Charmes

Dossier : Arts, Lettres et SciencesMagazine N°567 Septembre 2001Rédacteur : Jean SALMONA (56)

Mozart retrouvé

Mozart retrouvé

Le sou­ve­nir de l’envoûtement peut être plus fort que l’envoûtement lui-même : le temps sublime et magni­fie. Aus­si, c’est avec appré­hen­sion que l’on va écou­ter la reprise en CD d’un enre­gis­tre­ment en micro­sillon autre­fois révé­ré, d’autant que l’on se méfie de l’aseptisation du disque laser par rap­port à la richesse har­mo­nique du disque noir. Et puis les inter­prètes d’aujourd’hui, incom­pa­ra­ble­ment supé­rieurs, en matière tech­nique, aux musi­ciens d’il y a cin­quante ans, ont aigui­sé notre exigence.

Un pre­mier fris­son avec les Concer­tos pour pia­no 20 (mineur) et 24 (ut mineur) de Mozart, par Cla­ra Has­kil et l’Orchestre des Concerts Lamou­reux diri­gé par Igor Mar­ké­vitch1. Eh bien, c’est encore plus fort que le sou­ve­nir que l’on en avait gar­dé. Cla­ra Has­kil est sans doute la seule à confé­rer à la musique de Mozart la fra­gi­li­té et la gra­vi­té de l’enfance, qui nous émeuvent au-delà de toute ana­lyse. C’est fluide, pro­fond, imma­té­riel. La Romance du n° 20, la Coda du n° 24 sont inou­bliables. Un disque véri­ta­ble­ment exceptionnel.

Nombre d’amoureux de la musique ont décou­vert les Qua­tuors de Mozart dans les enre­gis­tre­ments 33 tours du Quar­tet­to Ita­lia­no et en ont conser­vé un sou­ve­nir ébloui. Les craintes étaient d’autant plus vives pour ces qua­tuors, dont l’intégrale, enre­gis­trée entre 1966 et 1973, est reprise en CD2, accom­pa­gnée de l’intégrale des Quin­tettes, que d’autres enre­gis­tre­ments sont venus depuis, dont celui du Qua­tuor Alban Berg.

L’on redé­couvre, dans cette nou­velle écoute, ce qui nous avait sub­ju­gués autre­fois, et que l’on peut ana­ly­ser avec plus de séré­ni­té aujourd’hui : au-delà de la per­fec­tion tech­nique, qui ne le rend en rien au Qua­tuor Alban Berg, une exal­ta­tion de la dimen­sion humaine de la musique de Mozart, qui se tra­duit par la joie écla­tante de cer­tains mou­ve­ments (le 1er du Qua­tuor 23, par exemple), ou le carac­tère tra­gique d’autres (l’introduction du Qua­tuor dit “des Dis­so­nances”).

Pour sim­pli­fier, avec les Alban Berg, on plane au-des­sus des cimes ; avec le Quar­tet­to Ita­lia­no, on jouit ou on souffre avec Mozart. Quel bonheur !

Dans le même cof­fret, les six Quin­tettes sont joués en 1972 et 1973 par Arthur Gru­miaux – qui fut, on s’en sou­vient, le par­te­naire de Cla­ra Has­kil dans l’enregistrement des Sonates pour pia­no et vio­lon de Mozart – et un qua­tuor où l’on trouve Arpad Gérecz et Eva Cza­ko. Les quin­tettes sont plus éla­bo­rés que les qua­tuors, et moins “ habi­tés ” – ni roman­tisme, ni conno­ta­tions méta­phy­siques – et deux d’entre eux comptent par­mi les chefs‑d’oeuvre de Mozart. Un enre­gis­tre­ment d’une mer­veilleuse clar­té et d’une abso­lue per­fec­tion ; et Gru­miaux aura été un des très grands mozartiens.

Beethoven, Schumann

Les Varia­tions Dia­bel­li sont une des oeuvres les plus étranges, les plus éla­bo­rées, et les plus atta­chantes de Bee­tho­ven, une oeuvre majeure, sa der­nière pour le cla­vier. Elles résultent d’une sorte de com­mande-concours (à laquelle ont éga­le­ment par­ti­ci­pé Schu­bert, le jeune Liszt, et plu­sieurs autres), qui avait appa­rem­ment sti­mu­lé sa verve créa­trice. Pio­tr Anders­zews­ki est un pia­niste à la tech­nique trans­cen­dante et au jeu flam­boyant, hors des sen­tiers bat­tus, comme Fazil Say, l’interprète idéal pour cette oeuvre com­plexe qui ne sup­porte pas une inter­pré­ta­tion trop sage3.

Les quatre Sym­pho­nies de Schu­mann sont très proches, dans leur esprit et dans leur style, de celles de Brahms, et elles sont moins jouées, à l’exception de la 3e, dite “Rhé­nane”. Pour­tant, elles occupent, dans l’univers des sym­pho­nies roman­tiques et post­ro­man­tiques, une place impor­tante, et, sur­tout, elles ont ce pou­voir de séduc­tion et cette élé­gance qui les font pré­fé­rer à bien des sym­pho­nies de Bee­tho­ven, de Schu­bert, de Men­dels­sohn, de Brü­ck­ner. Si elles ne vous sont pas fami­lières, une bonne approche est celle de la ver­sion récente diri­gée par Chris­toph Eschen­basch avec l’Orchestre Sym­pho­nique de Bam­berg4, claire, pré­cise, classique.

Amours et galanteries savantes

Depuis Orphée, la séduc­tion, et tout par­ti­cu­liè­re­ment la séduc­tion amou­reuse, est une fin majeure de la musique. Les chan­sons du Moyen Âge étaient d’abord des­ti­nées à une dame, ou bien elles racon­taient les décep­tions que l’on avait du fait d’une dame. Celles de la Renais­sance ont pour­sui­vi dans cette voie, en raf­fi­nant par des poly­pho­nies sub­tiles et par­fois des ins­tru­men­ta­tions savantes. Même aujourd’hui, avec notre culture du XXIe siècle, le charme que nous trou­vons à ces chan­sons dépasse celui de l’évocation mélan­co­lique d’un pré­ten­du âge d’or révolu.

L’Ensemble Gilles Bin­chois a réuni sous le titre Amour, amours une ving­taine de chan­sons du XVIe siècle de Jane­quin, Jos­quin des Prés, Las­sus, et d’autres moins connus5. L’extraordinaire recherche de la forme, qui fait appel au contre­point le plus éla­bo­ré et à la fugue, par­ti­cipe au pou­voir de ces chan­sons, écrites sur des textes de Ron­sard, Marot, et Fran­çois Ier lui-même, et que l’on chan­tait aus­si bien dans les châ­teaux que chez les bour­geois ou les pay­sans, uni­ver­sa­li­té qui fait rêver aujourd’hui.

Deux siècles plus tard, Vival­di, lui, habillait de titres ambi­tieux des recueils d’oeuvres galantes, comme Il Cimen­to dell’armonia e dell’inventione, que vient d’enregistrer Euro­pa Galante sous la direc­tion de Fabio Bion­di6, inter­pré­ta­tion scru­pu­leu­se­ment fidèle car fon­dée sur les seuls manus­crits d’origine. Il Cimen­to regroupe les sacro-saintes Sai­sons et une col­lec­tion de huit concer­tos, dont deux pour haut­bois, sans réelle homo­gé­néi­té de l’ensemble.

Mais quelle faconde, quelle inven­tion – non for­melle mais mélo­dique ! Vival­di peut aga­cer par ses “ficelles”, ses trucs de com­po­si­teur à la mode (de la cour de Man­toue), mais ce Rabe­lais de la musique reste un mer­veilleux séduc­teur, une sorte de magi­cien de la musique auquel on ne peut résis­ter, à condi­tion d’abdiquer tout esprit critique.

Trois petits plaisirs pour finir l’été

Au XIXe siècle foi­son­naient les para­phrases et les trans­crip­tions de musiques célèbres. Le XXe, plus prude, a figé les musiques dites sérieuses dans leur ver­sion d’origine, et nul n’y a gagné. Les États-Unis, où l’on n’éprouve pas ce res­pect coin­cé pour les oeuvres telles qu’elles ont été écrites, ont repris la tra­di­tion, et, après une très belle trans­crip­tion d’airs de Por­gy and Bess pour vio­lon et orchestre que joue Isaac Stern lui-même, on édite aujourd’hui une série de trans­crip­tions pour vio­lon et orchestre d’oeuvres de Leo­nard Bern­stein, dont une West Side Sto­ry Suite, la séré­nade du Ban­quet de Pla­ton, et des airs de Can­dide et On the Town.

Joshua Bell vient de les enre­gis­trer avec le Phil­har­mo­nia Orches­tra diri­gé par David Zin­man7. C’est bien écrit et d’autant plus agréable à entendre que Joshua Bell est un vio­lo­niste de pre­mière gran­deur. Même si vous êtes un inté­griste de la musique, un aya­tol­lah du purisme, vous appré­cie­rez ces musiques à mi-che­min entre la musique clas­sique et la musique de film, mais y a‑t-il entre les deux une dif­fé­rence autre qu’arbitraire ?

Autre ini­tia­tive amé­ri­caine : faire jouer de la musique clas­sique à des musi­ciens de jazz. Cela devient presque une évi­dence lorsqu’il s’agit de pièces pour saxo­phone, confiées pour un disque récent à Bran­ford Mar­sa­lis, qui joue des pièces – presque toutes des trans­crip­tions – de Debus­sy, Ravel, Satie, Mil­haud, Ibert, Fau­ré8.

Bien sûr, les tech­niques du saxo­phone jazz et clas­sique ne sont pas les mêmes. Mais l’on est si bien habi­tué aux attaques et aux inflexions du saxo­phone dans le jazz, ins­tru­ment de la confi­dence cha­leu­reuse comme l’a si bien mon­tré jadis Hugues Panas­sié, que les mêmes attaques, les mêmes inflexions, s’imposent à nous dans Mil­haud, par exemple, et La Créa­tion du Monde nous semble enfin jouée comme il le faut, les inter­pré­ta­tions “ clas­siques ” anté­rieures appa­rais­sant comme pâlottes et peu authentiques.

Enfin, pour clore ce petit flo­ri­lège, deux oeuvres pour gui­tare et orchestre que joue la jolie Sha­ron Isbin accom­pa­gnée par le Gul­ben­kian Orches­tra, concer­tos qu’elle a com­man­di­tés : le Concert de Gau­di de Chris­to­pher Rouse, et le Concer­to Yi de Tan Dun9. L’un comme l’autre se veulent des musiques “ de fan­tas­ma­go­rie ” (sic), oni­riques, étran­gères à toute école : le Concer­to de Rouse sage­ment his­pa­ni­sant et inquié­tant, celui de Tan Dun explo­sant de recherches de rythmes et de timbres, et net­te­ment sini­sant, avec quelques ins­tru­ments tra­di­tion­nels de la musique chinoise.

Et l’un comme l’autre recherchent expli­ci­te­ment, comme nombre de musiques contem­po­raines, y com­pris celles des meilleurs groupes de rock comme U2, l’envoûtement au pre­mier degré de l’auditoire, et y parviennent.

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1. 1 CD Phi­lips 464 718–2.
2. 1 cof­fret de 11 CD Phi­lips 464 830–2.
3. 1 CD Vir­gin 24354 54682.
4. 2 CD Vir­gin 5 61884 2.
5. 1 CD Vir­gin Veri­tas 5 45458 2.
6. 2 CD Vir­gin Veri­tas 5 45465 2.
7. 1 CD Sony SK 89358.
8. 1 CD Sony SK 89251.
9. 1 CD Tel­dec 8573 81830 2.

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