Au-delà du périphérique

Dossier : L'exclusion sociale, un défiMagazine N°538 Octobre 1998
Par Bertrand TAVERNIER

Le 12 février, je reçois, comme tous les signa­taires d’un appel à la déso­béis­sance civique, une lettre d’É­ric Raoult m’in­vi­tant à pas­ser un mois dans une cité, en l’oc­cur­rence celle des Grands Pêchers à Montreuil.

Quelques jours plus tard, je suis contac­té par cer­tains habi­tants des Grands Pêchers qui m’in­vitent à les ren­con­trer dans la cité. Je me retrouve face à plus de 250 per­sonnes cho­quées, bles­sées, offen­sées par la lettre du Ministre. Et c’est là qu’est née l’i­dée d’un film qui leur per­mette de répondre, de par­ler de leurs pro­blèmes, de leurs luttes, de leur vie… de leur colère.

Par­ti dans la cité avec mon fils Nils, nous y sommes res­tés, non pas un mois, mais près de trois, avec des moments d’ab­sence. À plu­sieurs reprises, sur­tout au début, nous nous y sommes ren­dus sans camé­ra, pour apprendre à connaître les gens, leur par­ler, mon­trer que l’on ne venait pas les pié­ger, ni les regar­der comme des ani­maux dans un zoo.

Nous n’a­vons jamais caché la camé­ra. Il nous est même arri­vé, par­fois, de la confier à des habi­tants de la cité, sou­vent des jeunes, et de les lais­ser poser des ques­tions à notre place.

Ces « témoins » n’ont élu­dé aucun pro­blème. Ils m’en ont même fait décou­vrir cer­tains, dont je n’a­vais pas conscience, dont vous n’a­vez pas conscience… Des pro­blèmes graves, comme le « tout élec­trique », ou cru­ciaux, comme le local pour les jeunes, reven­di­ca­tion récur­rente dans les cités ; des pro­blèmes poli­tiques, comme la fer­me­ture de classes d’é­cole, ou l’a­ban­don du finan­ce­ment du loge­ment social…

Il y a toutes ces images, tous ces faits qui me serrent le cœur : quand on réa­lise durant « L’Aide aux devoirs », que sans les efforts de cette asso­cia­tion, aucun des enfants qui jouent dans ce local en béton n’au­raient jamais pu apprendre leur leçon, faire un puzzle, ou se livrer à un jeu de socié­té, faute de place chez eux.

Au début, avec mon fils, nous avan­çons dou­ce­ment. Cer­tains habi­tants nous accueillent très favo­ra­ble­ment, d’autres sont plus réser­vés, voire hos­tiles. Mais peu à peu, les bar­rières tombent, les portes s’ouvrent et l’on peut abor­der très libre­ment les sujets de pré­oc­cu­pa­tion et de dis­corde : l’in­sé­cu­ri­té, le van­da­lisme, la délin­quance et les rap­ports dif­fi­ciles avec les « Schmidt », sur­nom don­né aux poli­ciers dans la cité. Ces rap­ports heur­tés, dif­fi­ciles, gan­grènent la vie quo­ti­dienne des Grands Pêchers. Et aus­si les sujets évo­qués par Éric Raoult dans sa lettre et qui sont cen­sés « favo­ri­ser l’in­té­gra­tion », comme l’é­cole, le loge­ment et le tra­vail. Très vite, on dépasse la lettre et les pro­pos du Ministre. Des per­son­nages appa­raissent, comme Mon­sieur Ollivier.

Quelques balcons d'immeubles à MontreuilHeu­reu­se­ment, au-delà de ces conflits, de ces bru­ta­li­tés et des res­pon­sa­bi­li­tés res­pec­tives, on trouve aus­si des rai­sons d’es­pé­rer quand on voit le com­bat mené par des ani­ma­teurs comme Bou­ga­ry San­ga­ré, dit « Bou­ba », ou Sia­ka Dou­cou­ré, et par des asso­cia­tions comme « L’A­mi­cale des loca­taires », « L’Aide aux devoirs » ou « Exca­li­bur » ; quand on mesure tout le tra­jet et le com­bat des femmes comme Maha­ti Fofa­na, qui parle si ouver­te­ment du divorce, de la poly­ga­mie et de la contraception.

Fil­mer ces enfants assem­blant leur puzzle, écou­ter Cédric me par­ler de ces appar­te­ments où l’on plie et déplie sans relâche pour faire de la place, par­ti­cipe du même sen­ti­ment et de la même révolte. Un sen­ti­ment qu’ont dû éprou­ver, à leur époque, Louis Lumière et ses opérateurs.

Il y a, bien sûr, tous les pro­blèmes avec la police : en trois mois, nous avons fil­mé de quoi faire trois longs métrages, tant ce sujet écorche cer­taines vies et sen­si­bi­li­tés, celles des jeunes, notamment.

Nous mar­chions sur des œufs, et Nils et moi avons tout fait pour res­pec­ter les dif­fé­rents pro­ta­go­nistes. Nous avons écou­té aus­si atten­ti­ve­ment le dis­cours répu­bli­cain du com­mis­saire de police, l’é­mo­tion d’un jeune appe­lé qui craque dans un com­mis­sa­riat, que les pro­pos répres­sifs de quelques poli­ciers, ou les témoi­gnages de bru­ta­li­té, de har­cè­le­ment et de racisme de la part de cer­tains membres de la police, pro­pos que nous ont four­nis à satié­té les jeunes de la cité.

Nous n’a­vons rien élu­dé, pour ain­si mon­trer qu’on ne peut pas réduire la vie de la cité à ces rap­ports de police et de délin­quance. Que dans une cité, comme les Grands Pêchers, il y a éga­le­ment un tis­su de soli­da­ri­té, d’en­traide, de lutte et de revendication :

  • des enfants qui mettent des pièces dans une sou­coupe pour aider leurs parents,
  • une de ces femmes maliennes, qui consti­tuent l’es­poir de l’A­frique, et qui prend des posi­tions extrê­me­ment cou­ra­geuses, en plai­dant pour la contra­cep­tion et la liber­té de divorce,
  • des gens qui se battent pour pré­ser­ver leur espoir,
  • un jeune, autre­fois délin­quant, et deve­nu souf­fleur de verre,
  • des hommes à qui on a envie d’of­frir une minute de vie.


Pour moi, ces décou­vertes jus­ti­fient ces mois de tra­vail ; elles m’ont fait chaud au cœur et m’ont don­né de nou­velles rai­sons de conti­nuer à vivre.

L’ar­ticle de Ber­trand Taver­nier fait par­tie du dos­sier de presse qu’il avait pré­sen­té, avec son fils Nils, pour la sor­tie de son film De l’autre côté du périph et qu’il nous a auto­ri­sés à uti­li­ser. Le film est dis­po­nible sur cas­sette vidéo à : Lit­tle Bear, 7–9, rue Arthur-Grous­sier, 75010 Paris.

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