Conditions et conséquences pour les pays pauvres de l’ouverture des marchés de produits agricoles

Dossier : Libéralisme, globalisationMagazine N°623 Mars 2007
Par Jean-Marie FARDEAU

En Afrique sub­sa­ha­rienne les pro­ces­sus de libé­ra­li­sa­tion ont été pous­sés à l’ex­trême sous la conduite des ins­ti­tu­tions finan­cières inter­na­tio­nales (FMI, Banque mon­diale). Elles y ont impo­sé des condi­tions macroé­co­no­miques – réduc­tion des dépenses publiques, libé­ra­li­sa­tion des éco­no­mies – dans le cadre des pro­grammes d’al­lé­ge­ment de dette. Quel en est le résul­tat ? Le rap­port de la Com­mis­sion for Afri­ca, pré­si­dée par Tony Blair, indique que l’A­frique a per­du en vingt ans les deux tiers de ses parts de mar­ché mon­dial. Et, encore, dans les 2 % qui sub­sistent, sont comp­ta­bi­li­sées les indus­tries extrac­tives qui sont presque tota­le­ment mul­ti­na­tio­na­li­sées et pro­fitent bien peu aux popu­la­tions africaines.

À qui la faute ? Aux pay­sans afri­cains ? À leurs diri­geants ? Au libé­ra­lisme géné­ra­li­sé ? La CNUCED (Confé­rence des Nations unies sur le com­merce et le déve­lop­pe­ment) ose l’a­vouer dans un rap­port paru en 2005 : les pays les moins avan­cés (PMA) n’ont pas pro­fi­té des der­nières dix années de libé­ra­li­sa­tion. Le consen­sus domi­nant sur les bien­faits de la libé­ra­li­sa­tion des échanges pour ces pays est ain­si fissuré.

La CNUCED l’ex­prime timi­de­ment pour ne pas don­ner l’im­pres­sion que l’or­ga­ni­sa­tion s’at­taque au libre-échange lui-même ; les PMA ne dis­po­se­raient pas des ins­ti­tu­tions et des moyens qui leur per­met­traient de gagner la ou des guerres com­mer­ciales mon­diales. Mais alors, fal­lait-il que les ins­ti­tu­tions finan­cières inter­na­tio­nales et l’OMC forcent ces pays – les plus pauvres de la pla­nète – à s’en­ga­ger dans des batailles com­mer­ciales per­dues d’avance ?

Les petits producteurs balayés par la concurrence mondiale

Pour fon­der le débat sur des bases les plus objec­tives pos­sibles, les ONG ont deman­dé depuis plu­sieurs années que soient éva­lués de manière rigou­reuse, indé­pen­dante et contra­dic­toire les impacts de la libé­ra­li­sa­tion sur les dif­fé­rentes caté­go­ries de per­sonnes phy­siques et morales enga­gées dans l’é­co­no­mie. Cette éva­lua­tion n’a jamais eu lieu. Nous consta­tons que les pay­sans de toutes les régions du monde sont en dif­fi­cul­té et que, dans des régions entières, ils touchent le fond du fond de la pau­vre­té. Nos inter­lo­cu­teurs des orga­ni­sa­tions pay­sannes nous disent que ces situa­tions empirent et se multiplient.

En Andh­ra Pra­desh, au centre de l’Inde, les membres du Centre for Envi­ron­ment Concerns (CEC) nous disent que les sui­cides de pay­sans pau­pé­ri­sés et endet­tés prennent des allures épi­dé­miques. En Afrique de l’Ouest, nos par­te­naires du Réseau des orga­ni­sa­tions pay­sannes et de pro­duc­teurs agri­coles (ROPPA) nous racontent la détresse des pay­sans qui perdent leurs mar­chés locaux, encom­brés de sur­plus et de sous-pro­duits euro­péens ou amé­ri­cains, pou­lets, oignons, etc., de riz asia­tique, et risquent d’être exclus des mar­chés mon­diaux de l’a­ra­chide ou du coton. De par­tout, nous rece­vons les mêmes mes­sages et sous toutes les lati­tudes nous obser­vons les mêmes évo­lu­tions que ce soit chez les petits pro­duc­teurs de riz, de sucre, de bananes, de volaille…

Toutes les études de cas menées par des ONG abou­tissent aux mêmes conclu­sions : les dés­équi­libres de com­pé­ti­ti­vi­té et les prix qui se pra­tiquent sur ces mar­chés mon­diaux contri­buent à détruire les éco­no­mies agri­coles qui ne peuvent s’en pro­té­ger, et à plon­ger les pay­san­ne­ries dans des crises profondes.

Dans un contexte de sur­pro­duc­tion de toutes les filières agri­coles – eu égard à la demande sol­vable actuelle – et des gains de pro­duc­ti­vi­té encore pos­sibles dans l’a­gro-indus­trie, la créa­tion d’un mar­ché mon­dial inté­grant tous les mar­chés natio­naux entraîne un véri­table effon­dre­ment des petites paysanneries.

Pre­nons l’exemple d’un pay­san du Sahel. Il cumule les han­di­caps : insuf­fi­sance des infra­struc­tures, inexis­tence des chaînes du froid, défi­ciences des poli­tiques publiques, dif­fi­cul­tés d’ac­cès aux res­sources, aux mar­chés, au cré­dit, aux infor­ma­tions et, sou­vent, condi­tions natu­relles défa­vo­rables. L’OMC, en obli­geant tous les pro­duc­teurs agri­coles – ils sont encore près de trois mil­liards d’hommes, de femmes et d’en­fants à vivre direc­te­ment de la pro­duc­tion agri­cole – à com­battre sur le même mar­ché mon­dial, condamne les plus faibles, les plus pauvres à la misère !

En pous­sant de plus en plus loin la logique libé­rale, la bataille pour l’ac­cès aux res­sources et aux mar­chés va se dur­cir et enfon­cer les pay­sans dans un pro­ces­sus de pau­pé­ri­sa­tion et d’ex­clu­sion. Il est pro­bable qu’il suf­fi­rait de 2 à 4 % de pro­duc­teurs agro-indus­triels pour nour­rir l’hu­ma­ni­té, four­nir à l’in­dus­trie des matières pre­mières agri­coles et, même, pro­duire de la bio­éner­gie. Est-ce ain­si que nous voyons le monde de demain ? Pour­tant, le pro­ces­sus d’ex­clu­sion qui s’ac­cé­lère n’a pas de rai­son de s’ar­rê­ter de lui-même avant d’a­voir bou­té 2,8 mil­liards de pay­sans hors de l’a­gri­cul­ture comme il l’a déjà fait pour les 1,3 mil­liard de péri­ur­bains aujourd’­hui en grande dif­fi­cul­té. Et ce sont les pays qui ont 50 à 70 % de leur popu­la­tion dans l’a­gri­cul­ture qui vont payer le plus lourd tri­but. Et que pro­posent les « experts en recherche d’op­ti­mum éco­no­mique pour le mar­ché mon­dial » à ces mil­liards d’ex­clus ? Rien. 

Protéger la petite paysannerie : possible et nécessaire


Toua­reg du Niger © Edmond Bernus

C’est pour­quoi nous deman­dons de remettre les cartes à plat et com­men­cer à jeter les bases sur les­quelles construire des échanges inter­na­tio­naux au ser­vice du déve­lop­pe­ment local, natio­nal et régio­nal. Il est indis­pen­sable de faire repar­tir l’OMC sur de nou­velles bases, celles qui pour­raient per­mettre aux agri­cul­tures des dif­fé­rentes régions du monde de se déve­lop­per et celles qui pour­raient per­mettre aux échanges inter­na­tio­naux de ser­vir ce développement.

La pre­mière mesure à prendre dans ce monde où ce sont les plus riches qui par­viennent le mieux à se pro­té­ger der­rière des bar­rières pro­tec­tion­nistes (sous cou­vert de bar­rières tari­faires ou de normes tech­niques et sani­taires) serait de per­mettre enfin une véri­table pro­tec­tion des agri­cul­tures pay­sannes les plus vul­né­rables dans le monde.

Nous savons que cette pro­tec­tion des mar­chés agri­coles est sou­vent pré­sen­tée par les tenants du libre-échange comme un ins­tru­ment de « pro­tec­tion­nisme », de fri­lo­si­té éco­no­mique, qui décou­ra­ge­rait les expor­ta­tions, ren­drait les pro­duc­teurs moins effi­caces, et favo­ri­se­rait les inté­rêts « cor­po­ra­tistes » de la pro­fes­sion agri­cole au détri­ment de ceux des consom­ma­teurs pauvres. Pour­tant, lors­qu’au Came­roun, les petits pro­duc­teurs de volaille ont été pous­sés à la faillite par l’ar­ri­vée mas­sive de pou­lets conge­lés euro­péens (les impor­ta­tions étaient pas­sées de 1 000 tonnes en 1996 à 22 000 tonnes en 2003), c’est bien par la mise en place de bar­rières tari­faires et par un sur­saut salu­taire des consom­ma­teurs urbains, que les petits pay­sans ont pu relan­cer leur pro­duc­tion et vivre un peu plus dignement.

La dépen­dance ali­men­taire de nom­breux pays en déve­lop­pe­ment s’est accrue. Ces pays consacrent une pro­por­tion impor­tante de leurs bud­gets à impor­ter de quoi nour­rir leur popu­la­tion. Ils négligent ain­si le poten­tiel de déve­lop­pe­ment de leur propre agri­cul­ture qui, s’il était sou­te­nu, per­met­trait d’a­mé­lio­rer les moyens de sub­sis­tance des popu­la­tions rurales tout en appro­vi­sion­nant les mar­chés locaux.

Face aux impacts néga­tifs d’une libé­ra­li­sa­tion exces­sive, un nombre crois­sant de pays en déve­lop­pe­ment tente de pré­ser­ver une marge de manœuvre afin de pro­té­ger leur déve­lop­pe­ment agri­cole, en par­ti­cu­lier dans le cadre des négo­cia­tions à l’Or­ga­ni­sa­tion mon­diale du com­merce (OMC). Leurs pro­po­si­tions, qu’il s’a­gisse d’i­den­ti­fi­ca­tion de « pro­duits spé­ciaux » écar­tés de la libé­ra­li­sa­tion, ou de mesures de sau­ve­garde spé­ciales per­met­tant des pro­tec­tions tem­po­raires, ont été confron­tées à de nom­breuses résis­tances et objec­tions de la part des grands pays agro-expor­ta­teurs, qu’ils soient occi­den­taux ou en déve­lop­pe­ment (Bré­sil, Thaï­lande, Gua­te­ma­la…). L’é­chec actuel des négo­cia­tions à l’OMC pour­rait lais­ser croire à un repli pro­tec­tion­niste. En réa­li­té, il n’a pas atté­nué la pres­sion à l’ou­ver­ture des mar­chés agri­coles : cette pres­sion s’ac­cen­tue dans le cadre des accords de libre-échange bila­té­raux et régio­naux (voir article de P. Mes­ser­lin dans ce numé­ro). Ain­si, la négo­cia­tion en cours d’Ac­cords de par­te­na­riat éco­no­mique (APE) entre l’U­nion euro­péenne (UE) et les pays Afrique Caraïbes Paci­fique (ACP), cen­sée se conclure fin 2007, va tou­jours plus loin dans les demandes d’ou­ver­ture, au risque de ne lais­ser qu’une très faible marge de manœuvre pour pro­té­ger les mar­chés agricoles.

Établir des règles du jeu équitables

Dans le même temps, le dogme libé­ral est de plus en plus remis en ques­tion ou du moins nuan­cé dans le débat inter­na­tio­nal sur les poli­tiques de déve­lop­pe­ment. Pour ne citer qu’un exemple récent, le der­nier rap­port de la CNUCED1 sou­ligne la néces­si­té de pro­tec­tions pour le déve­lop­pe­ment éco­no­mique, assor­ties d’in­ves­tis­se­ments publics. Par­lant des indus­tries, la CNUCED sou­ligne : « À chaque pays, selon son niveau de déve­lop­pe­ment, de pro­té­ger les sec­teurs jugés impor­tants. Et de bais­ser les pro­tec­tions doua­nières, une fois les firmes natio­nales com­pé­ti­tives. La ques­tion de la gra­da­tion dans l’ou­ver­ture est la clé du par­cours de déve­lop­pe­ment.2 » Le même rai­son­ne­ment vaut a for­tio­ri pour l’a­gri­cul­ture, dont les acteurs les plus nom­breux – les petits pro­duc­teurs – sont encore plus vulnérables.

Au cours de son man­dat (1868−1876), le pré­sident des États-Unis, Ulysses Grant, affir­mait : « Pen­dant des siècles, l’An­gle­terre s’est appuyée sur la pro­tec­tion, l’a pra­ti­quée jus­qu’à ses plus extrêmes limites, et en a obte­nu des résul­tats satis­fai­sants. Après deux siècles, elle a jugé com­mode d’a­dop­ter le libre-échange, car elle pense que la pro­tec­tion n’a plus rien à lui offrir. Eh bien, Mes­sieurs, la connais­sance que j’ai de notre pays me conduit à pen­ser que, dans moins de deux cents ans, lorsque l’A­mé­rique aura tiré de la pro­tec­tion tout ce qu’elle a à offrir, elle adop­te­ra le libre-échange. »

Le pré­sident Grant n’a­vait pas ima­gi­né qu’un siècle suf­fi­rait aux États-Unis pour se retrou­ver en posi­tion de force sur le mar­ché mon­dial et adop­ter le libre-échange, mal­heu­reu­se­ment au détri­ment des pays les plus pauvres.

Le mar­ché mon­dial res­semble à un com­bat de boxe entre un poids plume et un poids lourd. Sans sur­prise, le second gagne à chaque coup puisque les règles du jeu sont inéqui­tables. Les ONG appellent les États à accep­ter de revoir ces règles du jeu en pen­sant en pre­mier lieu aux plus pauvres. Uto­pie ? Non, simple ques­tion de jus­tice et d’humanité. 

1. CNUCED (2006) Rap­port sur le com­merce et le développement.
2. Chris­tian Los­son, « Pour la CNUCED, le Sud a besoin de sti­mu­la­tion éta­tique ». Entre­tien avec Det­lef Kotte, res­pon­sable du dépar­te­ment mon­dia­li­sa­tion et stra­té­gies de déve­lop­pe­ment de la CNUCED, Libé­ra­tion, 1er sep­tembre 2006.

N. B. : cet article a été rédi­gé en s’ap­puyant sur deux rap­ports publiés par Coor­di­na­tion Sud, coor­di­na­tion des ONG fran­çaises d’ur­gence et de développement.
. La pro­tec­tion des mar­chés agri­coles, un outil de déve­lop­pe­ment, déc. 2006.

. Agri­cul­ture, pour une régu­la­tion du com­merce mon­dial, déc. 2005.
Ces rap­ports sont dis­po­nibles sur : www.coordinationsud.org

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