Ampleur des incertitudes sur le changement de température moyenne de la surface terrestre

Ce que nous apprennent les scénarios énergétiques

Dossier : Réchauffement climatiqueMagazine N°709 Novembre 2015
Par Jacques TREINER

Le cli­mat dépend de la quan­ti­té totale de GES accu­mu­lée dans l’atmosphère. La concen­tra­tion en CO2 est pas­sée de 280 ppm avant l’ère indus­trielle à 400 ppm aujourd’hui1.

Un effet cumulatif

Les pro­jec­tions cli­ma­tiques pour la décen­nie 2020–2029 sont les mêmes pour les scé­na­rios « ver­tueux » et busi­ness as usual. Le scé­na­rio « ver­tueux » sup­pose que l’on sta­bi­lise nos émis­sions au niveau d’aujourd’hui, 9 GtC par an, avant de les réduire.

“ Le climat de la prochaine décennie est déjà joué, quoi que nous fassions ”

L’autre pro­longe la ten­dance actuelle, qui est une aug­men­ta­tion de nos émis­sions de 2,5 % par an.

Dans le pre­mier cas, nous émet­trons 90 GtC en dix ans, 103 dans le second. Compte tenu du fait que la moi­tié seule­ment de ce que nous émet­tons s’accumule dans l’atmosphère, la concen­tra­tion aug­mente de 23 ppm dans le pre­mier cas, de 26 ppm dans le second. La dif­fé­rence est minime. Le cli­mat de la pro­chaine décen­nie est déjà joué, quoi que nous fassions.

Ce n’est évi­dem­ment pas le cas si l’on s’interroge sur le cli­mat à la fin du siècle, sui­vant que l’on par­vienne à stop­per nos émis­sions ou qu’elles conti­nuent d’augmenter.

REPÈRES

Depuis la réunion de Copenhague de 2009, la référence internationalement reconnue en termes de réchauffement climatique est de ne pas dépasser 2 °C par rapport à l’ère préindustrielle.
Mais, d’une part, aucune contrainte d’émissions n’a été attachée à ce chiffre ; d’autre part, il n’a pas de valeur scientifique particulière (ce n’est pas une « recommandation » du GIEC, qui, du reste, n’a pas pour rôle d’émettre des recommandations) ; enfin, il sera sans aucun doute rapidement dépassé.

Le poids du mix énergétique

Les cli­ma­to­logues ont donc besoin, pour faire tour­ner leurs modèles, de connaître la concen­tra­tion de l’atmosphère en GES à long terme. Cette der­nière découle de la tra­jec­toire d’émissions, qui elle-même dépend très lar­ge­ment de l’évolution des sys­tèmes éner­gé­tiques, et en par­ti­cu­lier du conte­nu en GES des sources d’énergie primaire.

Les déci­deurs, pour leur part, et plus géné­ra­le­ment tous ceux qui sont inté­res­sés par le déve­lop­pe­ment humain, social et éco­no­mique, ont besoin de tra­cer des tra­jec­toires de tran­si­tion éner­gé­tique, qui pro­posent dif­fé­rentes façons de décar­bo­ner nos modes de pro­duc­tion, c’est-à-dire de sub­sti­tuer des sources d’énergie peu ou non émet­trices de GES aux sources fossiles.

Des scénarios, pas des prédictions

Pour satis­faire la contrainte cli­ma­tique, il convient doré­na­vant de ne pas uti­li­ser une par­tie impor­tante des sources fos­siles encore dis­po­nibles. Les divers scé­na­rios éner­gé­tiques pro­posent des futurs pos­sibles sous cer­taines hypothèses.

“ La cause majeure d’incertitude réside dans ce que fera l’humanité en termes d’émissions ”

Mais ce ne sont en rien des pré­dic­tions, ne serait-ce que parce que ce que l’humanité va faire dans les pro­chaines décen­nies n’est écrit nulle part.

Les scé­na­rios sont des outils d’aide à la pen­sée, dont la per­ti­nence repose sur deux condi­tions : 1) les hypo­thèses sous-jacentes doivent être phy­si­que­ment fon­dées (il est inter­dit de vio­ler les lois de la phy­sique : conser­va­tion de l’énergie, crois­sance de l’entropie, etc.), et 2) le trai­te­ment des hypo­thèses doit avoir un cer­tain degré de réa­lisme économique.

Il est sou­vent dif­fi­cile de déter­mi­ner si cette seconde exi­gence est satis­faite, car les modèles éco­no­miques n’ont en géné­ral pas une dyna­mique endo­gène : la crois­sance du PIB est sou­vent impo­sée de l’extérieur. Ces scé­na­rios émanent d’institutions variées : indus­tries de l’énergie, agences gou­ver­ne­men­tales, ONG etc., rare­ment d’institutions académiques.

La publi­ca­tion d’un scé­na­rio ne tra­verse donc pas les diverses pro­cé­dures de vali­da­tion propres aux publi­ca­tions scien­ti­fiques : expli­ci­ta­tion claire des hypo­thèses, posi­tion­ne­ment par rap­port aux publi­ca­tions anté­rieures, dis­cus­sion cri­tique par les pairs.

Ain­si, la lec­ture d’un scé­na­rio consiste pour beau­coup à en repé­rer les non-dits, à iden­ti­fier les « jokers » appe­lés à la res­cousse (par exemple le sto­ckage de l’énergie ou le pilo­tage de la demande), à ques­tion­ner l’origine des dis­con­ti­nui­tés lorsqu’il s’en pré­sente, etc.

Beaucoup d’incertitudes

Ces incer­ti­tudes se trans­mettent aux scé­na­rios d’émission de GES déduits des scé­na­rios éner­gé­tiques, et s’ajoutent aux incer­ti­tudes propres à la modé­li­sa­tion cli­ma­tique : approxi­ma­tions inévi­tables dues soit à la phy­sique, soit au trai­te­ment numérique.

Le sché­ma ci-des­sous, extrait du der­nier rap­port du GIEC, clas­si­fie l’ampleur des dif­fé­rentes causes d’incertitudes. Notons que la cause majeure d’incertitude réside dans ce que fera l’humanité en termes d’émissions (zone verte), et non dans la science du climat.

Ori­gine et ampleur des incer­ti­tudes sur le chan­ge­ment de tem­pé­ra­ture moyenne de la sur­face terrestre.
GCM : Glo­bal Cir­cu­la­tion Model.

Nouvelle méthodologie

Dans le der­nier Rap­port d’évaluation du GIEC (Assess­ment Report 5, ou AR5), la métho­do­lo­gie uti­li­sée pour défi­nir les scé­na­rios ser­vant de base aux modé­li­sa­tions cli­ma­tiques a été modifiée.

Pour le pré­cé­dent rap­port, publié en 2007, une bat­te­rie de scé­na­rios fut pro­po­sée, qui com­bi­naient deux coor­don­nées glo­bales décri­vant la dyna­mique éco­no­mique mon­diale : inten­si­té de la pres­sion sur l’environnement et inten­si­té des échanges internationaux.

En revanche, les scé­na­rios uti­li­sés pour l’AR5 sont auto­ri­sés à inclure l’effet de poli­tiques cli­ma­tiques (comme la cap­ture et le sto­ckage du CO2), et sont clas­sés par la valeur du for­çage radia­tif anti­ci­pé pour 2100.

Des scénarios classés selon le forçage radiatif

Les scé­na­rios de l’AR5 sont clas­sés selon les valeurs du for­çage radia­tif en 2100 (appe­lés Repre­sen­ta­tive Concen­tra­tion Path­ways, RCP) : 2,6 W/m2, 4,5 W/m2, 6 W/m2 et 8,6 W/m2. Seul le RCP2.6 per­met­trait de limi­ter l’augmentation de tem­pé­ra­ture à moins de 2 °C.

Des hypothéses optimistes

FORÇAGE RADIATIF

En situation d’équilibre thermique, le système Terre-atmosphère émet vers l’espace autant d’énergie, sous forme de rayonnement infrarouge, qu’il en reçoit du Soleil sous forme de rayonnement visible.
L’essentiel du rayonnement infrarouge est émis à partir de la troposphère. Lorsque la concentration en GES augmente, les altitudes d’émission augmentent, et comme la température diminue avec l’altitude, l’intensité du rayonnement vers l’espace diminue. Il apparaît donc un déséquilibre : il entre plus d’énergie dans le système qu’il ne s’en échappe.
Le bilan entrée-sortie, calculé au sommet de la troposphère et exprimé en watt par mètre carré, constitue le forçage radiatif. Il est aujourd’hui d’environ 2,3 W/m2, avec une incertitude de 1 W/m2.

Exa­mi­nons les hypo­thèses rela­tives au scé­na­rio RCP 2,6 (qui pré­voit une hausse des tem­pé­ra­tures de 2°). Elles sont de deux ordres : 1) une sta­bi­li­sa­tion rapide, puis une dimi­nu­tion de nos émis­sions de GES, et 2) un mon­tant total de nos émis­sions futures de 1 000 GtCO2.

Serons-nous en mesure de sta­bi­li­ser rapi­de­ment nos émis­sions ? Pour le gaz car­bo­nique, elles suivent très direc­te­ment l’augmentation de la crois­sance mon­diale, qui est – hors crise éco­no­mique – de 2,5 % à 3 % par an. Certes, un récent rap­port pré­li­mi­naire de l’AIE affirme que l’année 2014 a vu, pour la pre­mière fois, un décou­plage entre la crois­sance mon­diale (3 %) et une stag­na­tion des émis­sions de GES, mais je ne crois pas que ces esti­ma­tions seront confir­mées dans le rap­port final : le lien PIB-éner­gie est trop étroit, et la part des renou­ve­lables trop faible pour qu’il en soit ainsi.

Pre­nons la valeur de 2,5 %. Cette valeur reflète l’augmentation de la consom­ma­tion des com­bus­tibles fos­siles (char­bon, gaz, pétrole), qui consti­tuent 80 % de la consom­ma­tion d’énergie pri­maire, soit envi­ron 10 mil­liards de tonne-équi­valent pétrole (Gtep) par an. Nous aug­men­tons donc de 250 Mtep, chaque année, cette consom­ma­tion. Cela repré­sente une puis­sance annuelle nou­velle d’environ 350 GW.

Pour sta­bi­li­ser nos émis­sions, il fau­drait mettre en place, chaque année, une puis­sance de sub­sti­tu­tion non car­bo­née équi­va­lente. Plus, pour dimi­nuer nos émissions.

Les limites des énergies renouvelables

Le total éolien + photovoltaïque reste faible
Le total éolien + pho­to­vol­taïque repré­sente moins de 20 GW. © GIRODJL / FOTOLIA

Pour l’année 2014, la puis­sance éolienne mon­diale nou­vel­le­ment ins­tal­lée a été d’environ 50 GW, ce qui, compte tenu du fac­teur de charge de 25 %, équi­vaut à une puis­sance moyenne de 12,5 GW. En pho­to­vol­taïque, la puis­sance-crête nou­vel­le­ment ins­tal­lée a été d’environ 40 GW, soit, avec un fac­teur de charge moyen de 15 %, une puis­sance moyenne de 6 GW. Le total éolien + PV repré­sente donc moins de 20 GW.

Il n’est du reste pas clair que cette puis­sance vienne en sub­sti­tu­tion des fos­siles. En Alle­magne, par exemple, ce n’est pas le cas : les renou­ve­lables y com­pensent en moyenne la réduc­tion du nucléaire, mais les émis­sions de CO2 conti­nuent d’augmenter.

Quant aux agro­car­bu­rants (étha­nol et bio­die­sel), leur crois­sance est d’environ 10 Mtep par an, ce qui repré­sente une puis­sance nou­velle de près de 15 GW.

En ajou­tant l’hydroélectricité, la géo­ther­mie, le solaire ther­mique, le nucléaire, on ne par­vient pas à 50 GW, au regard des 350 GW néces­saires seule­ment pour sta­bi­li­ser nos émis­sions actuelles. On est loin du compte. La pre­mière condi­tion est donc loin d’être remplie.

Anticiper des heusses de 3° à 5°

Puisque les émis­sions vont conti­nuer d’augmenter pen­dant quelques années, ima­gi­nons, comme les Chi­nois l’ont annon­cé récem­ment pour eux-mêmes, qu’elles soient sta­bi­li­sées vers 2030 autour de 45 GtCO2 par an. Nous aurons émis, d’ici là, plus de 600 GtCO2 sur les 1 000 qu’il ne faut pas dépas­ser. Sup­po­sons ensuite une dimi­nu­tion linéaire des émis­sions. Il fau­drait alors être capable de réduire nos émis­sions à zéro en quinze ans.

“ L’objectif des 2 °C appartient au passé ”

La conclu­sion s’impose d’elle-même : nous n’y par­vien­drons pas, l’objectif des 2 °C appar­tient au pas­sé, l’humanité est réso­lu­ment enga­gée sur une tra­jec­toire de réchauf­fe­ment de 3° à 5°. Il convient donc de regar­der en face la pers­pec­tive d’un monde 4° plus chaud en moyenne.

Compte tenu de l’inertie ther­mique des mers qui couvrent les deux tiers de la pla­nète, l’augmentation de tem­pé­ra­ture des terres sera supé­rieure : 5°, 6°, voire 7° par endroits. Déser­ti­fi­ca­tion des zones arides, ari­di­fi­ca­tion des zones tem­pé­rées : les consé­quences les plus vio­lentes concer­ne­ront sans doute l’eau et l’agriculture.

Si des crises majeures frappent la pro­duc­tion agri­cole dans dif­fé­rentes régions du globe, il faut s’attendre à des mou­ve­ments de popu­la­tion et des émeutes de la faim : que ferons-nous, lorsque les réfu­giés cli­ma­tiques se comp­te­ront par dizaines de millions ?

Prendre la mesure des dan­gers ne conduit pas à bais­ser les bras, mais au contraire à agir de façon vigou­reuse, au plus tôt. Ce n’est pas par hasard que le GIEC, en 2007, a reçu le prix Nobel de la paix.

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1. ppm : par­tie par mil­lion en volume. La masse de l’atmosphère est 5 x 1018 kg. Un ppm de car­bone repré­sente donc 2 GtC, ou 7,3 GtCO2.

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