nombre de » cadavres » que ses habi­tants ont sous leurs pieds. Comme la popu­la­tion urbaine a qua­dru­plé au cours de ce siècle, au moins les trois quarts des super­fi­cies aujourd’­hui urba­ni­sées ont moins de trois géné­ra­tions d’exis­tence, un sixième a moins d’une géné­ra­tion : ces zones récem­ment urba­ni­sées sont encore, pour la plu­part, des » péri­phé­ries urbaines » qui n’at­tein­dront la qua­li­té et la com­plexi­té de nos villes anciennes que dans quelques géné­ra­tions : entre-temps, il fau­dra rem­plir les vides du tis­su urbain récent, réha­bi­li­ter, cas­ser et recons­truire plu­sieurs fois l’es­pace bâti.

Quant à l’A­mé­rique du Nord, ce pro­lon­ge­ment de l’Eu­rope, elle a vu sa popu­la­tion urbaine sep­tu­pler de 35 mil­lions en 1900 à 240 mil­lions aujourd’­hui, et ce chiffre ne devrait croître au plus que d’un tiers au cours du pro­chain siècle.

En dehors de la côte est des États-Unis, l’âge moyen des zones urbaines nord-amé­ri­caines était en 1900 de l’ordre d’une géné­ra­tion : autant dire que nombre de ces espaces res­sem­blaient plus à nos péri­phé­ries urbaines qu’à des villes dignes de ce nom. Aujourd’­hui, les quar­tiers les plus anciens de cer­taines villes amé­ri­caines ont eu le temps d’être cas­sés et recons­truits une dizaine de fois – tout va plus vite en Amé­rique -, et les plus favo­ri­sés com­mencent à prendre de la bou­teille. Mais un bon quart de la super­fi­cie aujourd’­hui urba­ni­sée ne compte encore qu’une géné­ra­tion d’occupants.

Les pays déve­lop­pés pris dans leur ensemble ont vu leur popu­la­tion urbaine totale sex­tu­pler de 160 mil­lions en 1900 à 950 mil­lions aujourd’hui.

Ces pays ont, en un siècle, créé assez d’es­pace urba­ni­sé pour accueillir quelque 800 mil­lions de cita­dins sup­plé­men­taires, en sus des efforts de recons­truc­tion et de restruc­tu­ra­tion des quar­tiers préexistants.

Pour construire en cent ans cinq fois plus d’es­pace urbain que ce qui avait été accu­mu­lé depuis l’o­ri­gine des temps, les pays déve­lop­pés ont dû consa­crer beau­coup de com­pé­tences et de res­sources, mettre sur pied des méca­nismes de finan­ce­ment adap­tés aux besoins, mettre à contri­bu­tion des ins­ti­tu­tions exis­tantes (cf. la Caisse des Dépôts en France), en créer de nou­velles. Cer­taines des ZAC et autres ZUP ain­si créées à la hâte, deve­nues invi­vables, sont des­ti­nées à être entiè­re­ment détruites.

Mais, de même que l’on a appris à maî­tri­ser le pro­ces­sus de vini­fi­ca­tion et à faire un bon vin en un ou deux ans, on peut aujourd’­hui, en y met­tant les com­pé­tences et le prix, fabri­quer des villes nou­velles et des quar­tiers de ville qui, dès la pre­mière ébauche, ont la plu­part des qua­li­tés requises d’une vraie ville, mais il leur manque tou­jours le » charme » et la com­plexi­té qui ne s’ac­quièrent qu’a­vec le temps.

Au cours du siècle pro­chain, les pays dits déve­lop­pés, dont la popu­la­tion urbaine n’aug­men­te­ra plus guère, pour­ront, chez eux, consa­crer l’es­sen­tiel de leurs efforts à faire mûrir le patri­moine urbain exis­tant, à cas­ser et à recons­truire un nombre de fois suf­fi­sant pour atteindre, vers la dixième géné­ra­tion d’oc­cu­pants, l’âge de la matu­ri­té dans la plu­part des zones urbanisées.

Faut-il pour autant qu’ils s’ap­prêtent à for­mer moins d’ur­ba­nistes, moins d’in­gé­nieurs des tra­vaux publics, moins d’é­diles ? Certes non, car nos voi­sins du Sud ont, dans tous ces domaines, des besoins gigan­tesques, aux­quels nous ne pou­vons res­ter indifférents.

Tour­nons en effet notre atten­tion vers les pays dits en voie de déve­lop­pe­ment. En 1900, ces pays comp­taient une popu­la­tion urbaine totale de 100 mil­lions d’ha­bi­tants, soit les deux tiers de celle de l’en­semble des pays déve­lop­pés. Aujourd’­hui, ces mêmes pays ont une popu­la­tion urbaine totale de 2 300 mil­lions d’ha­bi­tants, soit deux fois et demi celle des pays déve­lop­pés ! Depuis la fin de la Deuxième Guerre mon­diale, les pays en déve­lop­pe­ment ont vu leur popu­la­tion urbaine mul­ti­pliée par huit. Les deux tiers de la super­fi­cie occu­pée aujourd’­hui par les agglo­mé­ra­tions (et non un sixième ou un quart comme en Europe ou en Amé­rique du Nord) ont moins d’une géné­ra­tion. Et, contrai­re­ment aux pays déve­lop­pés, le pro­ces­sus d’ur­ba­ni­sa­tion est loin d’être ache­vé : la popu­la­tion urbaine de ces pays devrait encore plus que tri­pler d’i­ci la fin du pro­chain siècle.

Jetons un petit coup de pro­jec­teur sur le conti­nent afri­cain, notre voi­sin du Sud. En 1900, ce conti­nent ne comp­tait que 8 mil­lions d’ur­bains (soit onze fois moins que l’Eu­rope), dont 5 mil­lions en Afrique du Nord et 3 mil­lions en Afrique sub­sa­ha­rienne. Aujourd’­hui, ce conti­nent compte autant d’ur­bains que l’Eu­rope, soit près de 400 mil­lions, dont 100 mil­lions en Afrique du Nord et près de 300 mil­lions en Afrique sub­sa­ha­rienne : depuis 1960, date d’ac­cès à l’in­dé­pen­dance de la plu­part des pays afri­cains, la popu­la­tion urbaine a plus que décu­plé, et il faut s’at­tendre à ce qu’elle qua­druple encore avant la fin du siècle ! Près des trois quarts de la super­fi­cie aujourd’­hui urba­ni­sée ont moins d’une génération.

Comment les pays développés et les institutions internationales réagissent face à ce processus d’urbanisation du Sud ?

Les pre­miers, sur­tout pré­oc­cu­pés par leurs affaires inté­rieures et par la défense de leurs inté­rêts, ne se posent guère de ques­tions sur les consé­quences de leur propre com­por­te­ment sur les pays les moins avan­cés qui comptent si peu sur l’é­chi­quier mon­dial. Quant aux ins­ti­tu­tions spé­cia­li­sées dans l’aide au déve­lop­pe­ment, au lieu de cher­cher à répondre, sans pré­ju­gé, aux besoins des pays aidés, elles ont sou­vent ten­dance à dire et à faire ce qui est cen­sé plaire aux opi­nions publiques des pays déve­lop­pés, comme le montrent les deux cita­tions ci-après :

Extrait d’un dis­cours de Sadrud­din Aga Khan, ancien haut-com­mis­saire HCR : » Il faut arrê­ter l’exode : un grand nombre de gens quittent la cam­pagne pour la ville, venant aug­men­ter la popu­la­tion des bidon­villes déjà dif­fi­cile à contrô­ler… Dans la région aban­don­née, l’exode des muscles est tout aus­si néfaste que l’exode des cer­veaux… Dans la région d’ac­cueil, l’ar­ri­vée des migrants pèse lour­de­ment sur les ser­vices mal équi­pés et inten­si­fie leur mar­gi­na­li­sa­tion… La meilleure façon d’é­vi­ter d’autres migra­tions est for­cé­ment d’é­pau­ler les popu­la­tions dans leur région d’o­ri­gine. Il faut les aider à atteindre une plus grande auto­suf­fi­sance… avant qu’elles soient ten­tées ou for­cées de s’exi­ler vers les zones urbaines. »

Extrait du docu­ment de stra­té­gie d’un bailleur de fonds d’Eu­rope : » Dans les pays d’A­frique de l’Ouest, le sec­teur agri­cole est le seul sec­teur pro­duc­tif signi­fi­ca­tif… L’ur­ba­ni­sa­tion crois­sante y est à l’o­ri­gine d’une répar­ti­tion géo­gra­phique dés­équi­li­brée de la popu­la­tion, qui ne fait qu’ac­cen­tuer les consé­quences néga­tives de la crois­sance démo­gra­phique glo­bale… Cette urba­ni­sa­tion rapide à laquelle on a assis­té dans la région du Sahel a appro­fon­di encore le fos­sé socio­cul­tu­rel entre les villes et la cam­pagne. Les villes en expan­sion rapide abritent une popu­la­tion jeune qui tourne le dos aux valeurs tra­di­tion­nelles.  »

On sait pour­tant depuis long­temps que toute ten­ta­tive de frei­ner la crois­sance urbaine dans les pays en déve­lop­pe­ment ne peut être au mieux qu’i­no­pé­rante et au pire que contre­pro­duc­tive. Si effrayant qu’ap­pa­raisse le spectre de ces mul­ti­tudes de nou­veaux cita­dins du Sud, les pays déjà déve­lop­pés et urba­ni­sés n’ont pas d’autre choix que de prendre acte du carac­tère irré­pres­sible de la crois­sance urbaine dans les pays en déve­lop­pe­ment et d’a­dap­ter en consé­quence les règles du jeu de l’é­co­no­mie monde.

Les taux de crois­sance de la popu­la­tion urbaine que l’on constate aujourd’­hui dans les pays en voie de déve­lop­pe­ment s’ex­pliquent à la fois par les taux de crois­sance démo­gra­phiques de ces pays, qui atteignent cou­ram­ment 3 % par an pen­dant la phase de tran­si­tion démo­gra­phique, et par l’ou­ver­ture de ces pays au monde et à l’é­co­no­mie de mar­ché, d’es­sence urbaine.

Dans les pays qui entrent en tran­si­tion démo­gra­phique avec des niveaux d’ur­ba­ni­sa­tion ini­tia­le­ment faibles, de l’ordre de 20 %, un pour cent d’é­mi­gra­tion rurale se tra­duit par un sur­croît de crois­sance urbaine de cinq pour cent, et les taux de crois­sance de la popu­la­tion de cer­taines villes peuvent dura­ble­ment dépas­ser dix pour cent par an.

Repre­nons l’exemple de l’A­frique dont la popu­la­tion totale aura décu­plé en un siècle. Une telle crois­sance ne peut évi­dem­ment pas être uni­for­mé­ment répar­tie dans l’es­pace : la popu­la­tion tend à se concen­trer dans les régions les mieux dotées en res­sources et les mieux inté­grées, d’a­bord au mar­ché mon­dial, puis aux mar­chés régio­naux. Ain­si, du fait des migra­tions régio­nales, la Côte-d’I­voire, qui était deux fois moins peu­plée que l’ac­tuel Bur­ki­na dans les années 1960, sera à terme deux fois plus peu­plée que ce pays. En Afrique aujourd’­hui comme cela a été le cas en Europe au siècle der­nier, les villes jouent dans cette restruc­tu­ra­tion néces­saire du peu­ple­ment et des éco­no­mies locales (y com­pris du monde rural) un rôle essentiel.

L’ur­ba­ni­sa­tion appa­raît ain­si comme l’une des clefs de la » sou­te­na­bi­li­té » de la crois­sance démo­gra­phique des pays en déve­lop­pe­ment et comme la mani­fes­ta­tion de la moder­ni­sa­tion et de l’ou­ver­ture à l’é­co­no­mie de mar­ché. Vou­loir frei­ner les migra­tions et la crois­sance urbaine de ces pays n’a pas plus de sens que d’y prô­ner la crois­sance zéro ou de cher­cher à mettre ces pays à l’a­bri des influences extérieures.

Sauf recours à la vio­lence, comme cela a été le cas dans des pays comme la Chine lors de la Révo­lu­tion cultu­relle et le Cam­bodge à l’é­poque des Khmers rouges, il n’y a pas plus de moyen de stop­per la crois­sance urbaine que de remède contre le pro­grès scien­ti­fique et tech­nique et contre la ten­dance à la mondialisation.

Reste à se deman­der ce qui doit être fait, et ce que nous, les pays déve­lop­pés, pou­vons faire, pour rendre ce pro­ces­sus aus­si effi­cace et sou­te­nable que pos­sible, et, à tout le moins, pour ne pas le gêner.

La mondialisation n’a pas que des avantages pour les pays en voie d’urbanisation

Sans s’é­tendre davan­tage sur ce sujet d’ac­tua­li­té, il faut au moins rap­pe­ler le décou­plage crois­sant entre, d’une part, la crois­sance démo­gra­phique et l’ur­ba­ni­sa­tion, qui se concentrent dans les pays les moins avan­cés, et, d’autre part, la crois­sance de l’é­co­no­mie mon­diale, qui se concentre dans un petit nombre de pays avan­cés ou émer­gents. Le PNB moyen par habi­tant des 44 pays à faible reve­nu, qui regroupent 2 mil­liards d’ha­bi­tants, est aujourd’­hui 80 fois plus faible que celui des 24 pays à reve­nu éle­vé, qui comptent 800 mil­lions d’habitants.

De tels écarts sont plus de dix fois supé­rieurs à ce qu’ils ont jamais été dans l’his­toire de l’hu­ma­ni­té, et ils sont d’au­tant plus dan­ge­reux que les com­mu­ni­ca­tions ont consi­dé­ra­ble­ment rap­pro­ché les hommes et favo­ri­sé mimé­tisme et comparaisons.

Grâce à leurs faibles salaires, cer­tains pays en déve­lop­pe­ment peuvent certes béné­fi­cier des délo­ca­li­sa­tions d’in­dus­tries de main-d’œuvre. Mais la plu­part sont sur­tout vic­times des impor­ta­tions à bas prix de nos sur­plus (pro­duits ali­men­taires, vête­ments, véhi­cules…) qui nuisent au déve­lop­pe­ment des mille et un petits métiers sur les­quels les villes de nos pays déve­lop­pés ont pu se construire. Ce pre­mier constat doit nous inci­ter à réflé­chir à un code de bonne conduite des pays riches à l’é­gard des pays en développement.

Le coût de l’urbanisation est proportionnellement plus élevé dans les pays en développement que dans les pays développés

L’une des consé­quences de l’ag­gra­va­tion conti­nue des dis­pa­ri­tés de PNB par habi­tant entre les pays riches et urba­ni­sés et les pays en voie de peu­ple­ment est que le besoin de finan­ce­ment engen­dré par l’ur­ba­ni­sa­tion de ces pays et le conte­nu en impor­ta­tion des inves­tis­se­ments cor­res­pon­dants sont de plus en plus dif­fi­ciles à supporter.

Dans un pays dont le PNB par habi­tant est de 400 dol­lars, le mètre linéaire de voie urbaine et le mètre car­ré de bâti­ment public coûtent certes moins cher que dans un pays déve­lop­pé dont le PNB par habi­tant est de 20 000 dol­lars, mais pas dans ces pro­por­tions de un à cin­quante, d’au­tant que la culture tech­nique que nous déve­lop­pons chez nous et les normes que nous nous impo­sons à nous-mêmes servent de réfé­rence uni­ver­selle. Or, les besoins d’in­ves­tis­se­ments publics de fonc­tion locale induits par la crois­sance urbaine des pays en déve­lop­pe­ment sont plus éle­vés que dans les pays déjà urbanisés.

En Afrique sub­sa­ha­rienne, la capa­ci­té à dépen­ser des col­lec­ti­vi­tés locales est en géné­ral incroya­ble­ment faible : le niveau moyen de dépense de fonc­tion­ne­ment et d’in­ves­tis­se­ment par habi­tant des muni­ci­pa­li­tés, expri­mé en dol­lars, est de l’ordre de mille fois infé­rieur à celui des muni­ci­pa­li­tés euro­péennes, alors que les taux de crois­sance urbaine y sont cinq fois plus éle­vés et que le stock d’é­qui­pe­ments publics héri­té de l’his­toire est inexis­tant ou en par­tie obsolète.

Ce deuxième constat doit nous ame­ner à réflé­chir sur l’a­ve­nir de » l’aide au déve­lop­pe­ment « , qu’il est de bon ton de consi­dé­rer comme des­ti­née à dis­pa­raître rapi­de­ment, alors que les trans­ferts de res­sources du Nord vers le Sud, dont la pre­mière rai­son d’être est de contri­buer au coût du peu­ple­ment de la pla­nète, devraient for­te­ment augmenter.

La maî­trise de la crois­sance urbaine impose d’a­dop­ter des objec­tifs réa­listes et de recou­rir conjoin­te­ment à un large éven­tail de moyens de financement.

Après deux décen­nies d’a­jus­te­ment, qui ont entraî­né une forte contrac­tion de la dépense publique, un aban­don de la pla­ni­fi­ca­tion et une cer­taine perte de contrôle du pro­ces­sus d’ur­ba­ni­sa­tion, il est temps de réta­blir des niveaux conve­nables d’in­ves­tis­se­ment public urbain, à la mesure des enjeux, met­tant en œuvre des méca­nismes de maî­trise d’ou­vrage et de finan­ce­ment sou­te­nables et durables. Pour remettre à l’é­chelle la dépense publique urbaine, il est néces­saire de mobi­li­ser conjoin­te­ment toutes les sources conce­vables, à com­men­cer par les res­sources locales, qui sont géné­ra­le­ment loin d’être exploi­tées au mieux.

Il faut aus­si accep­ter d’é­ta­ler dans le temps les inves­tis­se­ments d’ur­ba­ni­sa­tion. Rêver de la ville idéale, c’est inté­res­sant et sti­mu­lant, mais cela ne doit pas ser­vir d’a­li­bi pour ne pas s’oc­cu­per sérieu­se­ment de la ville réelle.

Dans le contexte de pour­suite de la crois­sance de la popu­la­tion urbaine, même ralen­tie struc­tu­rel­le­ment, et compte tenu du retard accu­mu­lé, il faut admettre, selon toute vrai­sem­blance, qu’il y aura à gérer un » retard durable » de l’é­qui­pe­ment urbain sur les objec­tifs com­mu­né­ment évo­qués dans les débats inter­na­tio­naux : par exemple, pen­dant encore une ou deux géné­ra­tions, seule­ment 50 ou 60 % de popu­la­tion urbaine aura un accès direct aux ser­vices urbains mar­chands et un niveau moyen du loge­ment dura­ble­ment peu satis­fai­sant – comme ce fut d’ailleurs le cas en Grande-Bre­tagne au temps de la révo­lu­tion indus­trielle, aux États-Unis pen­dant toute la seconde moi­tié du XIXe siècle et comme c’est le cas dans la plu­part des pays émer­gents du Sud-Est asia­tique aujourd’hui.

On a d’ailleurs fait depuis long­temps le constat que toute opé­ra­tion péri­phé­rique béné­fi­ciant d’un équi­pe­ment supé­rieur à celui de nom­breux quar­tiers exis­tants, si modeste soit cet équi­pe­ment, est inévi­ta­ble­ment acca­pa­rée par une clien­tèle de reve­nus moyens, sinon supé­rieurs, laquelle n’a ensuite de cesse de faire pres­sion pour obte­nir que l’in­ves­tis­se­ment mini­mum réa­li­sé soit rapi­de­ment amé­lio­ré aux frais de la collectivité.

Équi­per des quar­tiers nou­veaux avant les quar­tiers exis­tants, a for­tio­ri avant qu’ils soient occu­pés, n’est d’ailleurs pas une façon de favo­ri­ser la den­si­fi­ca­tion et d’a­mé­lio­rer la ren­ta­bi­li­té des ser­vices publics : on ne compte plus les » lotis­se­ments équi­pés » et non bâtis…

À la recherche, toute théo­rique, de » normes mini­males » en matière d’in­ves­tis­se­ment urbain et à leur mise en œuvre inté­grée, le réa­lisme et l’ef­fi­ca­ci­té imposent donc de sub­sti­tuer le prin­cipe que pro­posent l’é­vo­lu­tion réelle des villes et les pra­tiques popu­laires, à savoir : la pro­gres­si­vi­té géné­ra­li­sée de l’a­mé­na­ge­ment et de l’é­qui­pe­ment urbains à par­tir du simple lotis­se­ment (bor­nage de lots à construire).

On constate en effet qu’il est pos­sible de mettre de côté toute exi­gence » géné­reuse » d’un équi­pe­ment préa­lable à toute ces­sion de ter­rains à construire, fût-elle une exi­gence sani­taire… à condi­tion que l’oc­cu­pa­tion du sol, le décou­page par­cel­laire se fasse cor­rec­te­ment, que les emprises de voi­rie soient réser­vées, ain­si que les ter­rains pour cer­tains équi­pe­ments futurs.

C’est là, dans l’ordre fon­cier, que se situe, en l’é­tat actuel des choses, le véri­table mini­mum préa­lable à la construc­tion indi­vi­duelle des loge­ments. C’est un mini­mum, parce que cette condi­tion préa­lable est loin d’être encore rem­plie, par­tout et tou­jours ; un mini­mum satis­fai­sant, parce que l’ordre dans le décou­page fon­cier assure effec­ti­ve­ment une » maî­trise de l’ur­ba­ni­sa­tion » et donne l’as­su­rance que les réseaux et ser­vices mar­chands pour­ront se déve­lop­per, au fur et à mesure de la sol­va­bi­li­té, d’a­bord col­lec­tive puis indi­vi­duelle, des ménages installés.

C’est un mini­mum à ne pas dépas­ser, puisque l’o­bli­ga­tion d’é­qui­pe­ment mini­mal a presque tou­jours eu l’ef­fet contraire de celui dési­ré, savoir de repous­ser dans la clan­des­ti­ni­té et le désordre la pro­duc­tion fon­cière infor­melle (cou­tu­mière) qui n’a ni les moyens de faire, ni inté­rêt à faire un inves­tis­se­ment, alors qu’il existe une forte demande de ter­rains non équipés…

Les villes, comme Lomé, dans les­quelles le pro­blème fon­cier a été cor­rec­te­ment trai­té et où les opé­ra­tions publiques d’a­mé­na­ge­ment ou d’ha­bi­tat sont res­tées modestes, voire inexis­tantes, sont pré­ci­sé­ment celles où la maî­trise urbaine est la mieux assu­rée, où les dis­pa­ri­tés de niveau d’é­qui­pe­ment entre quar­tiers sont les plus réduites et où, en consé­quence, la ségré­ga­tion des habi­tants par l’argent est la plus faible.

Il faut encore faci­li­ter l’ac­cès des col­lec­ti­vi­tés locales à l’emprunt, ce qui sup­pose, entre autres, la mise en place de nou­veaux ins­tru­ments finan­ciers. Si la crois­sance éco­no­mique locale peut se main­te­nir sur une ten­dance à long terme de l’ordre de 5 % par an, l’emprunt, pro­gres­si­ve­ment sub­sti­tué aux dons, per­met de décu­pler le flux de res­sources locales consa­crées à l’in­ves­tis­se­ment sans obé­rer l’avenir.

Encore faut-il que les durées d’a­mor­tis­se­ment et les taux d’in­té­rêt réel de ces emprunts soient adap­tés à la nature des inves­tis­se­ments publics ain­si finan­cés : en France, les inves­tis­se­ments publics de fonc­tion locale ont pu béné­fi­cier de prêts assor­tis de durées d’a­mor­tis­se­ment de l’ordre de trente ans dont cinq à dix ans de dif­fé­ré, et de taux d’in­té­rêt réel néga­tifs. Ce type de finan­ce­ment n’a pu être dura­ble­ment assu­ré qu’en détour­nant au pro­fit des col­lec­ti­vi­tés locales des res­sources à bas prix (la col­lecte des livrets des Caisses d’É­pargne, les dépôts et consi­gna­tions…) par l’in­ter­mé­diaire d’ins­ti­tu­tions spé­cia­li­sées, telles que les filiales de la Caisse des Dépôts et Consi­gna­tions en France.

Une autre voie conce­vable est le recours à l’é­mis­sion de bons ou obli­ga­tions muni­ci­pales : c’est ain­si que les villes nord-amé­ri­caines ont finan­cé leur déve­lop­pe­ment. L’A­frique sub­sa­ha­rienne est l’une des rares régions en déve­lop­pe­ment où ce mode de finan­ce­ment n’est pas pratiqué.

Il faut aus­si peut-être repen­ser les poli­tiques moné­taires en tenant compte des néces­si­tés du peu­ple­ment et de l’ur­ba­ni­sa­tion. Pre­nons l’exemple de la zone CFA. On doit se deman­der si la rigueur actuelle de la ges­tion moné­taire, indis­pen­sable et béné­fique d’un point de vue macroé­co­no­mique, ne consti­tue pas aus­si, dans les périodes pos­ta­jus­te­ment, un frein à l’é­pa­nouis­se­ment des éco­no­mies locales.

La sous-esti­ma­tion géné­rale de l’é­co­no­mie popu­laire dans les comptes natio­naux et la mécon­nais­sance du carac­tère » local » d’une grande par­tie de l’é­co­no­mie réelle conduisent sans doute les auto­ri­tés moné­taires à ration­ner exces­si­ve­ment la mon­naie. Ce ration­ne­ment péna­lise évi­dem­ment davan­tage l’é­co­no­mie popu­laire que l’é­co­no­mie moderne (il suf­fit de prendre un taxi ou d’al­ler au mar­ché pour voir à quel point la petite mon­naie est rare et les billets de 500 F CFA sont usés jus­qu’à la corde…).

Il péna­lise évi­dem­ment davan­tage les régions éloi­gnées de la capi­tale, où l’in­jec­tion de liqui­di­tés par la dépense du sec­teur moderne, public et pri­vé, est lar­ge­ment concen­trée. Et il péna­lise davan­tage les col­lec­ti­vi­tés locales, qui ne peuvent ni emprun­ter aux condi­tions du mar­ché ni recou­rir au troc, que le sec­teur pri­vé. Une réflexion mul­ti­dis­ci­pli­naire et sans a prio­ri sur ce thème des rela­tions entre la ges­tion moné­taire, l’ur­ba­ni­sa­tion, l’é­co­no­mie réelle et le déve­lop­pe­ment local serait fort utile.

Et nos grandes écoles, sont-elles concernées par tout cela ?

En matière d’a­gro­no­mie tro­pi­cale, l’ef­fort de recherche et de for­ma­tion entre­pris au pro­fit de l’empire colo­nial a en grande par­tie sur­vé­cu. En matière de tra­vaux publics, d’ur­ba­nisme et de génie urbain, on ne peut en dire autant. Ne fau­drait-il pas, en quelque sorte, réin­ven­ter les » Ponts-Colo « , ain­si d’ailleurs que » l’Éna-Colo » ?

Ne fau­drait-il pas aus­si réin­ven­ter le SMUH (Secré­ta­riat des mis­sions d’ur­ba­nisme et d’ha­bi­tat) qui, dans les décen­nies 60–70, a for­mé toute une géné­ra­tion d’ur­ba­nistes et d’in­gé­nieurs muni­ci­paux, coopé­rants et res­sor­tis­sants des pays en déve­lop­pe­ment, et que l’on a bête­ment enter­ré après l’af­faire du » Car­re­four du déve­lop­pe­ment » sans se pré­oc­cu­per des consé­quences pour les pays partenaires ?

Aura-t-on encore besoin en 2020 d’une École des ponts et chaus­sées, alors que nos réseaux de trans­port seront ache­vés, que nos villes ne croî­tront plus, et qu’il suf­fi­ra de gérer l’exis­tant, voire la contrac­tion du patri­moine public ? Oui, bien sûr, car cette École devrait alors avoir, à Paris, des acti­vi­tés de recherche et d’en­sei­gne­ment en par­tie tro­pi­ca­li­sées, et des effec­tifs triples de ceux de l’É­cole actuelle, dont plus de la moi­tié d’é­lèves étran­gers, ori­gi­naires non seule­ment des autres pays déve­lop­pés et des pays émer­gents, mais aus­si des pays en déve­lop­pe­ment, ain­si qu’une forte pro­por­tion d’é­lèves natio­naux des­ti­nés à pas­ser dans ces pays une par­tie de leur carrière.

Et cette École des ponts pari­sienne devrait être… la tête de pont d’un réseau d’é­coles régio­nales de haut niveau à créer dans les pays en déve­lop­pe­ment, notam­ment en Afrique. L’Eu­rope n’est-elle pas appe­lée à prendre sa part du pro­blème de peu­ple­ment mon­dial contem­po­rain, en Afrique d’a­bord ? La France ne doit-elle pas mon­trer la voie ?

Les problèmes des pays en développement évoqués ici sont-ils si éloignés de nos problèmes hexagonaux ou de pays riches ?

Les popu­la­tions vieillies de nos pays sont relayées par l’im­mi­gra­tion (Magh­ré­bins, Afri­cains et Turcs en Europe, Lati­nos en Amé­rique du Nord). Nos plus grandes villes sont tou­chées par la crois­sance urbaine mon­diale, et les ban­lieues chaudes sont du » tiers monde chez nous « . L’ex­pé­rience que nous pou­vons acqué­rir en tra­vaillant dans les villes des pays en déve­lop­pe­ment peut aus­si nous être très utile chez nous. La coopé­ra­tion décen­tra­li­sée, de ville à ville, donne d’ailleurs déjà lieu à des expé­riences inté­res­santes dans ce sens.

Les pays en déve­lop­pe­ment sont aus­si un mar­ché à exploi­ter, un mar­ché dont l’im­por­tance rela­tive à terme dépasse très lar­ge­ment les quelques pour cent qu’ils sont cen­sés peser aujourd’­hui dans l’é­co­no­mie mon­diale. Les États-Unis s’in­ves­tissent mas­si­ve­ment en Amé­rique latine, comme le fait le Japon dans son ère de copros­pé­ri­té d’A­sie du Sud. Notre Sud à nous, c’est l’Afrique.

Et c’est un Sud aus­si pro­met­teur que les autres, avec, bien­tôt, son mil­liard d’ha­bi­tants : la concur­rence com­mence d’ailleurs à y être rude. Nous devons nous pré­pa­rer à inves­tir mas­si­ve­ment en Afrique. Cer­tains grands groupes fran­çais y sont déjà bien implan­tés. Mais, pour beau­coup de nos PME, c’est encore une ter­ra inco­gni­ta

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