Chinoiseries

Dossier : Arts, Lettres et SciencesMagazine N°526 Juin/Juillet 1997Rédacteur : Jean SALMONA (56)

Il est des œuvres où l’auteur a vou­lu, ambi­tion folle, mettre tout : la vie, l’amour, la mort, et cer­taines, rares, où il y est par­ve­nu (déme­su­rées, comme Les Thi­bault ; concen­trées, comme Pour qui sonne le glas). C’est le cas du Chant de la Terre, à la fois sym­pho­nie et cycle de lie­der, où, en outre, Mah­ler a résu­mé, d’une cer­taine manière, toute son œuvre pas­sée, en fai­sant appel à six poèmes chi­nois au déses­poir serein et en demi-teinte.

Chef‑d’œuvre abso­lu, écrit deux ans avant sa mort, après une série de drames per­son­nels, jamais joué de son vivant, c’est aus­si l’œuvre la plus popu­laire de Mah­ler, et aus­si sans doute la plus enre­gis­trée. L’enregistrement récent de Simon Rat­tle avec le City of Bir­min­gham Orches­tra1 pos­sède une étrange ori­gi­na­li­té : il fait appel à un bary­ton (Tho­mas Hamp­son) au lieu d’une mez­zo-sopra­no, pos­si­bi­li­té appa­rem­ment pré­vue par Mah­ler, d’où une cer­taine aus­té­ri­té au milieu d’une palette orches­trale superbe. Les incon­di­tion­nels pré­fé­re­ront la ver­sion de Bern­stein avec Chris­ta Lud­wig, ou encore le vieil enre­gis­tre­ment culte avec Kath­leen Ferrier.

Ce sont aus­si des poèmes chi­nois que Leme­land uti­lise dans son cycle de mélo­dies Time Land­scapes pour sopra­no et orchestre, chan­té par Carole Far­ley2. Leme­land a eu le cou­rage constant – et il en a fal­lu – de résis­ter au ter­ro­risme puis à la dic­ta­ture de la musique sérielle (“ douze balles pour fusiller la musique ”, disait Pierre Schaef­fer) et d’écrire tonal, dans la lignée de Ravel, Pro­ko­fiev, Chos­ta­ko­vitch, avec des orches­tra­tions très recher­chées. Grand prix du disque de l’Académie Charles Cros pour Oma­ha et Songs for the dead sol­diers, Leme­land clôt son Ame­ri­can War Requiem avec un très bel Épi­logue, qui figure sur le même disque, avec d’autres pièces évo­ca­trices de la Deuxième Guerre mondiale.

Schubert et Schumann

EMI a réuni en un cof­fret cinq œuvres majeures de musique de chambre de Schu­bert, enre­gis­trées par le Qua­tuor Alban Berg entre 1979 et 1985 : les Qua­tuors La Jeune fille et la Mort, Rosa­munde, et le n° 15, le Quin­tette avec pia­no, et le Quin­tette à cordes3. Schu­bert agace un peu cer­tains car il n’est pas savant et il sus­cite l’émotion au pre­mier degré : on lui en veut de se lais­ser prendre. Il y a là ce qu’il a fait de mieux, par l’ensemble qui est au qua­tuor ce que Svia­to­slav Rich­ter est au pia­no, et qui aura, à cet égard, domi­né les vingt der­nières années et, peut-être, le ving­tième siècle. Écou­tez l’andante de La Jeune fille et la Mort, celui du Qua­tuor Rosa­munde, et, abou­tis­se­ment ultime, l’adagio du Quin­tette pour cordes, dont Arthur Rubin­stein disait qu’il aime­rait l’entendre juste avant de mou­rir, pour avoir sans doute un avant-goût du Para­dis où il est aujourd’hui, n’en dou­tons pas.

Il est facile d’opposer Schu­bert le naïf et Schu­mann le tour­men­té, et cepen­dant c’est une autre forme de séré­ni­té, plus sub­tile, moins angé­lique, qui sourd des deux cycles Dich­ter­liebe et Lie­der­kreis, enre­gis­trés par Bo Skov­hus4. À cet égard, deux décou­vertes : Die­trich Fischer-Dies­kau a un suc­ces­seur, et Cla­ra Schu­mann était un com­po­si­teur non mineur. Sur le même disque, en effet, une dizaine de lie­der de Cla­ra, tout de grâce et d’invention har­mo­nique et mélo­dique, qui pour­raient être de… Schu­mann (Robert).

Bach, Gesualdo

Era­to publie le 4e volume des Can­tates par Ton Koop­man, avec tou­jours le même soin de la clar­té et de l’équilibre de l’orchestre et des voix. Il s’agit des can­tates dites pro­fanes5 avec, bien sûr, l’Orchestre et les Chœurs Baroques d’Amsterdam. À la dif­fé­rence des can­tates litur­giques, celles-ci ont été com­po­sées pour un évé­ne­ment sin­gu­lier (funé­railles, anni­ver­saire, etc.) et n’ont donc, du temps de Bach, été jouées qu’une fois ; mais Bach en a repris des airs dans des can­tates litur­giques. Qu’il s’agisse de can­tates connues comme Non sa che sia dolore ou moins connues comme Lass Fürs­tin, lass noch einen Strahl, on s’émerveille : il est clair que Bach était inca­pable de com­po­ser des œuvres mineures.

On reprend au même moment en disque com­pact le Mag­ni­fi­cat et l’Ora­to­rio de l’Ascension dans la ver­sion de Michel Cor­boz avec l’Orchestre de chambre de Lau­sanne6, enre­gis­trés en 1976 et 1979. On n’avait pas, alors, l’approche baroque de la musique de Bach, lan­cée par Har­non­court, reprise par d’autres, et por­tée à la per­fec­tion par Koop­man ; et, dans le style clas­sique non gran­diose (c’est-à-dire pas à la Kara­jan), c’est ce qui s’est fait de mieux.

Pour ter­mi­ner, une perle noire, une musique raf­fi­née et véné­neuse, sans équi­valent dans l’histoire de la musique : celle de Gesual­do, dont l’ensemble A Sei Voci a enre­gis­tré en 1984 les Répons du Jeu­di et du Same­di saints7. Enchaî­ne­ments d’harmonies contre nature, dis­so­nances, rup­tures de rythme : un avant­gar­diste du XVIe siècle, sul­fu­reux, à la vie aus­si tour­men­tée que sa musique, qu’il faut décou­vrir toutes affaires ces­santes, si vous n’êtes pas déjà de ses aficionados.

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1. 1 CD EMI 5 56200 2.
2. 1 CD SKARBO SK 3945.
3. 4 CD EMI 5 66144 2.
4. 1 CD SONY SK 62372.
5. 3 CD ERATO 630 15562 2.
6. 1 CD ERATO 6301 79272.
7. 1 CD ERATO 6 301 79382.

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