Quartier de Pudong à Shanghai

Chine, une puissance qui s’affirme au plan régional

Dossier : Regards sur la ChineMagazine N°589 Novembre 2003
Par Didier JANCI (85)

Le Japon s’enlisant dans une crise structurelle, la Chine est sortie au plan régional grande gagnante de la crise asiatique au détriment notamment des pays membres de l’ASEAN

Le Japon s’enlisant dans une crise structurelle, la Chine est sortie au plan régional grande gagnante de la crise asiatique au détriment notamment des pays membres de l’ASEAN

L’é­co­no­mie nip­pone s’en­lise depuis l’é­cla­te­ment d’une bulle spé­cu­la­tive mas­sive au début des années quatre-vingt-dix dans le couple réces­sion – défla­tion en dépit d’un poli­cy-mix très accom­mo­dant : la crois­sance du Japon ne s’est éta­blie qu’à 1 % en moyenne lors des dix der­nières années alors qu’elle dépas­sait 4 % lors des deux décen­nies pré­cé­dentes. Du fait de ces dif­fi­cul­tés internes, le Japon n’a pas été en mesure de sai­sir les oppor­tu­ni­tés créées par la crise asia­tique et sa très forte influence éco­no­mique dans la région s’est érodée.

Les prin­ci­paux pays membres de l’A­SEAN ayant été désta­bi­li­sés éco­no­mi­que­ment voire poli­ti­que­ment et socia­le­ment par la crise asia­tique de 1997–1998, le poten­tiel de crois­sance de l’A­sie du Sud-Est s’a­vère désor­mais signi­fi­ca­ti­ve­ment plus faible que celui de l’A­sie du Nord-Est. L’at­trait pour les inves­tis­seurs étran­gers de l’A­SEAN en a été pro­fon­dé­ment affec­té : sa part dans le stock mon­dial d’in­ves­tis­se­ments directs étran­gers qui avait pro­gres­sé de 3,8 % à 6,1 % entre 1980 et 1996 ne s’ins­cri­vait plus qu’à 4,1 % fin 2001 (source : CNUCED). Tant que la situa­tion en Indo­né­sie, colonne ver­té­brale de l’A­SEAN, ne sera pas sta­bi­li­sée, ce groupe de pays ne retrou­ve­ra vrai­sem­bla­ble­ment pas mas­si­ve­ment la faveur des nou­veaux inves­tis­seurs ce qui péna­li­se­ra son poten­tiel de croissance.

La Corée du Sud qui a fait preuve d’une capa­ci­té de rebond excep­tion­nelle suite à la crise qu’elle a subie en 1998 doit pour­suivre le dou­lou­reux assai­nis­se­ment de ses fon­de­ments microé­co­no­miques en s’ou­vrant pro­gres­si­ve­ment aux capi­taux et méthodes de ges­tion étran­gers. Hong-Kong qui gra­vite d’ores et déjà dans l’or­bite de la Chine et Tai­wan dont l’é­co­no­mie est déjà bien inté­grée avec celle de la RPC béné­fi­cient de la mon­tée en puis­sance éco­no­mique de la Chine.

Du fait de la résis­tance de son éco­no­mie au choc de la crise asia­tique et de l’at­ti­tude res­pon­sable des auto­ri­tés durant la crise (pas de déva­lua­tion du ren­min­bi qui aurait entraî­né la région dans une spi­rale incon­trô­lée de dépré­cia­tions moné­taires, aides finan­cières consé­quentes accor­dées aux pays en dif­fi­cul­té), la RPC est sor­tie ren­for­cée de cette crise au plan régional.

Avant la crise asia­tique, la mon­tée en puis­sance ful­gu­rante de la Chine dans l’é­co­no­mie mon­diale – la part de la Chine dans le stock mon­dial d’in­ves­tis­se­ments directs étran­gers qui était infé­rieure à 1 % en 1980 s’est éta­blie à 5,8 % fin 2001 – ne s’é­tait pas tra­duite par un bou­le­ver­se­ment des poids rela­tifs au sein de la région car la qua­si-tota­li­té des pays asia­tiques enre­gis­trait des taux de crois­sance du même ordre. À la faveur de la crise, le centre de gra­vi­té de l’A­sie émer­gente s’est brus­que­ment dépla­cé vers le nord et ce mou­ve­ment se pour­sui­vra sur un rythme rapide tant que les dif­fé­ren­tiels de crois­sance ne se rédui­ront pas. Ain­si, alors que la part de l’A­SEAN (hors réex­por­ta­tions tran­si­tant par Sin­ga­pour) dans le total des expor­ta­tions mon­diales s’est sta­bi­li­sée entre 1996 et 2001 autour de 5,5 % (3,2 % en 1980), la part de la Chine a, durant la même période, conti­nué à pro­gres­ser rapi­de­ment de 2,8 % à 4,3 % (0,9 % en 1980)1.

Dans un contexte de rapprochement institutionnel entre les pays asiatiques, la Chine s’affirme en tant que superpuissance dans les différentes enceintes régionales en s’appuyant sur la convergence temporaire des objectifs des différents pays de la zone

Le dia­logue ins­ti­tu­tion­nel au sein de la région prend forme et s’ap­pro­fon­dit de jour en jour. En par­ti­cu­lier, des ren­contres régu­lières ont été ins­tau­rées dans le cadre de l’en­ceinte de dia­logue ASEAN + 3 au niveau des chefs d’É­tat et des ministres dans des domaines très divers. Dans le domaine éco­no­mique, ce dia­logue a conduit à des ini­tia­tives spec­ta­cu­laires de cer­tains pays, notam­ment de la Chine qui a pro­po­sé en novembre 2001 à l’oc­ca­sion d’un som­met ASEAN + 3 à Bru­nei l’é­ta­blis­se­ment d’i­ci 2010 d’une zone de libre-échange ASEAN-Chine (ASEAN-Chi­na Free Trade Area, ACFTA), pro­po­si­tion accep­tée dans les grandes lignes2 lors de l’é­di­tion sui­vante du som­met en novembre 2002 à Phnom Penh. Pour l’heure, les accords com­mer­ciaux bila­té­raux entre les pays de la région qui consti­tuent autant de « petits bonds en avant » vers une inté­gra­tion plus com­plète fleu­rissent. Sin­ga­pour qui, en tant que plate-forme régio­nale, a tout à gagner à ces accords joue le rôle d’é­clai­reur en négo­ciant des accords avec de nom­breux pays au sein mais aus­si en dehors de la région.

La Chine conti­nue donc de s’af­fir­mer non seule­ment dans les dif­fé­rentes ins­ti­tu­tions mul­ti­la­té­rales – son acces­sion à l’OMC consti­tuant le point d’orgue le plus récent de cette poli­tique – mais aus­si régio­nales en par­ti­cu­lier au sein de cette nou­velle enceinte de dia­logue dont le contour géo­gra­phique est adap­té aux pré­oc­cu­pa­tions externes du moment de la plu­part des pays asiatiques.

Quant aux pays d’A­sie du Sud-Est, l’in­té­rêt de l’en­ceinte ASEAN + 3 est de « ne pas appa­raître comme un canard boi­teux sur une pho­to d’une famille plus large ». En effet, la construc­tion de l’A­SEAN est lente et ses résul­tats sont miti­gés : d’une part, l’ac­cueil rapide pour des rai­sons géo­po­li­tiques du Viêt­nam, de la Bir­ma­nie, du Cam­bodge et du Laos dont les struc­tures éco­no­miques, poli­tiques et sociales sont très éloi­gnées de celles des autres pays membres a désta­bi­li­sé l’en­semble ; d’autre part, les prin­ci­paux pays membres de cette orga­ni­sa­tion étant plu­tôt pré­oc­cu­pés par leurs pro­blèmes éco­no­miques, poli­tiques et sociaux internes, les consi­dé­ra­tions de poli­tique com­mer­ciale passent sou­vent au second plan – la part des échanges intra­ré­gio­naux n’a pas signi­fi­ca­ti­ve­ment évo­lué lors des dix der­nières années. En tout état de cause, les pays de l’A­SEAN dont les pré­oc­cu­pa­tions sont aus­si sécu­ri­taires sou­haitent dès à pré­sent une par­ti­ci­pa­tion active du Japon et de la Corée, afin de contre­ba­lan­cer la puis­sance chinoise.

Concer­nant la Corée du Sud, les enjeux sont plus de nature géo­po­li­tique même si les enjeux éco­no­miques sont eux-mêmes impor­tants : l’ap­pui de ses puis­sants voi­sins notam­ment de la Chine est une condi­tion du suc­cès de la réuni­fi­ca­tion avec la Corée du Nord. Or, l’en­ceinte ASEAN + 3 offre une plate-forme de dia­logue tout à fait adap­tée notam­ment lors des ren­contres des chefs d’État.

Enfin, le Japon, jus­qu’à pré­sent adepte déter­mi­né du mul­ti­la­té­ra­lisme, s’en­gage lui aus­si dans la voie du régio­na­lisme. Les rai­sons de cette évo­lu­tion sont mul­tiples : le Japon assiste au sur­croît de crois­sance et d’emploi occa­sion­né par la consti­tu­tion de blocs régio­naux (UE, ALENA) ; il est à la recherche d’un » pou­voir de mar­ché » sus­cep­tible d’ac­croître son poids au sein des enceintes inter­na­tio­nales ; les résul­tats du nou­veau cycle de négo­cia­tions mul­ti­la­té­rales res­tent incer­tains ; il est sous la pres­sion des milieux d’af­faires ; en der­nier lieu, il ne peut res­ter inac­tif face aux dif­fé­rentes ini­tia­tives chi­noises vis-à-vis des pays de la région et se doit donc d’être pré­sent dans cette nou­velle enceinte régio­nale de dia­logue pour conso­li­der son pou­voir d’in­fluence dans la région.

Les prémices de la construction économique d’un vaste bloc panasiatique posent de nombreuses questions

Les enjeux éco­no­miques de la construc­tion pana­sia­tique sont colossaux.

En termes de pro­duit natio­nal brut (PNB) en dol­lars cou­rants (source Banque Mon­diale), l’en­semble Chine + Hong-Kong + Tai­wan + Japon + Corée du Sud + ASEAN à 10 membres pesait 7 030 mil­liards d’USD en 2000 (dont 4 520 pour le Japon et 1 060 pour la Chine). Notons que le PNB en dol­lars cou­rants est une notion appro­priée pour les expor­ta­teurs qui doivent faire face à une demande sol­vable selon les niveaux de prix occidentaux.


Vue du nou­veau quar­tier de Pudong à Shan­ghai prise depuis l’historique pro­me­nade du Bund. PHOTO JEAN-MARC DUMAS

Selon les don­nées de la Banque Mon­diale, le PNB PPA de l’A­SEAN + 4 se serait ins­crit à 11 660 mil­liards d’USD à PPA en 2000 dont 4 950 mil­liards pour la seule Chine. La notion de pro­duit natio­nal brut à pari­té de pou­voir d’a­chat (PNB PPA) s’a­vère par­ti­cu­liè­re­ment per­ti­nente pour un inves­tis­seur visant le mar­ché inté­rieur qui est confron­té à la struc­ture des prix et des coûts en vigueur dans le pays d’accueil.

Selon toute vrai­sem­blance, la part de l’A­sie émer­gente dans l’é­co­no­mie mon­diale conti­nue­ra à croître à moyen terme essen­tiel­le­ment du fait de la Chine.

Compte tenu de l’im­por­tance de ces enjeux éco­no­miques, il importe de se poser quelques ques­tions aux­quelles il serait bien pré­somp­tueux de ten­ter de répondre dans l’immédiat.

L’ASEAN aura-t-elle la volon­té et le temps de pro­gres­ser signi­fi­ca­ti­ve­ment dans son pro­gramme de libé­ra­li­sa­tion interne afin d’être en mesure de résis­ter au choc éco­no­mique de la mise en place d’une zone de libre-échange avec la Chine ?

Quel sera l’é­qui­libre des forces qui s’ins­tau­re­ra entre les deux acteurs majeurs que sont le Japon et la Chine ? Le Japon ne lais­se­ra pas faci­le­ment son pou­voir d’in­fluence éco­no­mique dans la région s’é­ro­der notam­ment en Asie du Sud-Est (la par­tie est déjà per­due dans le monde chi­nois du fait de la dépen­dance crois­sante de Tai­wan vis-à-vis de la RPC). D’ailleurs, le Pre­mier ministre japo­nais a pro­po­sé début 2002, suite à la pro­po­si­tion chi­noise d’ac­cord de libre-échange avec l’A­SEAN, un pro­jet de « Japan – ASEAN Com­pre­hen­sive Eco­no­mic Part­ner­ship » (JACEP) et des accords bila­té­raux de libre-échange entre le Japon et ses prin­ci­paux par­te­naires com­mer­ciaux asia­tiques hors monde chi­nois sont à l’é­tude. Ques­tion sub­si­diaire d’im­por­tance : les auto­ri­tés japo­naises met­tront-elles fin au dogme de la non-inter­na­tio­na­li­sa­tion du yen pour contre­car­rer la mon­tée en puis­sance du yuan comme mon­naie de réfé­rence régionale ?

Quelle sera la stra­té­gie des États-Unis ? Pour l’ins­tant, plu­tôt que de prendre des ini­tia­tives pour relan­cer l’A­PEC qui a per­du de sa superbe lors des der­nières années, les auto­ri­tés amé­ri­caines se sont, elles aus­si, enga­gées dans la voie de la négo­cia­tion d’ac­cords de libre-échange avec cer­tains pays de la région. Ain­si, après deux ans de négo­cia­tions, les États-Unis et Sin­ga­pour ont fina­le­ment trou­vé le 15 jan­vier 2003 un ter­rain d’en­tente concer­nant un accord bila­té­ral de libre-échange qui entre­ra vrai­sem­bla­ble­ment en vigueur en 2004.

Enfin, quelle sera l’at­ti­tude de l’U­nion euro­péenne qui sera mise devant la néces­si­té incon­tour­nable d’é­ta­blir avec cette région d’im­por­tance gran­dis­sante des accords afin d’é­qui­li­brer le dia­logue trans­at­lan­tique et d’é­vi­ter de se retrou­ver mar­gi­na­li­sée dans la région ? 

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1.
Source : Orga­ni­sa­tion mon­diale du Commerce.
2. Période de tran­si­tion plus longue accor­dée aux pays les moins déve­lop­pés de l’A­SEAN (Bir­ma­nie, Cam­bodge, Laos, Viêtnam).
(pho­to­gra­phie : vue du nou­veau quar­tier de Pudong à Shan­ghai prise depuis l’his­to­rique pro­me­nade du Bund)

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