Autoportraits ?

Dossier : Arts, Lettres et SciencesMagazine N°595 Mai 2004Rédacteur : Jean SALMONA (56)

Cher­cher der­rière les notes : la ten­ta­tion est grande, pour cer­tains, d’essayer de per­cer le méca­nisme de l’inspiration musi­cale. Mozart était-il pour­sui­vi par l’idée de la mort quand il com­po­sa le Requiem, Chos­ta­ko­vitch déses­pé­ré lorsqu’il écri­vit son Trio en mi mineur ? Quelles amours, quels enthou­siasmes, quelles souf­frances ? Mal­gré les expli­ca­tions par­fois labo­rieuses des musi­co­logues, cette quête est sou­vent vaine, voire aber­rante : que vous chaut, ami lec­teur, que Bee­tho­ven se soit dis­pu­té avec sa gou­ver­nante (sic) lorsqu’il écri­vit le fameux “ Muss es sein ? es muss sein ! ” en exergue d’un quatuor ?

En outre, dans nombre de cas, il vaut mieux ne pas cher­cher à savoir, sous peine d’être atter­ré par la bana­li­té du contexte psy­cho­lo­gique (chez Richard Strauss, par exemple). Et si l’essentiel des pré­oc­cu­pa­tions des com­po­si­teurs n’était que de tech­nique musi­cale, et d’engagements maté­riels auprès d’un édi­teur ou d’un orga­ni­sa­teur de concerts ? Au total, cette recherche ne se jus­ti­fie guère que si elle s’apparente à un jeu : aucune com­po­si­tion n’est réel­le­ment un autoportrait.

Brahms

La musique et la vie de Brahms ont été suf­fi­sam­ment tour­men­tées et inter­pé­né­trées pour que le jeu, ici, semble facile, en par­ti­cu­lier pour sa musique de chambre. Et pour­tant, les trois Trios ne semblent avoir pu être conçus que dans des périodes d’euphorie et d’équilibre, tant ils res­pirent – pour l’auditeur – la plé­ni­tude, la ten­dresse, la joie de vivre. Renaud et Gau­tier Capu­çon, que l’on avait décou­verts avec l’enregistrement inéga­lé du Trio de Ravel (2001) avec le pia­niste Franck Bra­ley jouent ici avec Nico­las Ange­lich1 : c’est rond, lumi­neux, par­fait, un bon­heur total.

Le jeune Qua­tuor Bel­cea, bien connu des afi­cio­na­dos du fes­ti­val des Qua­tuors du Lube­ron, vient d’enregistrer le Qua­tuor n° 1 et le Quin­tette n° 2 (avec Tho­mas Kakus­ka, l’altiste des Alban Berg)2, deux œuvres débor­dantes d’énergie. Si le Quin­tette est d’inspiration presque buco­lique, le Qua­tuor est par­fai­te­ment tour­men­té, arché­type de la musique de chambre roman­tique, les deux mer­veilleu­se­ment écrits. Le Qua­tuor Bel­cea, qui a tra­vaillé avec les Alban Berg, a déjà atteint ce niveau de matu­ri­té d’exécution que seuls ont en géné­ral les ensembles de vieille répu­ta­tion, avec une pâte musi­cale d’une homo­gé­néi­té et d’une finesse exceptionnelles.

L’Orfeo

On parle beau­coup en ce moment de l’Orfeo de Mon­te­ver­di, le pre­mier grand opé­ra de l’histoire (1607), et nul ne s’interroge, Dieu mer­ci, sur la vie pri­vée de Mon­te­ver­di, les musi­ciens de l’époque, tout comme les acteurs et les domes­tiques, n’étant pas sup­po­sés avoir de vie pri­vée. L’Orfeo peut être impo­sant et ennuyeux, comme tous les monu­ments his­to­riques, mais devient pas­sion­nant – comme toute tra­gé­die clas­sique – s’il est dépouillé de sa gangue, et si l’équipe qui le réa­lise cherche à recréer la ten­sion dra­ma­tique et à lui confé­rer cette qua­li­té d’œuvre nova­trice et stu­pé­fiante qui furent les siennes à l’époque. C’est le cas avec l’excellent ensemble fran­çais Le Concert d’Astrée que dirige Emma­nuelle Haïm, grâce à un tra­vail excep­tion­nel­le­ment appro­fon­di, grâce aus­si à une pléiade de solistes par­mi les­quels Nata­lie Des­say et, en Orphée, le fabu­leux Ian Bos­tridge, aus­si “ en situa­tion ” dans Mon­te­ver­di que dans la Pas­sion selon saint Jean ou les mélo­dies de Noël Coward3.

Semele

En 1743, la forme de l’ope­ra seria est bien éta­blie, et Haen­del, pour com­po­ser Semele sur un livret adap­té des Méta­mor­phoses d’Ovide, cherche vrai­sem­bla­ble­ment plus à plaire aux bour­geois lon­do­niens assez incultes qui consti­tuent son public qu’à suivre une ins­pi­ra­tion qui serait liée à ses états d’âme du moment. Semele, qui suit de peu le Mes­sie, n’en est pas moins d’une fac­ture exquise, airs et cho­rals, proche de celle de ses ora­to­rios. L’ensemble fran­çais Ope­ra Fuo­co, dont il faut saluer ici le pre­mier enre­gis­tre­ment4, diri­gé par David Stern, entend se consa­crer à l’innovation en art lyrique en pla­çant le texte au cœur de sa démarche et en pri­vi­lé­giant le conte­nu dra­ma­tique. L’expérience est ici réus­sie, avec des solistes de pre­mière gran­deur dont l’excellente (et très belle) sopra­no Danielle de Niese.

Le Romancero Gitan

Si vous connais­sez ce cycle de poèmes de Fede­ri­co Gar­cia Lor­ca, vous le tenez cer­tai­ne­ment pour un des som­mets de la poé­sie espa­gnole. Mettre en musique Muerte de Anto­nio el Cam­bo­rio, La casa­da infiel, ou Romance de la luna, luna, est une gageure à laquelle s’est atte­lé le gui­ta­riste cata­lan Vicente Pra­dal. Comme on voit mal les textes de Lor­ca chan­tés par des solistes paten­tés accom­pa­gnés par des ins­tru­men­tistes clas­siques, Pra­dal a fait appel à dix chan­teurs et musi­ciens fla­men­cos par­mi les­quels Luis de Alme­ria, pour les­quels il a écrit une musique proche de la tra­di­tion fla­men­ca5. Le résul­tat est bien dans l’esprit de Lor­ca, dur, rugueux, lumi­neux, pas assez violent par­fois. Ici, on sait quel était l’esprit de Lor­ca, lorsqu’il a écrit le Roman­ce­ro Gitan, dont il a vou­lu faire un cri de révolte “ contre la bar­ba­rie subie par les Gitans anda­lous, un pam­phlet contre toutes les bar­ba­ries, tous les pogroms”, quelques années avant d’être exé­cu­té par la garde civile en 1936.

Le disque du mois

Même si vous n’êtes pas un fana­tique de la musique contem­po­raine, vous connais­sez sûre­ment Luc Fer­ra­ri, qui fut un com­pa­gnon de notre cama­rade Pierre Schaef­fer au Groupe de recherche musi­cale de l’ORTF. Fer­ra­ri n’est pas un théo­ri­cien rigide et sec­taire, à la dif­fé­rence d’autres, et sa musique se carac­té­rise par la fraî­cheur, l’humour, la poé­sie évo­ca­trice. L’ensemble ins­tru­men­tal Ars Nova, Michel Mau­rer au pia­no et Fran­çoise Rival­land aux per­cus­sions ont enre­gis­tré 36 enfi­lades pour pia­no et magné­to­phone et Jeu du hasard et de la déter­mi­na­tion6. Si vous avez aimé l’exquis Presque rien, des années soixante, qui concen­trait, si notre mémoire est bonne, en un pay­sage sonore l’enregistrement des bruits d’une jour­née sur un bord de mer, vous aime­rez ces pièces ultra­brèves, bien écrites pour la par­tie ins­tru­men­tale, et qui évo­que­ront peut-être pour vous des ins­tants dont vous seul, cette fois, aurez la clé.

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1. 1 CD VIRGIN 5 45653 2.
2. 1 CD EMI 5 57662 2.
3. 2 CD VIRGIN 5 45642 2.
4. 2 CD PIERRE VERANY PV 7040212.
5. 1 CD VIRGIN 5 45638 2.
6. 1 CD L’EMPREINTE DIGITALE ED 13171.

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