Automobile et citoyens

Dossier : L'automobileMagazine N°557 Septembre 2000
Par Raymond H. LEVY (46)

Notre indus­trie auto­mo­bile baigne aujourd’­hui dans l’eu­pho­rie. Mois après mois sont annon­cés des records de vente, cor­ré­la­tifs de nos records de pros­pé­ri­té. Oublié le marasme com­mer­cial du milieu de la der­nière décen­nie, le seul sou­ci de nos pro­duc­teurs est de faire face à la mon­tée de la demande avec des outils qui n’é­taient pas néces­sai­re­ment pré­pa­rés à une telle surcharge.

C’est que la place du trans­port dans l’é­co­no­mie des pays indus­tria­li­sés demeure essen­tielle, avec quelque 10 % de l’emploi total : le seul chiffre d’af­faires des construc­teurs, qui emploient envi­ron 8,5 % du per­son­nel total de l’in­dus­trie manu­fac­tu­rière, est de l’ordre de 6 % du pro­duit inté­rieur brut de l’U­nion euro­péenne. L’in­dus­trie auto­mo­bile est un puis­sant moteur de l’é­co­no­mie : la » bal­la­du­rette » et la » jupette » n’a­vaient, dans des temps plus dif­fi­ciles, pas d’autre rai­son d’être.

Moteur par sa nature, et puis­sant par notre irré­sis­tible aspi­ra­tion à la liber­té de mouvement. »

Le mar­ché des pays déve­lop­pés est un mar­ché de renou­vel­le­ment. » L’af­fir­ma­tion n’est pas infon­dée, mais mérite d’être nuan­cée, comme le montre le tableau ci-contre.

Ain­si, en douze ans, le nombre de voi­tures par habi­tant de ce mar­ché euro­péen » de renou­vel­le­ment » devait croître de 30 %, soit 2,2 % par an. Pen­dant ce temps, la Chine et l’Inde stag­naient à des niveaux déri­soires – il est vrai que, pour com­bler le retard de leur moto­ri­sa­tion moyenne par habi­tant par rap­port à l’U­nion euro­péenne, vingt années de la pro­duc­tion mon­diale de 1999 suffiraient…

Que conclure de ce rapide rap­pel, qui se veut seule­ment qualitatif ?

Que l’au­to­mo­bile est deve­nue pour cha­cun d’entre nous un élé­ment insé­pa­rable de sa vie propre ; que l’in­dus­trie auto­mo­bile est un élé­ment majeur de notre pros­pé­ri­té éco­no­mique ; que, à côté de mar­chés dits satu­rés, des mar­chés immenses res­tent ouverts à la mon­dia­li­sa­tion crois­sante de cette même indus­trie ; que, donc, tout va bien pour elle, comme pour cha­cun de nous muni de sa » bagnole « .

Nombre de voi­tures et de véhi­cules uti­li­taires pour 1 000 habitants
1985 1990 1995 1997
Union européenne 380 454 473 494
Allemagne 450 512 529 536
Belgique 363 419 463 469
Espagne 276 403 430 451
France 446 495 520 523
Italie 412 507 541 575
Royaume-Uni 379 454 474 478
Suède 400 455 445 449
Pologne 117 160 229 233
Turquie 27 37 65 74
Canada 559 617 562 557
États-Unis 708 752 759 760
Corée du Sud 25 71 177 198
Japon 375 456 527 539
Argentine 173 180 167 170
Brésil 86 87 89 96
Chine 3 5 8 8
Inde 3 5 6 6

Et pourtant…

Et pour­tant sou­ve­nons-nous que » les arbres ne montent pas jus­qu’au ciel « , comme l’ont éprou­vé voi­ci un quart de siècle l’in­dus­trie pétro­lière et l’in­dus­trie sidé­rur­gique. » L’au­to­mo­bile encombre, l’au­to­mo­bile gêne notre vue et notre ouïe, l’au­to­mo­bile pol­lue l’air que nous res­pi­rons et réchauffe dan­ge­reu­se­ment notre atmo­sphère, l’au­to­mo­bile tue ; fer­mons nos villes à l’au­to­mo­bile, fer­mons nos routes aux poids lourds, défen­dons nos cam­pagnes contre l’in­va­sion du bitume « , c’est là un bruit de fond que nous ne pou­vons igno­rer, même si nous savons bien qu’a­près sem­blable dis­cours l’o­ra­teur éco­lo­giste sau­te­ra dans son véhi­cule ou sur sa moto et rejoin­dra sa pro­chaine tri­bune à la vitesse de son gré et non pas à celle de la loi.

Certes, perdre un temps crois­sant dans des encom­bre­ments est désa­gréable, la pol­lu­tion de nos villes n’est pas accep­table, le bruit d’un motard déchaî­né sous nos fenêtres à 5 heures du matin est into­lé­rable, le 14 juillet 1989 la vue d’un arron­dis­se­ment de Paris vidé de toute cir­cu­la­tion fai­sait rêver, et savoir qu’à chaque heure qui s’é­coule une vie est sacri­fiée sur la route est insup­por­table. Com­ment donc sau­ver notre liber­té indis­so­ciable aujourd’­hui de la voi­ture, tout en res­pec­tant celle des autres, leur confort – et le nôtre -, leur san­té – et la nôtre -, leur vie – et la nôtre ?

» L’automobile nuit… »

Autre­ment dit, nous sommes des pollueurs.
Pas­sons rapi­de­ment sur les pol­lu­tions liées à la pro­duc­tion. Il s’a­git d’un pro­blème indus­triel clas­sique, que les pro­duc­teurs traitent et trai­te­ront comme leurs col­lègues d’autres indus­tries, tant au niveau des usines (émis­sions pol­luantes, notam­ment d’o­ri­gine chi­mique, affec­tant l’air et l’eau) qu’à celui du recy­clage des pro­duits usa­gés. Seul sub­sis­te­ra le pro­blème du citoyen qui effec­tue lui-même sa vidange…

Les pol­lu­tions liées à la cir­cu­la­tion sont dues aux émis­sions gazeuses : pour sim­pli­fier, nous dis­tin­gue­rons les poi­sons (CO, SO2, NOx, par­ti­cules), et les gaz à effet de serre (CO2).

Sur le plan des » poi­sons » aucune com­pa­rai­son n’est pos­sible entre la situa­tion de la décen­nie 80 et celle des pro­chaines années, tant sont spec­ta­cu­laires les réduc­tions consé­cu­tives à la mise en place d’é­qui­pe­ments adap­tés et à l’é­vo­lu­tion des moteurs. Reste que les tech­niques les plus éco­nomes en car­bu­rants posent des pro­blèmes dif­fi­ciles au niveau des émis­sions de » poi­sons » : fai­sons confiance aux construc­teurs, qui ont réduit ces der­nières émis­sions d’un fac­teur de 12 à 25 en trente ans.

Dis­tance en km/jour Durée en mn/jour
1982 1994 1982 1994
Villes allemandes 15 19 (1995) 57 60 (1995)
Villes fran­çaises entre
50 000 et 300 000 habitants
16 23 51 50
Région parisienne 19 23 70 72


Il en va de même sur le plan de la pro­duc­tion de dioxyde de car­bone. Il est beau­coup repro­ché aux trans­ports de pro­duire 20 % du CO2 mon­dial, un peu plus en Europe, entre 35 et 40 % en France. Mais le bon sens vou­drait qu’on s’at­taque d’a­bord aux pro­duc­tions de CO2 les plus faciles à réduire : recours éten­du au gaz natu­rel, cofour­ni­ture d’éner­gie élec­trique et de cha­leur, appel aux éner­gies renou­ve­lables lorsque leur coût n’est pas pro­hi­bi­tif, c’est-à-dire d’a­bord à l’hy­drau­lique et à l’éner­gie nucléaire. Le véhi­cule rou­tier est tenu de trans­por­ter lui-même son éner­gie : il en rédui­ra la consom­ma­tion par ses tech­niques propres – rap­pe­lons que, grâce aux efforts constants dans ce sens, les véhi­cules euro­péens sont les plus éco­nomes du monde (consom­ma­tion moyenne : Europe, 7,3 l/100 km ; Japon, 7,5 l/100 km ; USA, 10,8 l/100 km) ; mais la mise en œuvre de sources alter­na­tives à bord des véhi­cules – élec­tri­ci­té, bio­masse, voire piles à com­bus­tibles -, si elle doit avoir un effet béné­fique sur l’é­mis­sion de » poi­sons » en ville, ne fera que dépla­cer la pro­duc­tion de CO2 vers les usines d’élec­tri­ci­té, de car­bu­rants d’o­ri­gine agri­cole (nos moteurs ne se nour­rissent pas direc­te­ment de bet­te­rave ou de col­za), ou d’élec­tro­lytes, sans résul­tat sen­sible sur l’ef­fet de serre.

Nous enten­drons par­ler, bien sûr, de rem­pla­cer la route par le fer : les ordres de gran­deur en cause sont tels que les efforts les plus coû­teux dans ce sens ne pro­dui­ront, à vue humaine, que des résul­tats mar­gi­naux, sans com­mune mesure avec ce qui peut être gagné en rem­pla­çant dans nos cen­trales le fuel par l’a­tome. Si, en France, la part rela­tive des trans­ports rou­tiers dans la pro­duc­tion de CO2 est de l’ordre d’une fois et demi ce qu’elle est en Europe, ce n’est évi­de­ment pas que les Fran­çais soient des agi­tés de la route, mais bien parce que le pour­cen­tage des autres sources s’est consi­dé­ra­ble­ment réduit chez nous grâce au recours mas­sif à l’élec­tri­ci­té d’o­ri­gine nucléaire.

Une der­nière remarque sur les pro­blèmes évo­qués ci-des­sus. Ils se ramènent à une cer­taine recherche de la pro­pre­té et de la san­té. Il est cou­rant de dire que la san­té n’a pas de prix ; il en va de même de la pro­pre­té. Mal­heu­reu­se­ment, tout a un prix. Nos res­sources ne sont pas illi­mi­tées ; leur uti­li­sa­tion fait constam­ment l’ob­jet d’ar­bi­trages. Rien ne serait pire que de fon­der de tels arbi­trages, néces­sai­re­ment poli­tiques et tra­duits en coûts, sur des sen­ti­ments irraisonnés.

» On ne peut plus circuler… »

Là, notre liber­té se heurte à celle des autres. C’est vrai, ou plu­tôt nous le res­sen­tons comme tel, même si la durée moyenne de nos dépla­ce­ments ne se modi­fie guère.

Il reste que l’en­com­bre­ment des villes est consi­dé­ré comme une nui­sance, sans doute à juste titre.

Les réponses à ce pro­blème sont mul­tiples, et impliquent sou­vent des choix poli­tiques dif­fi­ciles. Notons seule­ment que le déve­lop­pe­ment des trans­ports en com­mun est une de ces réponses, sous la condi­tion qu’il s’a­gisse là d’un véri­table ser­vice public qui ne soit pas inter­rup­tible. La mul­ti­pli­ca­tion des taxis en est une autre.

De même, la réduc­tion du bruit sup­pose que les règles exis­tantes soient impo­sées à tous les usa­gers, et notam­ment aux motards.

Enfin, réduire la péné­tra­tion en ville de véhi­cules venant de la péri­phé­rie appelle le péage urbain. Nos élus savent tout cela : ne manque que l’ac­tion ; courage !

En atten­dant, les construc­teurs déve­loppent des équi­pe­ments d’in­for­ma­tion et de gui­dage de nature à amé­lio­rer le confort de la cir­cu­la­tion en ville et sur route, équi­pe­ments coû­teux mais effi­caces, et fac­teurs de sécu­ri­té – ce sera notre der­nier cha­pitre, mais il est capital.

» L’automobile tue !… »

Eh oui, en 1999 dans notre doux pays, 125 000 acci­dents cor­po­rels, un peu plus de 8 000 tués et plus de 167 000 bles­sés. Bilan scan­da­leux, d’au­tant moins accep­table que la France est, dans ce domaine, cham­pionne d’Europe.

Trois fac­teurs dans ce bilan : le maté­riel, la route, les hommes.

 
Répar­ti­tion des tués par réseau (en 1999)
Répartition des tués sur la route par type de réseau (en 1999)
LES DOSSIERS DU CCFA, L’AUTOMOBILE CITOYENNE

Le maté­riel d’a­bord : de longue date, les construc­teurs fran­çais ont pris conscience de la gra­vi­té du phé­no­mène et de la part qu’il leur fal­lait prendre dans le com­bat contre l’in­sé­cu­ri­té. En 1969, (envi­ron 15 000 morts sur nos routes à cette époque pour un parc infé­rieur à la moi­tié du parc actuel), Renault et PSA créaient conjoin­te­ment le LAB, labo­ra­toire d’ac­ci­den­to­lo­gie et de bio­mé­ca­nique, dans le but d’a­na­ly­ser l’en­semble des fac­teurs d’ac­ci­dents et de mettre à la dis­po­si­tion des construc­teurs une banque de don­nées d’une excep­tion­nelle richesse. Ce n’est pas ici le lieu de détailler les efforts accom­plis dans ce sens : je me conten­te­rai de ren­voyer le lec­teur à l’ex­cel­lente bro­chure du Comi­té des Construc­teurs fran­çais de l’au­to­mo­bile inti­tu­lée Auto­mo­bile et Sécu­ri­té. Rete­nons que le LAB fait auto­ri­té dans le monde entier, et que le véhi­cule de l’an 2000, fruit de ses leçons, ne res­semble que de très loin, sur le plan de la sécu­ri­té active et pas­sive, à celui d’il y a vingt ans.

La route ensuite : nos ingé­nieurs des ponts et chaus­sées connaissent les sta­tis­tiques. Dans la mesure des cré­dits dont ils dis­posent, ils mul­ti­plient les ronds-points, déve­loppent le réseau auto­rou­tier, luttent contre le main­tien des obs­tacles fixes au bord des routes. Encore faut-il que des objec­tions » éco­lo­giques » ne leur soient pas oppo­sées, qui oublient de quel prix en vies humaines se paye la prise en compte de telles objec­tions, loin du » prin­cipe de précaution « …

Res­tent les hommes. Et là, il nous faut bien reve­nir sur la triste excep­tion fran­çaise, telle que la tra­duisent les sta­tis­tiques européennes.

Alcool, vitesse, indis­ci­pline : les élé­ments de cette » excep­tion fran­çaise » sont connus. Ne sommes-nous pas trop intel­li­gents pour res­pec­ter lit­té­ra­le­ment la loi ? Ne se trouve-t-il pas, dans les kiosques, des publi­ca­tions pério­diques qui consacrent de longues pages à la cri­tique de nos règle­ments de cir­cu­la­tion et à la façon de les tour­ner, voire de les vio­ler impu­né­ment ? Et le mépris de ces règle­ments, consta­té quo­ti­dien­ne­ment dans les détails, sou­vent exas­pé­rants, de la cir­cu­la­tion urbaine, ne nous incite-t-il pas à géné­ra­li­ser par notre com­por­te­ment ce refus de toute orga­ni­sa­tion de la circulation ?

Il est, me semble-t-il, temps de mettre un terme à un désordre qu’au­cune pré­oc­cu­pa­tion élec­to­rale ne sau­rait excu­ser. La loi est bonne ou mau­vaise, mais elle est la loi. Que ceux qui ne la goûtent pas militent pour sa réforme : c’est leur droit. Mais qu’en atten­dant ils l’ap­pliquent, de gré ou de force : c’est là leur devoir, sans lequel il n’y a pas de vie en socié­té pos­sible, et c’est le devoir de l’É­tat de le leur imposer.

Liberté, mais civisme !

Dans les pre­mières lignes de ce texte, j’ai par­lé du lien qua­si orga­nique entre auto­mo­bile et liber­té. C’est là un des élé­ments de la fier­té de tous ceux qui œuvrent dans cette mer­veilleuse indus­trie ; je l’ai pro­fon­dé­ment res­sen­ti moi-même lorsque j’ai été appe­lé à diri­ger Renault à la suite du drame que l’on sait.

Victimes de la route selon les différents pays européensDois-je avouer que, avec l’âge et le recul que me donnent les huit années pas­sées loin de cette indus­trie, j’en viens à m’in­ter­ro­ger sur la qua­li­té de cette liber­té-là ? Notre vie sociale va se dété­rio­rant, l’ir­res­pect et le mépris de l’autre deviennent la règle, et nous voyons dis­pa­raître pro­gres­si­ve­ment ces élé­ments essen­tiels du com­por­te­ment envers les autres, envers notre État démo­cra­tique, envers ses lois comme envers ses règles non écrites, qui consti­tuent ce que je vou­drais pou­voir appe­ler encore sans crainte du ridi­cule » le civisme « . Et je me demande avec inquié­tude si l’au­to­mo­bile, ce mer­veilleux outil de bon­heur et de liber­té, ne nous encou­rage pas, par l’i­so­le­ment dans lequel elle confine son conduc­teur et par la puis­sance qu’elle lui confère, allant même jus­qu’à un véri­table per­mis de tuer – que l’on consi­dère seule­ment les peines déri­soires, au regard des mal­heurs qu’elles sanc­tionnent, qui frappent les conduc­teurs cou­pables d’ho­mi­cides par impru­dence ! – à oublier que, en même temps que des hommes libres, nous devons être aus­si des citoyens.

L’automobile citoyenne

Tel est le sous-titre du docu­ment du CCFA cité plus haut. Citoyenne pour nos ingé­nieurs, ceux des routes comme ceux des voi­tures – c’est déjà le cas -, que l’au­to­mo­bile soit aus­si, chers cama­rades et chers lec­teurs, citoyenne par et pour cha­cun d’entre nous !

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