Changer d’optique dans la lutte contre le chômage

Dossier : L'emploiMagazine N°527 Septembre 1997
Par Michel BERRY (63)

Keynes s’est inter­ro­gé dans un essai pré­mo­ni­toire sur ce qui se pas­se­rait lorsque la socié­té pro­dui­rait huit fois plus de biens qu’en 1930 (volume que nous avons dépassé) :

« Si le pro­blème éco­no­mique est réso­lu, l’hu­ma­ni­té se trou­ve­ra donc pri­vée de sa fina­li­té tra­di­tion­nelle. Est-ce que ce sera un avan­tage ? Pour peu que l’on donne foi aux valeurs authen­tiques de la vie, cette pers­pec­tive offre à tout le moins la pos­si­bi­li­té d’un avan­tage. Cepen­dant je pense avec inquié­tude à la réadap­ta­tion requise de l’hu­ma­ni­té com­mune qui peut se voir pous­sée à répu­dier dans quelques décen­nies les habi­tudes et les ins­tincts qu’elle s’est assi­mi­lée depuis d’in­nom­brables générations.

Pour par­ler le lan­gage qui fait fureur aujourd’­hui, ne devons-nous pas nous attendre à une « dépres­sion ner­veuse » uni­ver­selle ? (…) Ce seront les peuples capables de pré­ser­ver l’art de vivre et de le culti­ver de la manière la plus intense, capables aus­si de ne pas se vendre pour assu­rer leur sub­sis­tance, qui seront en mesure de jouir de l’a­bon­dance le jour où elle sera là.?3

Le terme de dépres­sion ner­veuse uni­ver­selle paraît appro­prié pour carac­té­ri­ser l’é­tat de la socié­té dans les pays déve­lop­pés : le chô­mage, l’ex­clu­sion, la vio­lence à l’é­cole, l’i­so­le­ment des per­sonnes âgées, la drogue, le déve­lop­pe­ment de sectes, le manque de repères et la perte de confiance envers les ins­ti­tu­tions et les élites sont les symp­tômes d’une pro­fonde crise du sens.

Cette crise est deve­nue un enjeu poli­tique, l’ac­cent étant sur­tout mis sur la lutte contre le chô­mage et l’ex­clu­sion. Les mesures prises sont essen­tiel­le­ment d’ins­pi­ra­tion éco­no­mique : il faut que l’en­tre­prise embauche plus et intègre des exclus, ou que le chô­meur crée son entre­prise. Mais, compte tenu de la guerre éco­no­mique dans laquelle sont enga­gées les entre­prises, elles ne répondent pas à ces attentes. Les mesures coûtent cher au contri­buable tout en ayant peu d’ef­fet ; on fait naître des espoirs déçus, ce qui aggrave la moro­si­té. Cela doit-il conduire au déses­poir ? Non, à condi­tion de consi­dé­rer qu’il n’y a pas que les entre­prises qui pro­duisent de la richesse et du lien social. En par­ti­cu­lier, de nom­breuses acti­vi­tés existent à l’ex­té­rieur de l’en­tre­prise, qui pro­duisent du sens et du lien, mais on consi­dère sou­vent qu’elles relèvent de la vie pri­vée ou d’un folk­lore un peu sur­an­né. J’a­van­ce­rai qu’il faut au contraire les valo­ri­ser pour sur­mon­ter cette inter­mi­nable crise qui menace la démocratie.

L’entreprise face à la concurrence

Expli­quons d’a­bord pour­quoi l’en­tre­prise ne répond pas aux attentes en matière de lutte contre le chô­mage et l’exclusion.

C’est vrai au niveau macro-éco­no­mique. Il fau­drait un taux de crois­sance de l’ordre de 6 % par an, qu’on n’a pas connu pen­dant les « trente glo­rieuses », pour dimi­nuer de moi­tié le chô­mage en dix ans. Pour l’heure, la pro­duc­ti­vi­té des entre­prises aug­mente plus vite que la demande, de sorte qu’on a besoin de moins en moins de monde pour satis­faire la demande. Des opti­mistes estiment que les mar­chés mon­diaux étant infi­nis, cela ouvre de belles pers­pec­tives. Mais les entre­prises auront le plus sou­vent inté­rêt à pro­duire loca­le­ment et cela ne contri­bue­ra guère au déve­lop­pe­ment de l’emploi en France. Le déve­lop­pe­ment des échanges avec les pays à bas salaires aura même comme effet de sup­pri­mer plus d’emplois non com­pé­ti­tifs en France qu’on n’y crée­ra d’emplois com­pé­ti­tifs4.

Pour peser sur les déci­sions des entre­prises, on a recom­man­dé des mesures pour faire évo­luer le mar­ché du tra­vail dans le bon sens : primes ou allé­ge­ments de charges. Mais les résul­tats sont déce­vants. C’est que, confron­tées à un ave­nir peu pré­vi­sible, les entre­prises embauchent le moins pos­sible, en tout cas sous forme de contrats à durée indé­ter­mi­née, et ne veulent rete­nir que des per­sonnes résis­tant aux tests les plus durs : enga­gées dans la « guerre éco­no­mique », les entre­prises veulent des « guerriers ».

Si nous avons du mal à inté­grer ces faits dans nos rai­son­ne­ments, c’est que nos modèles de pen­sée ont été pro­fon­dé­ment mar­qués par l’a­près-guerre. L’ob­ses­sion était alors de pro­duire en masse et on ven­dait tout ce qu’on fabri­quait. On a alors décou­vert les ver­tus des prin­cipes d’or­ga­ni­sa­tion bureau­cra­tiques : objec­tifs clairs, divi­sion des tâches, règles objec­tives, hié­rar­chies légi­times, méthodes scien­ti­fiques de pré­vi­sion et d’op­ti­mi­sa­tion. La bonne ges­tion était bien ordon­née et la vie sociale bien enca­drée. Se rap­pelle-t-on que, dans les années 60, l’As­sem­blée natio­nale votait chaque année le taux de crois­sance de la France ?

Mais les années 90 sont celles des excé­dents et l’ob­ses­sion est de vendre. Pour cela l’en­tre­prise cour­tise le consom­ma­teur en le trai­tant comme un être unique : « Que vou­lez-vous pour votre voi­ture : moteur, équi­pe­ment élec­tro­nique, cou­leur des sièges ? » Mis à la place du Roi, il en devient tyran­nique sur la qua­li­té et les prix et même mau­vais « citoyen » : il achète étran­ger s’il pense qu’il sera mieux ser­vi. La varié­té des pro­duits et ser­vices et l’ins­ta­bi­li­té des mar­chés créent alors un uni­vers tur­bu­lent dans lequel la bureau­cra­tie éclai­rée pré­cé­dente est trop lente et rigide pour s’a­dap­ter aux fluc­tua­tions. D’ailleurs elle n’est plus vrai­ment éclai­rée car les pré­vi­sions sont sou­vent déjouées. C’est ain­si qu’on assiste à une remise en cause des modes d’or­ga­ni­sa­tion tra­di­tion­nels et des réfé­rents clas­siques de la ges­tion des res­sources humaines.

L’entreprise dérégulée

La fabri­ca­tion devient d’une grande com­plexi­té. Au lieu de construire à la chaîne un grand nombre d’ob­jets iden­tiques, il s’a­git de pro­duire des objets variés avec des volumes qui fluc­tuent sans cesse, et cela avec des exi­gences de qua­li­té et de ren­ta­bi­li­té jamais connues. Les mesures de temps et de mou­ve­ments du tay­lo­risme sont de moins en moins per­ti­nentes car elles sup­posent une répé­ti­ti­vi­té des gestes qui n’existe plus. On découvre alors que ces méthodes long­temps cri­ti­quées comme alié­nantes per­met­taient aux opé­ra­teurs de vivre à l’a­bri de normes imper­son­nelles. L’au­to­ma­ti­sa­tion se déve­loppe. Les tra­vaux peu qua­li­fiés se raré­fient ain­si dans les usines et les bureaux.

Mieux pro­duire ne suf­fit pas car la satu­ra­tion des mar­chés impose d’in­no­ver sans cesse pour créer de nou­veaux « besoins » et demande de réagir vite aux inno­va­tions de la concur­rence. Pour gagner du temps et limi­ter les risques de lan­cer des inno­va­tions sans mar­ché, on crée des com­mu­ni­ca­tions étroites entre com­mer­çants, concep­teurs, ache­teurs, fabri­cants et finan­ciers, en bous­cu­lant leurs tra­di­tions pro­fes­sion­nelles. C’est la vogue de la ges­tion par pro­jets et le recours à de nou­velles méthodes de mobi­li­sa­tion et de négo­cia­tion : on parle en par­ti­cu­lier de ges­tion par les délais et le stress5.

Pour sau­ter sur les occa­sions et parer aux menaces, l’en­tre­prise se décen­tra­lise et rac­cour­cit ses hié­rar­chies. Pour se concen­trer sur ses domaines d’ex­cel­lence elle sous-traite, délo­ca­lise et s’or­ga­nise en réseaux. On découvre que le droit com­mer­cial est plus souple que le droit du tra­vail : il est plus facile de modi­fier le volume des com­mandes à un sous-trai­tant que d’a­dap­ter le niveau d’ef­fec­tifs d’un ate­lier aux varia­tions de pro­duc­tion ; et on peut mettre les sous-trai­tants en concurrence.

Pour tenir son rang dans un mar­ché qui s’in­ter­na­tio­na­lise, l’en­tre­prise élar­git son capi­tal. Les inves­tis­seurs pou­vant trou­ver dans la sphère finan­cière des pla­ce­ments sans risques et rému­né­ra­teurs, ils exigent des ren­de­ments éle­vés de leurs actions, ce qui accroît la pres­sion sur l’en­tre­prise. Ceux qui cherchent des plus-values à court terme pro­voquent par leurs déci­sions d’a­chat et de vente des fluc­tua­tions de cours qui créent une insta­bi­li­té sup­plé­men­taire pour le mana­ge­ment. La Bourse a une vision réduc­trice des entre­prises. En par­ti­cu­lier, un plan de licen­cie­ment fait mon­ter le cours car il est vu comme un fac­teur de gain futur alors qu’un recru­te­ment en nombre risque de le faire bais­ser, phé­no­mène qui attise la course à la réduc­tion des effectifs.

De l’abondance à l’exclusion

Pour satis­faire leurs clients et leurs action­naires et tenir tête à la concur­rence, les entre­prises ont donc été ame­nées à accroître leurs exi­gences envers leur per­son­nel : elles recrutent moins, le plus sou­vent sous contrats pré­caires, et sélec­tionnent sévèrement.

Dans les grandes entre­prises il faut sou­vent réunir jus­qu’à cinq signa­tures de la hié­rar­chie, jus­qu’au direc­teur géné­ral, pour créer des postes à durée indé­ter­mi­née, ce qui prend plu­sieurs mois. Elles pri­vi­lé­gient alors les contrats à durée déter­mi­née, l’in­té­rim ou la sous-trai­tance6. Les PME qui dépendent de gros clients res­sentent les effets des nou­velles poli­tiques de sous-trai­tance et pré­fèrent de même recou­rir aux heures sup­plé­men­taires, aux CDD ou à l’in­té­rim7. Cela explique que 80 % de l’embauche se fait sur contrats précaires.

Les cri­tères d’embauche se dur­cissent : avant de recru­ter une per­sonne en CDI on recourt à des tests de per­son­na­li­té et des entre­tiens désta­bi­li­sa­teurs : aux États-Unis, le QE (quo­tient émo­tion­nel) rem­place le QI. On cherche aus­si à tes­ter les can­di­dats dans le tra­vail de sorte que, pour accé­der aux CDI, les futurs cadres passent de plus en plus par un stage sui­vi d’un CDD et les exé­cu­tants par l’in­té­rim et un CDD.

Pen­dant ce temps, l’É­tat, lui aus­si gagné par cette obses­sion de la course à la pro­duc­ti­vi­té, freine lour­de­ment les recru­te­ments et même réduit les effec­tifs par le biais de privatisations.

La socié­té d’a­bon­dance se tra­duit donc par de puis­sants méca­nismes d’ex­clu­sion : ceux qui paraissent trop vieux, mal for­més, lents ou rigides sont écar­tés. Dans un tel contexte, les chô­meurs de longue durée risquent fort de se trou­ver écar­tés s’ils ne retrouvent pas vite un emploi, alors qu’ils peuvent être tom­bés au chô­mage sans rai­sons qui tiennent à leurs qua­li­tés propres. Les jeunes voient, de leur côté, s’é­va­po­rer leurs espoirs de construire leur vie avec un emploi stable.

Des remèdes aux effets incertains

Dans cette tour­mente, les remèdes d’ins­pi­ra­tion éco­no­mique sont sou­vent peu efficaces.

  • Les primes et allé­ge­ments de charges pour favo­ri­ser le recru­te­ment de per­sonnes peu qua­li­fiées ou de chô­meurs de longue durée sont en contra­dic­tion avec des pro­cé­dures main­te­nant bien ancrées de limi­ta­tion de l’embauche et de sélec­tion du per­son­nel. Elles créent en fait sou­vent des effets d’au­baine ou de sub­sti­tu­tion. Elles ont d’ailleurs été remises en cause tout au long de l’an­née 1996.
  • Pour nombre d’é­co­no­mistes, si on sup­pri­mait le SMIC, on embau­che­rait plus de per­sonnes peu qua­li­fiées. Mais les entre­prises enga­gées dans une dure concur­rence consi­dèrent sou­vent que les per­sonnes mal payées ne sont pas à la hau­teur de leurs enjeux. Cette mesure pour­rait sur­tout favo­ri­ser les acti­vi­tés de ser­vices mais, mal consi­dé­rées dans notre culture, elles s’y déve­loppent mal8, nous y reviendrons.
  • On parle aus­si de l’ins­tau­ra­tion de bar­rières doua­nières avec les pays pra­ti­quant le « dum­ping social ». Mais la concur­rence se fait encore sur­tout entre entre­prises de pays déve­lop­pés et la pres­sion concur­ren­tielle est entre­te­nue par le consom­ma­teur : lequel hésite à négo­cier les prix et à ache­ter dans les hyper­mar­chés qui traitent dure­ment leurs four­nis­seurs et importent à bas prix ?
  • La réduc­tion du temps de tra­vail revient à l’ordre du jour mais elle n’est pas en phase avec l’es­prit des entre­prises com­pé­ti­tives, où l’ef­fi­ca­ci­té et le stress sont valo­ri­sés. En outre, si dans les bureau­cra­ties, les acteurs étaient sou­mis à des obli­ga­tions de moyens, comme le temps de tra­vail sym­bo­li­sé par l’hor­loge poin­teuse, dans les entre­prises en réseau, ils sont sou­mis à des obli­ga­tions de résul­tats : livrer à telle date tel pro­duit avec telle qua­li­té est l’en­jeu pour lequel on ne ménage pas son temps. C’est donc dans les indus­tries encore tay­lo­riennes et les acti­vi­tés de ser­vices stan­dar­di­sés que la réduc­tion du temps de tra­vail a le plus de chances de se déve­lop­per. Mais elles sont sou­vent en déclin, de sorte que ces mesures auraient plu­tôt comme effet de limi­ter les licen­cie­ments. C’est d’ailleurs dans ce contexte que la loi Robien a été le plus sou­vent mobilisée.
     

Ou alors, il fau­drait don­ner socia­le­ment un sens fort au temps libé­ré pour que la demande de réduc­tion du temps de tra­vail cor­res­ponde vrai­ment à une demande forte du per­son­nel : « Aucune réduc­tion du temps de tra­vail ne peut pros­pé­rer dans une socié­té qui per­sis­te­rait à mar­quer une rup­ture entre l’ac­ti­vi­té pro­fes­sion­nelle et les autres, et à ne mettre du sens que dans la pre­mière« 9. Or les argu­men­taires pour réduire la durée du tra­vail insistent au contraire sur la néces­si­té de per­mettre au plus grand nombre d’a­voir un « vrai » tra­vail ce qui déva­lo­rise d’au­tant le « non-tra­vail ». Enfin, dans une socié­té domi­née par l’é­co­no­mique, le niveau de salaire est un moyen impor­tant de recon­nais­sance sociale, or réduire signi­fi­ca­ti­ve­ment la durée du tra­vail implique de dimi­nuer les salaires. En dehors de situa­tions de crise, on com­prend que le per­son­nel résiste à ce type de mesure.

  • Le pou­voir poli­tique est ten­té de mul­ti­plier les pres­sions pour s’op­po­ser aux licen­cie­ments. Mais cela a de redou­tables effets per­vers : inef­fi­caces pour les entre­prises confron­tées à de graves crises et devant prendre des mesures d’ur­gence, ces pres­sions dis­suadent les entre­prises bien por­tantes d’embaucher.
  • Une pres­sion morale se déve­loppe de la part de l’o­pi­nion : les médias dési­gnent les patrons comme cou­pables de l’ag­gra­va­tion du chô­mage par excès de licen­cie­ments. Cela peut certes avoir des effets béné­fiques sur les acti­vi­tés peu ou pas expo­sées à la concur­rence car le modèle de l’en­tre­prise maigre est deve­nu une véri­table mode10. Mais pour les entre­prises confron­tées à une dure concur­rence, ces accu­sa­tions ignorent la puis­sance des méca­nismes en cause et relèvent d’une poli­tique du bouc émissaire.


Enfin, cette pola­ri­sa­tion sur l’emploi dans l’en­tre­prise a un effet désas­treux sur la situa­tion des deman­deurs d’emplois.

La crise d’identité du demandeur d’emploi

Le pre­mier choc du chô­mage est certes d’ordre éco­no­mique : c’est l’an­goisse du loyer à payer et des fac­tures à hono­rer avec des indem­ni­tés infé­rieures au salaire et rapi­de­ment décrois­santes. Mais le chô­meur découvre vite les effets déstruc­tu­rants de la recherche d’emploi.

Quand l’in­dem­ni­sa­tion du chô­mage a été créée, on crai­gnait le para­si­tisme et chaque indem­ni­sé devait mon­trer qu’il cher­chait du tra­vail. On l’ap­pe­lait d’ailleurs « deman­deur d’emploi ». Ce prin­cipe reste aujourd’­hui et les indem­ni­sés loyaux font ce qu’on leur demande : ils cherchent un emploi. Les deman­deurs d’emplois envoient donc, sou­vent par cen­taines, des CV bien rédi­gés, grâce aux manuels de rédac­tion de CV qui pro­mettent des miracles.

Les entre­prises sont alors assaillies de demandes. Les grandes reçoivent jus­qu’à 30 000 offres spon­ta­nées par an. Les mieux orga­ni­sées en stockent tem­po­rai­re­ment une par­tie et répondent par la néga­tive aux autres11. Elles orga­nisent un cer­tain nombre d’en­tre­tiens, qui conduisent géné­ra­le­ment à des résul­tats néga­tifs. Mais beau­coup ne répondent pas, faute de moyens. Lors­qu’une offre d’emploi est publiée, elle sus­cite des cen­taines, voire des mil­liers de réponses. Cet afflux est une épreuve pour les can­di­dats, qui se voient en concur­rence avec beau­coup d’autres, mais aus­si pour les entre­prises, notam­ment les petites, qui en arrivent à hési­ter de s’en­ga­ger dans une démarche d’embauche. Ou alors elles embauchent par rela­tions, ce qui crée un sen­ti­ment d’in­jus­tice chez les per­sonnes dému­nies d’un bon réseau.

Des mil­lions de per­sonnes vivent donc dans la répé­ti­tion de démarches vaines. Confron­tées au chô­mage, elles réagissent par l’hy­per­ac­ti­vi­té ou sombrent dans la dépres­sion. L’at­ti­tude de l’en­vi­ron­ne­ment est alors déter­mi­nante : le mépris ou la com­pas­sion accé­lèrent la déstruc­tu­ra­tion, l’at­ti­tude la plus insi­dieuse consis­tant à dire : « si tu cher­chais vraiment ! ».

« C’est pro­pre­ment ne valoir rien que de n’être utile à per­sonne » disait Des­cartes. Or, non seule­ment les deman­deurs d’emplois n’ont plus de place dans la socié­té, mais ils s’en­tendent dire tous les jours qu’on n’a pas besoin d’eux. Cer­tains envi­sagent de par­ti­ci­per à des acti­vi­tés asso­cia­tives plu­tôt que de pas­ser leur temps en démarches vaines ou à tour­ner en rond chez eux. Mais cela leur est en prin­cipe inter­dit : « Pour conti­nuer à per­ce­voir vos allo­ca­tions, pas ques­tion de pas­ser vos jour­nées à cui­si­ner pour les Res­tos du Coeur, d’en­traî­ner l’é­quipe de judo ou de pas­ser deux semaines à repeindre le pavillon de votre beau-frère ! Le point de vue de l’ANPE rejoint celui de l’As­se­dic : vos allo­ca­tions vous sont ver­sées uni­que­ment si vous recher­chez acti­ve­ment un emploi, y consa­crer du temps étant la pre­mière des prio­ri­tés« 12. Aujourd’­hui, la pra­tique est plus tolé­rante et les chô­meurs peuvent s’as­so­cier mar­gi­na­le­ment à une acti­vi­té asso­cia­tive, mais cela ne doit pas appa­raître comme le signe d’un inves­tis­se­ment impor­tant, qui les empê­che­rait de cher­cher un « vrai » travail.

Le béné­vo­lat est donc une acti­vi­té valo­ri­sante pour les étu­diants, les femmes au foyer, les retrai­tés et les sala­riés mais décom­man­dée aux chô­meurs. C’est ain­si, qu’a­lors que dans la guerre mili­taire on honore les bles­sés, dans la guerre éco­no­mique on les humi­lie. La socié­té ne pour­rait-elle donc leur pro­po­ser un autre sta­tut que celui de deman­deur d’emploi, une autre occu­pa­tion que mul­ti­plier les démarches vaines ?

La production de sens

Au total, les approches éco­no­miques du chô­mage prennent la créa­tion d’emplois comme un but, sans se pré­oc­cu­per de leur conte­nu ni de leur inté­rêt. La thèse que je pro­pose est qu’il faut au contraire mettre en avant la pro­duc­tion de sens et que cela crée­ra par sur­croît de l’emploi.

Nous dirons que des acti­vi­tés col­lec­tives pro­duisent du sens lors­qu’elles impliquent des per­sonnes dans des inter­ac­tions à tra­vers les­quelles elles res­sentent l’es­time d’au­trui. Les entre­prises ont cette pro­prié­té mais aus­si des acti­vi­tés rela­tives à l’en­traide, à l’a­ni­ma­tion de jeunes, la culture, au sport et aux jeux, comme nous allons l’illustrer.

  • Les entre­prises donnent une iden­ti­té sociale à leurs membres et des res­sources maté­rielles. Comme, en outre, il est de plus en plus dif­fi­cile d’y entrer, cela rehausse le sta­tut social des heu­reux élus. Mais ce n’est pas tout : l’ap­par­te­nance à une entre­prise per­met de nouer des liens avec des col­lègues, des clients, des four­nis­seurs, et d’être ain­si insé­ré dans un tis­su rela­tion­nel dans lequel cha­cun est impor­tant aux yeux des autres. Quand on quitte une entre­prise, on res­sent d’ailleurs une bru­tale perte de sens : manquent les poi­gnées de mains quo­ti­diennes, les échanges oraux, télé­pho­niques ou écrits à tra­vers les­quels on échan­geait des infor­ma­tions ou nouait des intrigues, à tra­vers les­quels on était quel­qu’un pour de nom­breuses per­sonnes. On sait que les pas­sages à la retraite mal pré­pa­rés sont durs, voire fatals. Un retrai­té a pour­tant une iden­ti­té sociale res­pec­tée. Un chô­meur non et la crise en est aggra­vée d’autant.
     
  • Accueil et Ser­vice est une asso­cia­tion loi de 1901 qui aide les per­sonnes âgées13. Des rela­tions per­son­na­li­sées et durables sont éta­blies avec les per­sonnes aidées et leurs familles, ce qui ins­taure la confiance et crée des liens affec­tifs. Des réunions per­mettent aux membres, béné­voles et sala­riés, de se répar­tir le tra­vail, de s’in­for­mer sur l’é­tat des per­sonnes dont ils ont la charge. Elles créent en outre une convi­via­li­té entre eux. Le but de l’as­so­cia­tion est en phase avec notre culture : s’il est vil d’être au ser­vice de quel­qu’un, il est noble de venir en aide à autrui14. La forme asso­cia­tive faci­lite la conver­gence des divers ordres d’in­té­rêts que ce type d’ac­tion ren­contre dans la Cité, ce qui se mani­feste par le fait que le finan­ce­ment pro­vient à la fois de sub­ven­tions, de dons et de recettes liées aux pres­ta­tions. Enfin, la coopé­ra­tion entre sala­riés et béné­voles per­met de mêler l’es­prit de don et les exi­gences d’une pres­ta­tion pro­fes­sion­nelle. L’aide aux per­sonnes âgées est une tâche dif­fi­cile mais, en exa­cer­bant le sens indi­vi­duel et col­lec­tif de cette action, une asso­cia­tion telle que celle-ci en rend pos­sible la réa­li­sa­tion et rend heu­reux ceux qui y par­ti­cipent et ceux qui en bénéficient.
     
  • À un com­pa­gnon qui intègre les com­mu­nau­tés Emmaüs on ne dit pas « Je vais t’ai­der » mais « J’ai besoin de toi ». Cette asso­cia­tion fon­dée par l’ab­bé Pierre depuis qua­rante ans est res­tée atta­chée aux mêmes valeurs fon­da­men­tales : l’ac­cueil, le tra­vail, les soli­da­ri­tés. Des rites orga­nisent une ges­tion de l’es­time envers cha­cun des com­pa­gnons. Ceux-ci deviennent même pour­voyeurs de soli­da­ri­té : ils décident en com­mis­sion d’al­louer des aides finan­cières à d’autres com­mu­nau­tés, à des asso­cia­tions ou à des per­sonnes. Après un par­cours sou­vent chao­tique, ils trouvent alors un lieu où ils se recons­truisent une iden­ti­té. Les com­mu­nau­tés vivent dans l’in­dé­pen­dance éco­no­mique mais selon des moda­li­tés qui font pen­ser plus à un ordre monas­tique qu’à une entre­prise15.
     
  • Un hyper­mar­ché Auchan vic­time de vols et d’a­gres­sions de la part de jeunes de milieux défa­vo­ri­sés tente en 1991 une expé­rience de la der­nière chance avec l’aide d’un ensei­gnant fils d’im­mi­gré et d’un pro­fes­seur de boxe fran­çaise, tous deux expé­ri­men­tés et cha­ris­ma­tiques. Une asso­cia­tion, Trait d’u­nion (TU), est créée pour déve­lop­per l’a­ni­ma­tion. Les pre­mières acti­vi­tés sont le bas­ket, le foot et la boxe fran­çaise. Puis viennent la danse, le gra­phisme, des jeux de socié­té, la col­lecte de médi­ca­ments pour Méde­cins du Monde. Ces acti­vi­tés font émer­ger des lea­ders qui prennent l’ha­bi­tude de trai­ter avec des cadres supé­rieurs d’Au­chan, de négo­cier avec les auto­ri­tés de la ville ou du dépar­te­ment pour obte­nir des locaux et des sub­ven­tions, avec les banques pour sol­li­ci­ter des prêts ; ils sortent ain­si de la marge. Puis cer­tains lea­ders sont embau­chés comme vigiles et cela fait dis­pa­raître les vols et les dégra­da­tions dans le super­mar­ché. Des jeunes font tou­te­fois scis­sion en trai­tant les membres de TU de « jaunes ». De nou­velles acti­vi­tés sont créées avec l’aide d’a­ni­ma­teurs de TU pour asso­cier ces rebelles et, après des épi­sodes mou­ve­men­tés, le calme s’ins­taure. TU orga­nise alors des repré­sen­ta­tions de danse, de boxe, ou autres, encaisse des recettes et crée quelques emplois. Il n’y a pas de vol dans ses locaux bien que le maté­riel ne soit pas sous clé. Des ani­ma­teurs de TU ont eu l’oc­ca­sion de pré­sen­ter leur expé­rience à un sémi­naire du CRC sur la ges­tion des conflits en situa­tion de crise. Des cadres ont ain­si décou­vert des inter­ve­nants d’une rare richesse et les ani­ma­teurs ont été valo­ri­sés par leur rôle d’en­sei­gnant16.
     
  • Lorsque l’Or­chestre natio­nal de Lille de J.-C. Casa­de­sus va jouer dans les vil­lages, il ne fait pas seule­ment sor­tir la musique de son ghet­to doré : le concert devient l’é­vé­ne­ment de l’an­née pour le vil­lage. Cela le sort de l’a­no­ny­mat morose dans une région dévas­tée par le chô­mage et la pré­pa­ra­tion de la repré­sen­ta­tion crée de nom­breux échanges entre les habi­tants. L’é­vé­ne­ment fait sens pour le vil­lage et ses habi­tants. Quand l’or­chestre va dans les écoles pour faire décou­vrir aux enfants les ins­tru­ments, ils se pas­sionnent pour cette musique et veulent apprendre à en jouer. Quand l’or­chestre fait assis­ter les enfants aux répé­ti­tions, chaque musi­cien ayant deux enfants der­rière lui, cela fait sens pour eux : ils découvrent en par­ti­cu­lier que les pro­fes­sion­nels, eux aus­si, se trompent et qu’il leur faut recom­men­cer les pas­sages dif­fi­ciles ; c’est pour eux une péda­go­gie de l’er­reur. On com­prend alors que cet orchestre soit deve­nu une ins­ti­tu­tion popu­laire et son chef une idole de la région. Ce qui doit aus­si faire sens pour les musi­ciens, même si ce n’est pas le cri­tère de qua­li­té que retiennent les milieux de la musique clas­sique17.
     
  • Le sport crée des évé­ne­ments qui font sens pour de nom­breuses per­sonnes. On peut d’ailleurs remar­quer que, dans un sport popu­laire comme le foot­ball, les grandes équipes pros­pèrent sou­vent dans les villes tou­chées par le chô­mage. Les matchs ras­semblent des publics nom­breux et enthou­siastes. Des sup­por­ters se regroupent en clubs qui par­ti­cipent au finan­ce­ment de l’é­quipe, orga­nisent des voyages pour assis­ter aux matchs ; pen­dant les matchs, chaque club a ses rites dans lequel chaque sup­por­ter a le sen­ti­ment de jouer un rôle qui le valo­rise ; enfin des com­men­taires pas­sion­nés sont échan­gés en de nom­breuses occa­sions, dans les­quels cha­cun peut faire valoir sa connais­sance de son sport favo­ri, des équipes et de ce qui se tra­me­rait en cou­lisse18. Les vedettes sont admi­rées et sus­citent des émules qui se réunissent régu­liè­re­ment pour pra­ti­quer ensemble leur sport favori.
     
  • Pagnol a immor­ta­li­sé les par­ties de cartes. Il montre com­ment, au-delà de leur aspect ludique, elles pro­duisent du sens : cha­cun devient un per­son­nage aux yeux des autres. Il y a les rusés qu’on redoute, les tri­cheurs qu’il faut avoir à l’oeil, les auda­cieux qu’on s’in­gé­nie à pro­vo­quer, etc. ; même les gaf­feurs ont leur place comme amu­seurs locaux. Les jeux ne sont pas per­çus aujourd’­hui comme des régu­la­teurs sociaux, ce qui n’est pas le point de vue de Pagnol à voir quel rôle jouent les par­ties de cartes ou de pétanque dans la vie col­lec­tive telle qu’il la met en scène. Mais aujourd’­hui encore, qui a vu l’a­ni­ma­tion que sus­citent les tour­nois de bridge dans les clubs du 3e âge, com­prend com­bien les acti­vi­tés ludiques ou fes­tives peuvent être pro­duc­trices de sens.
     

Ces acti­vi­tés col­lec­tives pro­duisent toutes du lien social et du sens mais elles ont aujourd’­hui une légi­ti­mi­té sociale dif­fé­rente et, si le chô­mage a pris une tour­nure si dra­ma­tique en France, c’est en rai­son de la place pré­émi­nente prise par l’en­tre­prise, les autres acti­vi­tés étant consi­dé­rées comme secon­daires, folk­lo­riques ou ren­voyant à la sphère pri­vée19. Ce phé­no­mène est récent à l’é­chelle de l’his­toire de France, pays dans lequel on a mis long­temps à adop­ter l’en­tre­prise et où la digni­té sociale ne pas­sait pas for­cé­ment par la richesse maté­rielle. Un chan­ge­ment de pers­pec­tive, consis­tant à rééqui­li­brer les choses entre l’é­co­no­mie concur­ren­tielle et d’autres acti­vi­tés, est-il possible ?

La production de sens crée-t-elle des emplois ?

« Tout cela est bien beau, dira-t-on, mais les acti­vi­tés col­lec­tives créent d’au­tant plus faci­le­ment du sens qu’on est assu­ré de ses res­sources et d’une place dans la socié­té, c’est-à-dire quand on a un emploi. Ou alors vous pen­sez que la pro­duc­tion de sens crée des emplois. Mais qui va les finan­cer avec les défi­cits publics actuels ? »

On peut répondre d’une part que l’ur­gence est de mul­ti­plier les acti­vi­tés pro­duc­trices de sens, qu’elles soient ou non direc­te­ment créa­trices d’emploi : elles créent des rai­sons de vivre pour tous et déve­loppent des liens sociaux qui faci­litent l’exer­cice de la soli­da­ri­té. Qui connaît la vie des clubs spor­tifs ou des foyers sait d’ailleurs que des liens s’y créent qui per­mettent de trou­ver de pré­cieux sou­tiens quand on est face à l’é­preuve ; ces acti­vi­tés créent par ailleurs des emplois d’a­ni­ma­teurs et d’en­sei­gnants. De plus, lorsque des acti­vi­tés font vrai­ment sens, elles arrivent à trou­ver des finan­ce­ments leur per­met­tant de se déve­lop­per. J.-C. Casa­de­sus a cou­tume de dire qu’il ne craint plus de cou­pure des sub­ven­tions à son orchestre, car il y aurait 100 000 per­sonnes dans la rue.

D’autre part, l’ob­ses­sion de la créa­tion d’emplois sans se sou­cier du sens conduit à l’i­nef­fi­ca­ci­té et au gas­pillage : on crée des acti­vi­tés pré­caires, mal consi­dé­rées et qui ne débouchent sur rien. On dépense ain­si des sommes consi­dé­rables sous forme pal­lia­tive : Asse­dic, aides à l’embauche, for­ma­tions « par­king », RMI, CES, CEC, aides sociales diverses, etc. On a par­lé d’exi­ger des contre­par­ties pour le RMI ou les Asse­dic, mais sans jamais en don­ner une vision appe­lante, ce qui crée un sen­ti­ment d’hu­mi­lia­tion chez les per­sonnes aidées et le scep­ti­cisme chez les autres.

C’est en étu­diant les manières de pro­duire du sens et en les valo­ri­sant qu’on pour­ra le mieux sor­tir de la crise la socié­té fran­çaise. Pre­nons l’exemple des ser­vices de proxi­mi­té20. L’É­tat a pris des mesures pour favo­ri­ser l’embauche d’employés de mai­son : réduc­tions d’im­pôts, chèque ser­vice. Mais Phi­lippe d’I­ri­barne21, ain­si que J.-B. de Fou­cauld et D. Pive­teau22 avancent que nous n’ai­mons ni du côté des ser­vi­teurs ni de celui des maîtres cette forme de tra­vail jugée ser­vile, ce qui expli­que­rait en par­tie les faibles effets des mesures pré­cé­dentes23. On hésite en outre à confier à quel­qu’un qu’on ne connaît pas une per­sonne âgée (risque d’exac­tion) ou un enfant (risque d’accident).

On a vu au contraire que des for­mules du type d’Ac­cueil et Ser­vice créent la confiance et font sens dans notre culture. On pour­rait s’at­ta­cher à les encou­ra­ger. Les per­sonnes âgées en seraient plus heu­reuses et cela crée­rait par sur­croît de l’emploi, puis­qu’on estime à envi­ron 250 000 emplois le gise­ment poten­tiel, rien que pour les per­sonnes âgées et il existe bien d’autres cré­neaux. Pour­tant les pou­voirs publics pri­vi­lé­gient les aides directes, qui faci­litent le décompte des emplois créés, et s’ils sub­ven­tionnent (plus ou moins régu­liè­re­ment) les asso­cia­tions exis­tantes, ils ne prennent guère de mesures pour en favo­ri­ser la multiplication.

Il est en tout cas frap­pant de voir le déca­lage entre les moyens et l’i­ma­gi­na­tion mobi­li­sés par les fabri­cants de les­sive pour nous convaincre d’a­che­ter une les­sive qui lave tou­jours plus blanc et l’ab­sence de moyens pour connaître et faire connaître les manières de déve­lop­per en France des ser­vices à la per­sonne que les uns auraient vrai­ment envie de consom­mer et les autres d’of­frir. Cela ne pour­rait-il pas être du rôle de l’É­tat que de sus­ci­ter les inves­tis­se­ments finan­ciers et intel­lec­tuels néces­saires, au lieu de se conten­ter de pen­ser qu’il suf­fit d’i­mi­ter les Amé­ri­cains et de sup­pri­mer le SMIC pour créer des emplois de services ?

Pour lancer le mouvement

Prendre une mesure spec­ta­cu­laire pour­rait faci­li­ter un tel chan­ge­ment d’op­tique. Voi­ci une sug­ges­tion, que j’ai déjà énon­cée ailleurs24.

700 000 asso­cia­tions rému­nèrent en France 800 000 sala­riés et mobi­lisent des mil­lions de béné­voles. Ce sec­teur dyna­mique s’oc­cupe d’en­fants en dif­fi­cul­té, de sou­tien sco­laire, de loi­sirs de jeunes, d’ac­ti­vi­tés huma­ni­taires, d’en­sei­gne­ment de la musique, d’en­tre­tien du patri­moine, de pré­ser­va­tion de l’en­vi­ron­ne­ment, etc.

Les asso­cia­tions trouvent des finan­ce­ments par des dons, des sub­ven­tions et des recettes propres. Je sug­gère alors de pro­po­ser aux indem­ni­sés Asse­dic qui en seraient d’ac­cord une mise à dis­po­si­tion d’as­so­cia­tions agréées. Leurs indem­ni­tés seraient aug­men­tées de 10 % et main­te­nues au même niveau pen­dant toute leur mise à dis­po­si­tion. Ils ne seraient plus obli­gés de cher­cher un emploi et on ne les appel­le­rait donc plus « deman­deur d’emploi ». Ils dis­pa­raî­traient même des sta­tis­tiques du chô­mage, ce qui serait un sti­mu­lant pour le gouvernement.

Le finan­ce­ment sup­plé­men­taire à celui des Asse­dic pour­rait pro­ve­nir de l’É­tat (qui pour­rait dimi­nuer les aides à l’embauche dans les entre­prises) ou de recettes liées aux ser­vices ren­dus : comme les trans­ports publics ou les can­tines, on pour­rait envi­sa­ger un paie­ment par­tiel des prestations.

Com­ment évi­ter le laxisme ? Je pro­pose un méca­nisme s’ins­pi­rant d’un modèle qui peut éton­ner au pre­mier abord : le CNRS. Les cher­cheurs sont fonc­tion­naires et leurs car­rières sont presque blo­quées. Il y a donc peu de sti­mu­lants maté­riels pour les moti­ver. Mais le CNRS a un moyen d’ac­tion : la pos­si­bi­li­té de reti­rer son agré­ment aux labo­ra­toires. Les cher­cheurs payés par le CNRS ne sont pas à la rue mais ils doivent trou­ver un autre labo­ra­toire. Dans un labo­ra­toire où le col­lec­tif fait sens, le renou­vel­le­ment de l’a­gré­ment tous les quatre ans entraîne une forte mobilisation.

Trans­po­sons : des agré­ments pro­vi­soires seraient don­nés à des asso­cia­tions leur per­met­tant d’ac­cueillir des per­sonnes venant des Asse­dic. En cas de retrait de l’a­gré­ment, elles devraient trou­ver une autre asso­cia­tion ou rede­ve­nir deman­deurs d’emploi. Des chô­meurs pour­raient aus­si pro­po­ser la créa­tion de nou­velles asso­cia­tions, que la com­mis­sion agrée­rait pro­vi­soi­re­ment, par exemple pour dix-huit mois, pour voir si le pro­jet est per­ti­nent. Les com­mis­sions com­pren­draient des repré­sen­tants de l’É­tat, des pou­voirs locaux, des entre­prises, des orga­nismes d’u­ti­li­té col­lec­tive et des citoyens mais éli­raient un pré­sident libre de tout man­dat poli­tique pour limi­ter les risques d’une main­mise du pou­voir cen­tral ou des pou­voirs poli­tiques locaux. Elles déli­vre­raient les agré­ments ou les reti­re­raient sur la base du sens créé par les associations.

Pour pré­ci­ser cette notion, les com­mis­sions tien­draient des séances publiques aux­quelles pour­rait par­ti­ci­per la popu­la­tion. On pour­rait limi­ter le nombre de postes offerts par les Asse­dic pour pous­ser à une sélec­tion des pro­jets. Cela per­met­trait de débattre de ce qui fait sens dans la vie de la Cité et d’en don­ner pro­gres­si­ve­ment des défi­ni­tions opé­ra­toires. Une exi­gence de résul­tats serait ain­si créée, ce qui évi­te­rait que cette mise à dis­po­si­tion ne soit per­çue que comme l’exer­cice de la cha­ri­té qui crée des dépen­dances atten­ta­toires à la digni­té des per­sonnes dans notre culture25, ou une simple occu­pa­tion des per­sonnes, qui conduit à la gabe­gie des Ate­liers nationaux.

Les valeurs et les ins­ti­tu­tions évo­luant pro­gres­si­ve­ment, on pour­rait trou­ver de nou­velles arti­cu­la­tions entre les acti­vi­tés régies par l’é­co­no­mie concur­ren­tielle et les autres. Si des pas­sages adé­quats étaient créés, des per­sonnes pour­raient quit­ter leur tra­vail pour ce nou­veau sec­teur, en accep­tant d’y gagner moins, et lais­ser leur place aux jeunes. Les entre­prises seraient sou­te­nues pour être com­pé­ti­tives et lais­sées libres de leurs mou­ve­ments face à la concur­rence mais on met­trait tout en oeuvre pour déve­lop­per les rites dont une Cité a besoin pour être heu­reuse26.

Keynes concluait ain­si son essai : « Il n’y aura nul incon­vé­nient à faire de doux pré­pa­ra­tifs pour notre future des­ti­née, à encou­ra­ger et à mettre à l’é­preuve les arts de la vie au même titre que les acti­vi­tés répon­dant à un but utilitaire.

Ne nous exa­gé­rons pas l’im­por­tance du pro­blème éco­no­mique, ne sacri­fions pas à ses néces­si­tés d’autres affaires d’une por­tée plus grande et plus per­ma­nente. Ce pro­blème devrait res­ter une affaire de spé­cia­listes, tout comme la den­tis­te­rie. Si les éco­no­mistes pou­vaient par­ve­nir à se faire consi­dé­rer comme des gens humbles et com­pé­tents, sur le même pied que les den­tistes, ce serait merveilleux ! »

La France a été long­temps célé­brée pour son art de vivre et sa culture. C’est aujourd’­hui à la fois un des pays les plus riches et les plus tou­chés par le chô­mage. De nom­breuses per­sonnes de talent sont écar­tées des cir­cuits éco­no­miques, ce qui crée para­doxa­le­ment une oppor­tu­ni­té pour faire une révo­lu­tion paci­fique avant le séisme dont on sent pério­di­que­ment les prémices.

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2. Outre les textes cités ci-après, le pré­sent article tire par­ti de débats au sein de l’A­mi­cale des ingé­nieurs au Corps des mines ain­si que de l’É­cole de Paris du mana­ge­ment. Les pro­pos n’en­gagent cepen­dant que son auteur.
3. J.-M. Keynes, « Pers­pec­tives éco­no­miques pour nos petits-enfants », dans Essais sur la mon­naie et l’é­co­no­mie, Petite biblio­thèque Payot, 1990.
4. P.-N. Giraud, L’i­né­ga­li­té du monde, Gal­li­mard, Coll. Folio actuel, 1997.
5. Y. Dubreil, « Com­ment réus­sir un pro­jet impos­sible », sémi­naire » Vie des affaires », décembre 1991.
6. C. Lebou­cher et P. Logak, « L’en­tre­prise face à l’embauche », École de Paris, octobre 1995.
7. R. Beau­jo­lin, « Une indus­trie de mon­tagne face aux don­neurs d’ordres », École de Paris, mars 1996.
8. Le chô­mage para­doxal, Phi­lippe d’I­ri­barne, Puf, 1990.
9. J.-B. de Fou­cauld & D. Pive­teau, Une socié­té en quête de sens, Édi­tions Odile Jacob, 1995.
10. R. Beau­jo­lin, « La dif­fu­sion d’une norme de ges­tion : la réduc­tion des effec­tifs », jour­née ANVIE, 18–1‑1996.
11. C. Lebou­cher et P. Logak, « L’en­tre­prise face à l’embauche », op. cit.
12. « Jus­qu’où va le béné­vo­lat ? », S. Vatan, Rebon­dir n° 14, février 1994.
13. « L’aide aux per­sonnes âgées, le sens en plus », B. Masu­rel, sémi­naire « Vies col­lec­tives », École de Paris du mana­ge­ment, mai 1997.
14. P. d’I­ri­barne, La logique de l’hon­neur, Le Seuil, 1989.
15. D. Genes­tet et M. Hirsch, « De l’ex­clu­sion à l’es­time », Les Invi­tés de l’É­cole de Paris, février 1996.
16. B. Nadou­lek, « La ban­lieue et l’en­tre­prise », Mana­ge­ment & conjonc­ture sociale, n° 32, mars 1994, p. 38–49.
17. J.-C. Casa­de­sus, « La créa­tion d’un grand orchestre : la baguette et l’é­coute », sémi­naire « Vie des affaires », déc. 1994.
18. C. Brom­ber­ger (avec la col­la­bo­ra­tion de A. Hayot et J.-M. Mariot­ti­ni), Le match de foot­ball, eth­no­lo­gie d’une pas­sion par­ti­sane à Mar­seille, Naples et Turin, Édi­tions de la Mai­son des Sciences de l’Homme, Paris, 1995.
19. C. Brom­ber­ger et alii notent ain­si que, lors­qu’ils ont obte­nu le finan­ce­ment de leur recherche eth­no­lo­gique, il a été posé la ques­tion à l’As­sem­blée natio­nale de savoir pour­quoi on enga­geait des fonds publics pour trai­ter une ques­tion aus­si futile. Le match de foot­ball, op. cit., p. 5.
20. Pour plus de détails sur cette ques­tion, voir M.-N. Jego-Laveis­sière & M. Schu­ler, « Besoin d’emplois, envie de ser­vices… », Le Jour­nal de l’É­cole de Paris du mana­ge­ment, n° 4, juillet 1997.
21. P. d’I­ri­barne, Le chô­mage para­doxal, Puf, 1990.
22. J.-B. de Fou­cauld et D. Pive­teau, op. cit., p. 126 à 130 : « Les ser­vices de proxi­mi­té et le rap­port à l’autre ».
23. Selon une étude de la DARES publiée en octobre 1995, les chèques ser­vice ont per­mis d’employer 160 000 per­sonnes l’an­née de leur mise en place, mais pour l’é­qui­valent de seule­ment 15 000 per­sonnes à temps plein, dont près de la moi­tié cor­res­pond à du « blan­chi­ment » du tra­vail au noir ou de la sub­sti­tu­tion à des emplois selon l’an­cien système.
24. M. Ber­ry, « Puisque les entre­prises ne peuvent éli­mi­ner le chô­mage… » Le Monde, 16.11.1994.
25. P. d’I­ri­barne, Vous serez tous des maîtres ; la grande illu­sion des temps modernes, Le Seuil, 1996. (26) C. Rive­line, « Le rêve, la loi ou la cou­tume, quel meilleur moyen de gérer les peuples ? », Les Invi­tés de l’É­cole de Paris, nov. 1996.

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