Artistes inspirés ou artisans appliqués

Dossier : Arts, Lettres et SciencesMagazine N°675 Mai 2012Rédacteur : Jean SALMONA (56)

Il est ten­tant de dis­tin­guer celui qu’une force irré­pres­sible pousse à créer sans sou­ci de trou­ver un public, comme Rim­baud, Van Gogh ou Monk, de celui dont le but pre­mier est de par­ve­nir à vendre le pro­duit de son tra­vail, comme Monet, Bal­zac ou Elling­ton. Mais y a‑t-il une réelle oppo­si­tion entre les œuvres « spon­ta­nées » et les œuvres dites ali­men­taires ? À l’écoute, peut-on faire la dif­fé­rence entre un inter­prète habi­té par ce qu’il joue et un autre dont le jeu est dic­té par le sou­ci de séduire le public ? Une œuvre de com­mande est-elle moins sin­cère qu’une pièce com­po­sée pour soi-même ?

Bach

Coffret des cantates de BachPour Bach, cette dis­tinc­tion est vaine, comme le montre un enre­gis­tre­ment récent de l’ensemble Le Ban­quet céleste diri­gé par le contre-ténor Damien Guillon : deux très belles can­tates avec voix d’alto solo, Geist und Seele wird ver­wir­ret et Ver­gnügte ruh, beliebte See­len­lust, com­po­si­tions heb­do­ma­daires aux­quelles Bach était tenu par son contrat de maître de cha­pelle de Leip­zig ; la monu­men­tale Fan­tai­sie et fugue pour orgue en sol mineur, écrite sans doute en mémoire de sa femme Maria Bar­ba­ra, et la trans­crip­tion pour orgue de la Sonate en trio n° 3, avec Maude Grat­ton à l’orgue de l’église réfor­mée du Bou­clier à Stras­bourg1. Aucune dif­fé­rence de niveau, est-il besoin de le dire, entre ces quatre œuvres – mais peut-on par­ler de niveau pour Bach ?

Coffret des Variations GoldbergLes Varia­tions Gold­berg sont l’exemple même de l’œuvre de com­mande – pour meu­bler, dit-on, les insom­nies du comte de Kai­ser­ling – qui est en même temps un chef‑d’œuvre intem­po­rel. Le cla­ve­ci­niste fran­çais Fré­dé­rick Haas les a enre­gis­trées sur un cla­ve­cin Hemsch de 1751 pour l’ambitieuse col­lec­tion La Dolce Vol­ta2, qui veut faire du CD un objet de luxe, démarche cou­ra­geuse pour renou­ve­ler et sau­ver l’édition pho­no­gra­phique mena­cée par les télé­char­ge­ments et le pira­tage. Com­pa­rée aux ver­sions de réfé­rence jouées au pia­no par Glenn Gould et Mur­ray Per­ahia, cette inter­pré­ta­tion sur un cla­ve­cin d’époque se situe sur un autre registre, si l’on peut dire, moins abs­traite, plus fra­gile, plus humaine.

Exceptions

John Cage aurait eu cent ans cette année. Schœn­berg, dont il fut l’élève, ne le consi­dé­rait pas comme un com­po­si­teur, mais comme un « inven­teur de génie ». Cédric Pes­cia vient d’enregistrer l’intégrale des Sonates et Inter­ludes pour pia­no pré­pa­ré3, pièces qui méritent la décou­verte pour ceux qui ne sont pas fami­liers de la musique de cet arti­san minu­tieux et pro­fon­dé­ment ori­gi­nal, qui occupe une place à part dans la musique du XXe siècle. Il s’agit de pièces très courtes (de deux à quatre minutes en géné­ral), qui mettent à pro­fit les timbres mul­tiples que l’on peut extraire des cordes du pia­no en le pré­pa­rant. Le résul­tat est une musique au pou­voir apai­sant et presque hyp­no­tique, sem­blable, d’une cer­taine manière, aux musiques tra­di­tion­nelles tibé­taines ou bali­naises. Avec l’album Va et reviens, notre cama­rade pia­niste Fran­çois de Lar­rard (78) a enre­gis­tré le troi­sième et der­nier opus de son quin­tette de jazz contem­po­rain Rose Vocat4. Les afi­cio­na­dos du jazz, les fami­liers des concerts Jazz X connaissent bien le jeu aérien et rigou­reux de notre cama­rade (qui touche éga­le­ment du cla­ve­cin et joue aus­si bien Cou­pe­rin). Ce der­nier disque, qui ras­semble des com­po­si­tions de Fran­çois de Lar­rard et de son trom­pet­tiste Evans Gou­no, a les mêmes carac­té­ris­tiques que les pré­cé­dents : arran­ge­ments rigou­reux, rythmes com­plexes, struc­tures modales, un jazz sans conces­sion, presque aus­tère, plus proche de Bartók que des Jazz Mes­sen­gers, et qui sur­tout est par­fai­te­ment ori­gi­nal, même s’il avoue quelques emprunts à Monk.

Enfin un inter­prète qui ne se prend pas au sérieux et qui nous donne une petite mer­veille de musique pure, sans ambi­tion autre que de réjouir l’âme : sous le titre Bana­li­tés, le ténor Tho­mas Blon­delle, accom­pa­gné au pia­no par Daniel Blu­men­thal, a enre­gis­tré trente et une chan­sons de Pou­lenc, Satie, Ravel, Ros­si­ni, Brahms, Mah­ler et bien d’autres, en pas­sant par Richard Strauss, Copland, Berio5, sans oublier l’inoubliable Cathy Ber­be­rian et son Strip­so­dy, hila­rante plai­san­te­rie musi­cale. Des pièces exquises et jubi­la­toires, sur des textes qui se veulent banals : Hôtel, Sur l’herbe, Lob des hohen Vers­tandes, Schlechtes Wet­ter, The Lady who Loved a Pig, Red Roses and Red Noses, Amor mari­na­to, etc.

Au fond, si l’on excepte quelques rares moments d’exaltation ou de gra­vi­té, que nous soyons artistes ou arti­sans, nos vies elles-mêmes ne sont-elles pas tis­sées de ces bana­li­tés que nous pou­vons, pour peu que nous ayons la grâce, subli­mer en autant de petits bonheurs ?

1. 1 CD ZIG ZAG.
2. 1 CD DOLCE VOLTA.
3. 1 CD AEON.
4. 1 CD rosevocat@free.fr.
5. 1 CD FUGA LIBERA.

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