Construire la grande pyramide

Dossier : Arts, Lettres et SciencesMagazine N°568 Octobre 2001Par : Jean ROUSSEAU (42)Rédacteur : Gérard BRUNSCHWIG (43)

Pas­sion­né depuis long­temps d’égyptologie, Jean Rous­seau lui a déjà consa­cré un livre1 ain­si que plu­sieurs articles, notam­ment dans la revue d’Oxford Dis­cus­sions in Egyp­to­lo­gy, car, contrai­re­ment à leurs col­lègues d’outre-Manche, les égyp­to­logues fran­çais sont très exclu­sifs vis-à-vis de ceux qui ne sont pas “ du sérail ”.

Son récent livre, illus­tré d’une cen­taine de plans et cro­quis très réa­listes, traite de la pre­mière des mer­veilles du monde, la plus grande de toutes les pyra­mides, celle de Chéops, vieille de 4 500 ans.

L’auteur com­mence par la repla­cer dans sa conti­nui­té his­to­rique et remonte à la pro­to­his­toire, avec les pre­mières tombes, puis les mas­ta­bas en briques, avant que n’apparaisse, à Saq­qa­ra, la pre­mière pyra­mide à degrés, et montre com­ment l’étrange pyra­mide rhom­boï­dale à deux pentes ser­vit de tran­si­tion vers les pyra­mides lisses de Sné­frou2, père de Chéops.

Il nous convainc que le pro­blème essen­tiel de la réa­li­sa­tion d’un tel monu­ment était l’obtention d’arêtes de deux cents mètres de lon­gueur abso­lu­ment rec­ti­lignes et conver­gentes, comme on peut l’observer. Or, même si aucune archive ne sub­siste pour le prou­ver, cet exploit construc­tif sup­po­sait déjà l’existence de véri­tables bureaux d’étude où les prêtres-archi­tectes, dans la Mai­son de Vie d’Héliopolis, codi­fiaient de façon stricte l’implantation et la concep­tion des ouvrages, ima­gi­naient les méthodes appro­priées de leur construc­tion et l’organisation de leurs chantiers.

La pyra­mide de Chéops fait par­tie d’un com­plexe que pré­sente le livre, avant d’aborder, de façon très docu­men­tée, les pro­blèmes posés par les phases de sa construc­tion : l’acheminement des maté­riaux de cal­caire fin de Tou­ra pour le revê­te­ment des faces (depuis la rive oppo­sée du Nil), du gra­nit pour la chambre du roi (depuis Assouan), tan­dis que les blocs du noyau étaient extraits du cal­caire gros­sier du pla­teau de Gui­zeh, à proxi­mi­té du site. Pour toutes ces car­rières, il fal­lut une main‑d’oeuvre encore plus consi­dé­rable que celle affec­tée à la construc­tion elle-même.

L’implantation selon les direc­tions car­di­nales est d’une sur­pre­nante pré­ci­sion compte tenu des moyens exis­tants, et une solu­tion réa­liste en est pro­po­sée. De même, l’auteur sug­gère com­ment la construc­tion des deux cents assises hori­zon­tales dut se régler à par­tir de la mise en place d’une ving­taine d’entre elles, assez régu­liè­re­ment espa­cées, à l’horizontalité excep­tion­nelle, l’erreur étant de quelques cen­ti­mètres seule­ment entre deux angles opposés.

Obte­nir de nos jours, par empi­le­ment de blocs et sans ins­tru­ments optiques, la conver­gence des arêtes déli­mi­tant quatre tri­angles iden­tiques serait d’une très grande difficulté.

Les Égyp­tiens y par­vinrent par l’usage de simples fils à plomb et la pré­fa­bri­ca­tion totale au sol du revê­te­ment des quatre faces et des blocs d’arêtes. D’autre part, il fal­lait que durant toute la période du chan­tier qui devait être la plus courte pos­sible pour que la pyra­mide puisse être ache­vée “ en temps utile ” (avant la mort du pha­raon), les arêtes demeurent entiè­re­ment visibles, ce qui limite à deux ou trois les pro­cé­dés d’acheminement des deux mil­lions de blocs (d’une moyenne de deux à trois tonnes chacun).

Plu­tôt que de construire, pour les ache­mi­ner, des rampes de volume mons­trueux, exté­rieures au chan­tier et à démo­lir ensuite (rampes radiales ou cou­rant en zig­zag sur les faces), J. Rous­seau sug­gère qu’il “ suf­fi­sait ” aux Égyp­tiens sim­ple­ment de trac­ter ces charges le long de rampes cor­ri­dor qui gra­vis­saient inté­rieu­re­ment le noyau de la pyra­mide, au fur et à mesure de sa construc­tion. Ce pro­cé­dé très simple n’est pas en contra­dic­tion avec les obser­va­tions archéo­lo­giques dont on dispose.

Sont éga­le­ment exa­mi­nées des ques­tions aus­si néces­saires que com­plexes, comme la mon­tée à plus de qua­rante mètres de hau­teur de dalles pla­fond pesant cin­quante tonnes ou encore la pose “ acro­ba­tique ” du pyra­mi­dion. Cet énorme chan­tier qui, au début, mobi­li­sa envi­ron 60 000 tra­vailleurs, n’a fina­le­ment lais­sé comme traces que l’ouvrage lui-même, et des ques­tions encore sans réponses.

Une des ori­gi­na­li­tés du livre de Jean Rous­seau est d’aborder l’aspect sym­bo­lique des nombres qui mesurent les diverses dimen­sions de la pyra­mide, et que l’on retrouve dans toutes les construc­tions égyp­tiennes. Tra­duites en mesures de l’époque (le doigt est égal à 128e de la cou­dée de 52,5 cm), toutes ces dimen­sions appa­raissent comme mul­tiples des nombres pre­miers 17 ou 19, nombres “ consa­crés ” sans doute asso­ciés à la mytho­lo­gie d’Isis et Osi­ris. Cette numé­ro­lo­gie s’impose de façon qua­si obses­sion­nelle, tout comme celle des nombres calen­daires lunaires et solaires qui leur sont liés.

Bref, un ouvrage sti­mu­lant qui, grâce à la for­ma­tion d’ingénieur et à l’expérience de chan­tiers de notre cama­rade, pro­pose des réponses à des ques­tions qui, jusqu’ici, n’ont guère été posées.

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1. Mas­ta­bas et pyra­mides d’Égypte ou la mort dénom­brée. L’Harmattan, 1994.
2. La pyra­mide de Chéops a per­du son pare­ment lisse, mais celui-ci a exis­té, que l’on retrouve dans les murs et les ponts du Caire.

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